NDLR : Extrait d’un corpus encore inédit, l’article de Miguel Egaña que nous avons le plaisir de publier ici, est l’occasion de créer une nouvelle rubrique "Analyses", destinée à recueillir des éléments de réflexion qui sous-tendent et interrogent la démarche de transactiv.exe.En s’intéressant au tableau de Courbet, l’Origine du monde, et plus particulièrement à l’événement de son exposition publique au musée d’Orsay à partir de 1995, Miguel Egaña questionne les mobiles et la condition du regardeur : en quoi cette peinture et sa médiation par l’institution muséale vont-elles au devant des attentes supposées du regardeur ? Dans quelle mesure ce dernier est-il aussi l’artisan de ce qui noue son regard ? Partant, le public a-t-il puissance à se constituer en « peuple de regardeurs » ?Pour Transactiv.exe qui mise sur la pluralité des regards en privilégiant le point de vue du sujet de l’expérience esthétique, la hardiesse polémique de l’article de Miguel Egaña est une incitation bienvenue à la réflexion et au débat.
Notre Aphrodite présente, celle qui tend à remplacer la Joconde (moustachue ou rasée) pour le titre de nouvelle icône, c’est ce fragment anatomique, cette Vénus démembrée et partielle connue sous le nom d’Origine du monde et exposée au grand public au Musée d’Orsay.
L’Origine du monde, cette œuvre pornographique réalisée pour un client syphilitique, illustre l’éclatante revanche posthume du peintre bête ; ce testament qu’il nous a légué pouvant être considéré, selon les critères baudelairiens et duchampiens, comme un pur concentré de bêtise :
a) ce tableau représente un sexe féminin, un con ; le même mot en français vulgaire désigne les organes génitaux de la femme, et un individu auquel on attribue par ce qualificatif un manque cruel d’intelligence. Etre con c’est donc, par transfert métaphorique, être comme un sexe féminin, comme cette partie, basse et cachée du corps, qui ne pense pas. On notera que l’usage linguistique actuel, contrairement à celui du marquis de Sade, chez lequel on le décline sous toutes ses formes (on montre et souvent on cache le con [1], on enconne et on déconne sans trêve), n’a gardé que l’usage figuré du terme, refoulant le transfert misogyne originel (ainsi, à côté des cons, les pauvres d’esprit, on trouve tous ceux qui déconnent, font ou disent des conneries, c’est-à-dire encore et toujours des bêtises)
b) cette œuvre, à la fois réaliste par son traitement et obscène par son sujet, serait un accomplissement de cette bêtise vériste que Baudelaire avait repérée dans la photographie et dont il voyait l’achèvement dans la photographie pornographique, dont elle constituerait en quelque sorte le comble, le stade terminal. L’Origine du monde, cette peinture modélisée par le nouveau médium, est donc bête comme une photo pornographique.
c) Ce sexe mis à nu participe de l’idéologie du dévoilement, elle-même tributaire du fanatisme de la recherche du Vrai. Nietzsche, dans la préface du Gai Savoir, reprenant le lieu commun antiscientiste de Baudelaire, l’associera précisément à la figure du sexe féminin, par le biais de l’analogie traditionnelle nature = femme. Prenant au pied de la lettre cette métaphore (dont Pierre Hadot a montré, à travers la figure d’Isis, la constance dans la pensée occidentale [2]), il aboutit à l’équivalence entre science = déshabillage. Si la science se définit comme une mise à nu de la femme-nature, alors le savant, dans sa recherche du vrai, est un violeur.
La manifestation de la vérité, finalité de la démarche scientifique, n’est qu’une exhibition pornographique, et la science la pire des obscénités : « Nous ne croyons plus que la vérité reste vérité sans ses voiles […] Nous faisons maintenant une question de décence de ne pas vouloir tout voir nu […] On devrait honorer davantage la pudeur que met la nature à se cacher derrière l’énigme et les incertitudes. Peut-être la nature est-elle une femme qui a ses raisons pour ne pas laisser voir ses raisons ? peut-être son nom, pour parler grec, est-il Baubô » [3] !
C’est précisément, au musée d’Orsay, cette Baubô privée de ses derniers voiles (auparavant le tableau avait toujours été dissimulé derrière un rideau ou un premier tableau le masquant), qui est donnée à voir, livrée sans défense à tous les regards.
