« Dans ce que Foucault appelait les sociétés disciplinaires, le contrôle social ne passait pas par la culture mais par le contrôle de la production des ouvriers dans les usines, celui de l’action des militaires, ou encore la surveillance des détenus dans les prisons. Ce mode de contrôle, dominant entre les XVIIe et XIXe siècle, concerne la société qui produit, agit et veille au respect de l’ordre tout à fait indépendamment des acteurs de ce que j’appelle "l’otium", c’est-à-dire des clercs, des juristes, des artistes, des prêtres et plus largement tous ces gens qui naviguent dans le monde de l’esprit et canalisent de la libido pour les princes, les pouvoirs politiques ou l’Eglise. Il y a alors d’un côté "le negotium", c’est-à-dire l’action et la production, et de l’autre "l’otium" et son temps absolument libre pour la culture de soi. Un soi tourné vers ce qui l’excède, et que j’appelle les consistances, les choses qui n’existent pas mais qui consistent dans ce qui existe et confèrent leurs sens aux existences. En intégrant peu à peu "l’otium" au "negotium", le XXe siècle va opérer une véritable révolution. D’une part, comme je l’ai déjà souligné, on va instancier non plus le producteur, mais le consommateur, en intégrant production et consommation dans un vaste système qui n’arrive à maturité qu’à la toute fin du siècle dernier avec ce que l’on a appelé -et qui nécessiterait de nombreux commentaires- la "nouvelle économie". D’autre part, la séparation du monde de l’esprit et du monde de la production est éliminée - techniquement éliminée, économiquement éliminée, politiquement éliminée. Cette intégration de "l’otium" dans "le negotium" est quelque chose de colossal : trois cent mille ans d’humanité depuis Néanderthal coupaient jusqu’alors ces deux dimensions de la vie. Subitement, principalement à la fin du XXe siècle, elles fusionnent, ou, pour être plus précis, l’une, "l’otium" (le monde de l’esprit), est totalement absorbée dans l’autre, "le negotium" (le monde de la production). C’est absolument nouveau. »
Bernard STIEGLER : Culture contrôle, entretien in Chronic’art Mag n° 18, 30/03/05
C’est la deuxième fois que nous publions une citation de Bernard Stiegler en note de salière (première).
Il faut souligner l’importance de la réflexion de fond menée par Bernard Stiegler sur les enjeux de la culture dans ce qu’il nomme "le nouvel âge de l’esprit". A bien des égards, j’y reconnais des affinités avec le projet de transactiv.exe qui s’emploie par l’exemple, à interroger la teneur et les mécanismes de formation de ces "consistances", et qui participe très modestement, à la mesure de ses rares publications, mais de façon que nous espérons effective (grâce au choix de la Licence Art Libre notamment), à suggérer que chacun peut se donner les moyens d’agir dans cette "guerre de captation de la libido" si bien pointée par Bernard Stiegler.
En complément de ces petites citations, on signalera surtout le site du groupe de recherche Ars Industrialis fondé au printemps 2005 par Georges Collins, Marc Crépon, Catherine Perret, Bernard Stiegler et Caroline Stiegler. De nombreux articles sont accessibles sur ce site, notamment les présentations du séminaire Trouver de nouvelles armes - Pour une polémologie de l’esprit qui se déroule depuis le moins d’octobre au Collège international de philosophie.
Aujourd’hui, c’est Netlex qui me rappelait au projet plusieurs fois repoussé de publier cette citation sur la consistance, avec son billet intitulé : Le blog comme Hypomnêmata, qui pointe sur plusieurs ressources intéressantes, dont un entretien avec Bernard Stiegler publié sur le site Automates Intelligents.
Lors du premier séminaire au Collège International de Philosophie, le 5 octobre, l’hypomnémata [1] était présenté comme une donnée centrale dans la réflexion menée par l’équipe d’Ars Industrialis [2], une donnée qu’il serait certainement intérssant de penser en relation avec la question des rapports entre action, récit et histoire telle qu’elle se pose chez Hannah Arendt [3] et à sa suite, chez Paul Ricoeur et Michel de Certeau [4].
[1] Thesorus, audiolib, agglo :
« hypomnemata >Hypomnemata est un très ancien mot grec, commenté par Michel Foucault dans le texte "L’écriture de soi", qui désigne les supports de mémoire artificielle. Ils sont, en quelque sorte, remis au goût du jour, avec l’énorme développement des moyens multimédia et Web de stockage, manipulation et publication d’information. »
[2] Voir aussi la présentation de la seconde séance par Bernard Stiegler : Séance du 19 octobre 2005, de 19 heures à 21 heures, La question de l’esprit posée depuis celles du désir, des pulsions et de la sexualité :
« Cette nouvelle civilisation industrielle devrait d’autant plus prendre soin de la « valeur esprit » que le capitalisme est en effet devenu « cognitif », c’est à dire qu’il a fait du savoir le principe premier de son développement – comme Marx l’avait déjà anticipé– , mais, le savoir étant de l’énergie libidinale sublimée, il détruit aussi ce savoir, dans la mesure où il détruit l’énergie libidinale en général et les processus de sublimation en particulier.