A ce double dévoilement, le premier opéré par le réalisme pornographique de Courbet (l’art pictural au service du vrai), le second réalisé et renforcé par l’impératif voyeuriste contemporain (l’exigence de Tout montrer), on comparera une autre version, encore une fois académique, du même thème.
Il ne s’agit plus ici de Cabanel, mais d’un de ses collègues tout aussi prestigieux (et férocement antimoderniste), Louis Léon Gérôme.
Dans son fameux tableau, Phryné devant l’aréopage, Gérôme montre l’instant même du dévoilement de la belle Phryné, que nous retrouvons ici une nouvelle fois. La belle maîtresse de Praxitèle, gloire incontestée de la ville d’Athènes, est accusée du même crime social pour lequel on poursuivit déjà Socrate, le crime d’impiété, et passe devant le même tribunal, celui des Héliastes : une cabale menée par certain Euthias lui reproche d’avoir réuni chez elle des bandes de jeunes gens et de s’être fait adorer comme une déesse. A court d’arguments, son défenseur, le célèbre orateur Hypéride, rival de Démosthène et qui avait suivi les cours du divin Platon lui-même, s’empare soudain de la tunique de la belle et, dans un geste théâtral, la dévoile aux yeux de tous.
Phryné, célèbre non pas pour son impudeur, mais au contraire pour le soin qu’elle mettait à cacher ses charmes les plus secrets, apparaît alors dans toute sa splendeur : elle est acquittée. Dans la version de l’académicien Gérôme, c’est bien sûr (comme dans la scène finale de Mademoiselle de Maupin), le corps entier qui se révèle (en fait, Hypéride n’aurait montré que le haut, la poitrine parfaite de l’hétaïre).
Les deux mises en scène, visuelle et idéologique, celle de Courbet qui laisse apparaître, comme reste de voile, une chemise remontée, et celle de Gérôme, qui montre la tunique en train de s’envoler, sont identiques, il y est bien question, à chaque fois, de mise à nu et de vérité.
Mais les deux régimes de vérité sont différents :
Pour Courbet, inféodé au paradigme scientifique du vrai, la mise à nu est exclusive du corps comme totalité (c’est un fragment, un détail),
ce qui est montré est la partie la plus cachée du corps féminin, ce qui veut dire qu’à l’opération de déshabillage (le vêtement ôté) s’ajoute en quelque sorte un deuxième déshabillage, celui auquel on soumet, comme s’il n’était pas encore assez nu, le corps lui-même (le geste d’écartement des jambes étant équivalent aux gestes qui relèvent ou font tomber les vêtements) : le sexe montré, cette muqueuse soudain exhibée, pris dans cette logique maximaliste dénoncée par Nietzsche, fournit alors une définition superlative du nu, un au-delà du nu qui ouvre la voie à la seule nudité qui serait plus radicale encore, celle, chirurgicale, de l’écorché (la peau intégralement enlevée)
cette « vérité » du corps est exclusive de la beauté : L’Origine du monde illustre la disjonction instaurée par les réalistes ou naturalistes, ou la beauté ou le sexe, dichotomie qui sera reprise crûment par Freud : ou les organes génitaux (excitants mais jamais beaux) ou la beauté, laquelle, devenue secondaire et non essentielle, ne fonctionne plus que comme sublimation ou refoulement.
A l’inverse de celui de Courbet, profane, profanateur, comme l’est toute recherche de la littéralité, le dévoilement de Phryné se donne comme une apparition, une révélation, une épiphanie. Toutes les anecdotes, si nombreuses, qui prennent prétexte du corps de la belle courtisane, tournent autour d’un questionnement sur l’ambiguïté de sa nature : femme ou déesse ? et prennent pour support la relation de son corps à la visibilité : montré ou caché, nu ou habillé ?
Ainsi, Phryné est-elle à la fois la plus célèbre des hétaïres, la reine des prostituées, mais aussi l’Aphrodite de Cnide, celle de Cos, la statue de bronze offerte aux regards des fidèles dans le temple de Delphes, ou celle de marbre à Thespis ; elle est à la fois celle qui se dissimule dans les rues sous ses étoffes et se cache aux yeux du plus grand nombre dans sa riche demeure, et la même qui, entièrement nue, sortant de la mer, rejoue la scène d’Aphrodite anadyomène, lors des grandes fêtes d’Eleusis.
Sa mise à nu comme manifestation de la vérité est purement performative : c’est bien sa beauté, assimilée à celle de son corps comme totalité harmonieuse (et non la crudité de son sexe) qui, parlant à la place de la parole humaine, réduite à l’impuissance, devient la prosopopée de sa divinité, double bind prouvant à la fois la vérité de l’accusation : elle se prend bien pour une déesse, et l’inanité des poursuites : on ne touche pas à une divinité (elle est une déesse) ; elle est coupable donc on l’acquitte.
Le tableau de Gérôme, une des dernières grandes machines académiques [4], est à la fois exemplaire et pathétique, car ce qu’il montre, cette alliance de la vérité et de la beauté synthétisée par le corps féminin, et qui vaut là aussi comme preuve, serait une des dernières mises en scène de la vérité de l’académisme lui-même, qui ne vit que dans l’attente du retour de la théophanie esthétique originelle. Divinité désormais réduite à un public de vieillards (celui qui figure le jury grec), l’allégorie vénérienne de l’Académie ne s’exhibe plus ici que comme déesse déchue, chose du passé.
d) le triomphe posthume de Courbet, c’est bien sûr le triomphe démocratique de son public, ou plutôt de leur indéfectible alliance. La bêtise de l’artiste réaliste, qui n’était que l’anticipation démagogique d’un peuple perverti par son amour d’esclave pour le vrai, cette affection que Baudelaire appelait « la maladie des imbéciles » [5], a enfin (re)trouvé son destinataire.
L’arrivée de l’œuvre emblématique, jusque-là dissimulée dans un circuit privé et élitiste, dans le grand musée national du 19ème siècle, marque le triomphe de la démocratie en art, de l’art démocratique. Grâce au musée, institution née du grand tournant révolutionnaire et qui ne pourra jamais dissimuler ses origines, s’opère cette fusion, cette réconciliation, rêvée par toutes les avant-gardes modernistes, entre le public, cette pure instance formelle de la communication artistique, et le peuple, cette entité mythique, ce destinataire idéal, eschatologiquement promis.
Communiant dans le même bain de bêtise, l’œuvre la plus bête a trouvé enfin son destinataire de toujours, son commanditaire idéal, un peuple de regardeurs.
[1] Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, éditions du Seuil, 1971.
[2] Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Paris, Gallimard, 2003.
[3] Nietzsche, le Gai savoir, traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1950, p.15.
[4] En dépit de sa petite taille, mais son aura fut multipliée (et là aussi prouvée) par les multiples reproductions (comme en témoignait la récente exposition Praxitèle au Louvre).
[5] Charles Baudelaire, Ecrits sur l’art, Editions Gallimard et Librairie générale française, p. 23.
Cher Miguel,
Merci d’avoir levé pour nous un coin de voile sur un ouvrage qui au vu du présent échantillon, laisse présager de bien stimulantes lectures. Le moins que l’on puisse dire c’est que tu n’y vas pas par quatre chemins. La prompte détermination du raisonnement et le langage sans fard que tu utilises pour déplorer un régime de vérité réaliste trop pressé d’atteindre son objet pour se soucier des belles manières qui faisaient jadis la vérité idéale, sonnent comme un démenti dont le lecteur appréciera sûrement l’ironie.