Or, prendre soin de la valeur esprit, c’est prendre soin du désir en tant qu’énergie de la transindividuation comme passage du psychique au collectif, comme conjonction de l’individuation psychique et de l’individuation collective, et par l’intermédiaire de l’individuation technique. Dans le contexte où la technique est devenue technologie industrielle, cela signifie que prendre soin de la valeur esprit, c’est concevoir une économie politique et industrielle de cet esprit.
La désindividuation, comme désubjectivation affectant les formes sociales aussi bien que le sujet psychique, engendre mécréance et discrédit, démotivation et irrationalité. Or, selon l’analyse par laquelle je soutiens que l’existence se distingue de la subsistance par la capacité qu’elle a de se projeter sur le plan des consistances, et compte tenu de ce que le plan de ces consistances est ce qui doit être cultivé par des pratiques, c’est à dire par la mise en œuvre de techniques spécifiques, les techniques de mémoires, comme hypomnémata, et qui ne se réduisent pas, ces pratiques, à de simples usages, je pose qu’une nouvelle société industrielle doit être pensée, selon un autre modèle industriel, et qui repose sur une socialisation des technologies issues de la grammatisation, et qui font partie de ce que j’appelle les hypomnémata.
Mécréance et discrédit 1 s’est conclu sur l’hypothèse suivante : il n’y aura un avenir de la société industrielle que dans la mesure où celle-ci saura cultiver à nouveau un otium du peuple.
Si la question de la libido dans l’économie industrielle capitaliste n’a pas été totalement ignorée, comme question de ce qui aura été caractéristique de l’économie libidinale capitaliste, elle n’a pas encore été pensée comme elle devait l’être, à savoir comme pure et simple destruction de la libido, et avec elle, de tous motifs, c’est à dire du surmoi, et comme libération et déchaînement des forces pulsionnelles, et non seulement des « forces impersonnelles de la technique ».
Le fait c’est la désublimation. Et la question, c’est ce que le processus d’individuation psychique et collective – où le et, à la fois conjonctif et disjonctif, constitue, je le crois, l’esprit même, et comme pouvoir de transindividuation constitutif d’un nous – suppose de sublimation. »
[3] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Traduction Georges Fradier, Edition Calmann-Lévy, Agora, pp. 250-70 :
« Ce qui est fâcheux, c’est que, quels que soient le caractère et le contenu de l’histoire qui suit, qu’elle soit jouée dans la vie publique ou dans le privé, qu’elle comporte un petit nombre ou un grand nombre d’acteurs, le sens ne s’en révélera pleinement que lorsqu’elle s’achèvera. Par opposition à la fabrication dans laquelle la lumière permettant de juger le produit fini vient de l’image, du modèle perçu d’avance par l’artisan, la lumière qui éclaire les processus de l’action, et par conséquent tous les processus historiques, n’apparaît qu’à la fin, bien souvent lorsque tous les participants sont morts. L’action ne se révèle pleinement qu’au conteur, à l’historien qui regarde en arrière et sans aucun doute connaît le fond du problème mieux que les participants. Tous les récits écrits par les acteurs eux-mêmes, bien qu’en de rares cas ils puissent exposer de façon très digne de foi des intentions, des buts, des motifs, ne sont aux mains de l’historien que d’utiles documents et n’atteignent jamais à la signification ni à la véracité du récit de l’historien...ce n’est pas l’acteur, c’est le narrateur qui voit et qui "fait" l’histoire.(pp. 250, 251)
La solution des Grecs :
... La polis proprement dite n’est pas la cité en sa localisation physique c’est l’organisation du peuple qui vient de ce que l’on agit et parle ensemble, et son espace véritable s’étend entre les hommes qui vivent ensemble dans ce but, en quelque lieu qu’ils se trouvent. "Où que vous alliez, vous serez une polis" : cette phrase célèbre n’est pas seulement le mot de passe de la colonisation grecque ; elle exprime la conviction que l’action et la parole créent entre les participants un espace qui peut trouver sa localisation juste presque n’importe quand et n’importe où. C’est l’espace du paraître au sens le plus large : l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition.(p. 258)
...Le sens humain du réel exige que les hommes actualisent le pur donné passif de leur être, non pas afin de le changer, mais afin de l’exprimer et d’appeler à exister pleinement ce qu’il leur faudrait de toute manière supporter passivement » (pp. 269-70)
[4] François Dosse : Paul Ricoeur, Michel de Certeau et l’Histoire : entre le dire et le faire, Mardi 22 avril 2003, Conférences de l’Ecole des chartes, n°6 :
« Michel de Certeau questionne Ricoeur sur quatre points : la question du discours historique comme production d’un lieu institutionnalisé, situé ; le problème de l’éclipse de l’événement et de sa corrélation avec des registres de nature différents ; les rapports entre récit et processus explicatif ; et l’intentionnalité historique. Michel de Certeau met l’accent sur la multiplicité des récits dans lesquels « le processus explicatif intervient comme érosion, déplacement, modification dans le champ du récit social1. » En accord sur l’importance du récit, la différence de sensibilité est perceptible au plan de l’échelle des récits possibles entre Ricoeur qui insiste sur le retour des grands récits alors que Michel de Certeau se félicite de la multiplication de récits atomisés. »