Je suis impardonnable d’avoir tant tardé à réagir à ton article. Mais comment ne pas en être terrorisée ? Me sachant regardeur parmi d’autres, je me sens également visée. Comment me dépêtrer de l’implacable raisonnement qui m’assigne à une irrémédiable bêtise ? Le peuple, du latin populus, désignait l’ensemble des citoyens qui dans la démocratie romaine avaient le pouvoir de voter. Mais ce qui se profile ici a plutôt les allures d’un troupeau et l’opération se solde par une prise d’otage. Le pouvoir que Duchamp reconnaissait au regardeur, le pouvoir de découvrir un « coefficient d’art » méconnu, le pouvoir de faire sens avec ce qu’il perçoit et le pouvoir de décider de la postérité des œuvres, ce pouvoir croule sous la masse médiatique et démographique, il est balayé par une force entropique que tu brosses aux couleurs d’une idéologie de la bêtise scientiste dans laquelle nous serions condamnés à barboter après avoir définitivement coulé le navire de la Beauté avec ses voiles. Les médias qui nous abreuvent de vérités statistiques confirment plus souvent qu’on ne le voudrait ce triste constat. De la dernière édition du livre de Thierry Savatier sur l’Origine du monde, ils rapportent que la carte postale du tableau est la deuxième vente de la carterie du musée d’Orsay, ce qui en effet, réduit la peinture à sa probable origine photographique. Plus récemment, le succès des écorchés de Gunther von Hagens qui défraye encore une fois la chronique et dont Netlex récapitule l’affaire, démontre à quel point « l’impératif du voyeurisme contemporain » dont tu parles se sert de l’alibi de la science. Aussi, j’ai bien peur que par quelque vicieux retour de bâton, la moindre tentative d’argumentation pour m’extraire de l’insoutenable réalisme de cette vision, ne m’enfonce d’avantage dans le pétrin de la bêtise.
Et pourtant, malgré l’évidence statistique, je ne peux me résigner à penser les regardeurs comme un troupeau uniforme, pour la bonne raison que je me reconnais parmi eux. Cette auto-reconnaissance suffit à me singulariser, quoi qu’il en soit des petites ou grandes différences qui me distinguent des autres regardeurs. Et j’en déduis qu’il en va de même pour chaque autre regardeur.
Panopticon
Pour l’esprit supérieur qui plane au dessus de la mêlée en s’attribuant la voix de l’universalité ou en se prévalant de l’expertise d’une objectivité durkhiemienne, le public est un magma quantifiable distribué autour de quelques objets ou catégories, et dont on peut analyser le comportement pour lui dicter en retour sa vérité. Le fait que les outils d’analyse s’affinent jusqu’au profilage individuel en intégrant l’idée que des comportements similaires (par exemple acheter une carte postale de l’Origine du monde) puissent avoir des motivations aussi variées qu’il y a d’individus, ne change rien à la violence de l’injonction identitaire, bien au contraire. C’est le fait de s’en remettre à cette extériorité unilatérale, aussi pénétrante soit-elle, qui est terrifiant.
Dans L’Art comme fait social total, Dominique Chateau s’appuie sur Claude Lévi-Strauss, pour souligner que le point de vue objectif perd sa validité s’il n’est pas soutenu par un point de vue subjectif :
« Comme le dit Lévi-Strauss, « la seule garantie que nous puissions avoir qu’un fait total corresponde à la réalité, au lieu d’être l’accumulation arbitraire de détails plus ou moins véridiques, est qu’il soit saisissable dans une expérience concrète : d’abord, d’une société localisée dans l’espace ou le temps(...) ; mais aussi d’un individu quelconque de l’une quelconque de ces sociétés ». Loin d’être des points de vue contradictoires, obéissant à des principes de pertinence inconciliables, l’approche objective qui saisit les déterminations sociales et l’approche subjective qui mesure les prédispositions individuelles à agir suivant ces déterminations, sont deux voies de la connaissance des phénomènes humains qui se justifient mutuellement. Il n’y aurait aucune raison pour qu’un individu vive intensément l’art, si la société n’offrait pas virtuellement la possibilité d’une telle attitude ; il n’y aurait aucune chance que pareille attitude existe ou continue d’exister dans la société, si nul individu n’était susceptible d’en éprouver intimement et positivement les modes, les formes et le bénéfice de s’y plier. »
(Dominique Chateau, L’Art comme fait social total, l’Harmattan, 1998, pp. 90-91)
Reconnaître l’importance d’une approche concrète, empirique et subjective de l’art, est certes une nécessité. Cependant, il ne suffit pas de le dire en théorie, encore faut-il que les sujets parlent ! Que les sujets parlent pour donner du grain à moudre aux experts afin d’être à nouveau parlés par eux ? Et pourquoi pas, du moment que ces visions expertes sont reversées dans le jeu inter-subjectif par lequel le sujet enrichit et spécifie sa propre expérience. C’est ce jeu là qui intéresse Transactiv.exe.
Aujourd’hui, avec la vision google-earth, nous sommes tous des demi-dieux, des satellites virtuels gravitant autour d’un habitat abandonné aux corps qui grouillent en bas comme de la vermine tandis que les esprits planent dans une fusionnelle noosphère en s’enivrant de visions panoptiques. De là haut, chacun peut pointer sur son petit pré carré et situer son nombril au centre du monde dans un ultime sursaut de vanité. Au plus fort grossissement, je vois le toit de ma maison, le jardin enchâssé dans les lots voisins, et je reconnais même ma voiture garée dans la rue. Je regarde cela avec une pointe de nostalgie, comme si je m’étais absentée depuis longtemps. En tendant la main vers la tasse de thé qui est posée sur le coin du bureau, je détourne un instant les yeux de l’écran, et en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « téléphone maison » me voici de retour sous mon toit, assise sur mon derrière. Je vais à la fenêtre, le jardin est toujours là et j’entends un avion qui passe au loin. L’odeur du barbecue chez le voisin me rend d’humeur sociable ; si j’allais lui dire un petit bonjour ? Ici, j’accède à un pan de réalité certes moins global, mais il m’entoure de toutes parts et je peux l’explorer de près, connaître ce qui m’affecte et agir parfois dessus.
« La honte rompt le coup de l’Obscénité »
Le mois dernier, Milad Doueihi annonçait sur son blog une conférence qu’il donnera le 18 mai à l’université d’Oxford à propos de l’Éclaircissement sur les Obscenitez de Pierre Bayle (1647-1706). Il s’agit d’un élément du Dictionnaire historique et critique de 1696 dans lequel Bayle discute de la manière dont il convient de relater les choses obscènes tout en préservant la vertu du lecteur. Et c’est très intéressant de profiter de cet Éclaircissement en lisant La revanche de Courbet car au premier abord, ton texte paraît en accord avec la recommandation de Bayle qui autorise l’obscénité dans la parole pour mieux en soulager l’imagination de l’auditeur. Alors j’ai peut-être eu tort de parler tout à l’heure d’ironie. Je ne sais pas, l’ironie est une disposition tellement réversible ! Parce qu’à y regarder de plus près, ton propos s’écarte de celui de Bayle. Contrairement à la communion que tu établis entre le regardeur et l’objet de son regard par une sorte d’immanence qui les englue dans la même atmosphère idéologique, Bayle envisage cette relation de façon dialectique :
« J’ai lu quelque part, ce me semble, que la pruderie a été poussée jusques au point qu’on ne disait pas "j’ai mangé des confitures, mais des fitures". On retrancherait par ce moyen plus de la moitié des mots du Dictionnaire de l’Académie, après quoi les autres ne serviraient plus de rien, car il manqueraient de liaison, et ainsi l’on serait réduit à ne s’expliquer que par des signes, ce qui ferait des Obscénités encore plus scandaleuses et plus dangereuses que celles qui n’entrent que par les oreilles. » (4:652)
« Joignez à cela que quand on ne marque qu’à demi une obscénité, mais de telle sorte que le supplément n’est pas malaisé à faire, ceux à qui l’on parle achèvent eux-mêmes le portrait qui salit l’imagination. Ils ont donc plus de part à la production de cette image, que si l’on se fût expliqué plus rondement. Ils n’auraient été en ce dernier cas qu’un sujet passif, et par conséquent la rception de l’image obscène eût été très innocente ; mais dans l’autre cas il en sont l’un des principes actifs : ils ne sont donc pas si innocents, et ils ont bien plus à craindre les suites contagieuses de cet objet qui est en partie leur ouvrage. Ainsi ces prétendus ménagements de la pudeur font en effet un piège plus dangereux. Ils engagent à méditer sur une matière sale, afin de trouver le supplément de ce qui n’a pas été exprimé par des paroles précises. Est-ce une méditation qu’il faille imposer ? Ne vaut-il pas bien mieux faire en sorte que personne ne s’y arrête ?
[-]
Il n’y a point de père qui n’aimât mieux que ses filles fussent obligées de rougir de quelque conte que l’on ferait en leur présence, que si elles en riaient. Si elles en rougissent, les voilà sauvées, la honte rompt le coup de l’Obscénité ; mais si elles en rient, le coup pénétre, rien ne le détourne. Or qui doute que si elles en rient, ce ne soit à cause que l’Obscénité a été voilée adroitement, et assaisonnée finement d’une honnête apparence. » (4:655)
Bayle préfère donc sacrifier la beauté du verbe ou l’élégance chantournée d’un récit, au profit de l’élévation d’esprit du récepteur. Pour lui, le propos obscène fonctionne comme un repoussoir qui éveille les défenses de l’auditeur. Il réactive les capacités de refoulement qui distinguent l’homme de la bête, et à partir de là, ce sont les aptitudes à la symbolisation et à la sublimation qui se trouvent confortées. A condition de ne pas être proféré gratuitement comme un but en soi, le propos obscène a un rôle similaire aux piqûres de rappel après un premier vaccin. Il s’agit d’une provocation cynique qui rappelle l’homme à sa dignité. Or, s’il y a bien une qualité que Baudelaire reconnaissait à Courbet c’était son « amoureux cynisme » et ses « turbulences fanfaronnes ». Peut-être aurait-il apprécié cette peinture bête à l’aune de tels critères, si lui-même n’avait été réduit à l’état de légume au moment où Courbet réalisait le tableau.
Il faut bien sûr se demander si l’argumentation de Bayle qui concerne le langage pourrait aussi bien s’appliquer aux images car Bayle semble d’abord redouter une conversion du langage en « signes », c’est à dire en gestes et mimiques, ce qui en effet, se rapprocherait dangereusement de l’acte. Dans un second temps, il redoute surtout l’activité imaginaire de l’auditeur devenu trop coopératif face à une habile suggestion. Pour Serge Tisseron (« L’obscène est une machine de guerre contre la métaphore », in La voix du regard n° 15, 2002) l’image prête mieux le flanc à l’obscénité parce qu’elle donne une illusion de réalité alors que « le langage est porteur de la subjectivité radicale des auditeurs ». C’est le cas lorsque l’image obscène est présentée de telle sorte qu’elle n’offre rien qui permette d’échapper à une acception littérale. Cela dépend évidemment du contexte, notamment narratif, dans lequel l’image est perçue. Ce qui selon Serge Tisseron définit surtout l’obscénité, c’est le fait qu’un propos ou une image menace la capacité du récepteur à installer « le refoulement qui est la condition de la culture ». On conçoit bien que cette capacité dépend non seulement de l’héritage idéologique que tu évoques dans ton article en faisant référence à l’histoire de la révolution et à l’esprit des lumières, ni seulement du contexte conventionnel et trans-subjectif dans lequel l’image est donnée à voir, mais aussi des ressources propres au sujet récepteur. Quelques sujets succombent au vaccin de la rougeole, tandis que la majorité s’en trouve aguerrie. Si l’obscénité potentielle de l’Origine du monde est peu discutable, il n’est par contre pas certain que son pouvoir débilitant soit nécessairement réalisé pour le regardeur.
Ce qui m’intéresse dans cette lecture parallèle, c’est le souci que les deux textes témoignent pour le récepteur, destinataire intentionnel ou accidentel du message. Dans quelle mesure la nature du message contamine le récepteur ? Le regardeur d’une œuvre bête est-il nécessairement bête ? Vu l’intelligence déployée par la littérature critique qui se développe autour de l’Origine du monde, on peut en douter. Et ton article, Miguel, en est un parfait exemple. S’il est vrai que le processus de réception implique dans un premier temps une part d’identification, n’engage-t-il pas également des activités secondaires, qu’elles soient réactionnelles, réparatrices ou refondatrices, qui produisent autre chose qu’une simple identification ? Il me semble qu’il ne faut pas sous-estimer les ressources psychiques que les regardeurs sont capables de mobiliser pour surmonter le choc d’un tableau obscène. Cette faculté n’est pas seulement le privilège de ceux qui ont les moyens d’analyser de tels processus.
L’exposition de l’Origine du monde au musée d’Orsay fait-il de moi un voyeur lubrique ? Combien de fois l’ai-je vue ? En photo ou en peinture ? Dans quelles circonstances et armée de quelles connaissances ? Ai-je seulement voulu la voir ? Par quels stratagèmes ai-je cherché à l’éviter, puis regardée quand-même ? Comment l’ai-je mémorisée ? Est-ce pareil pour tout le monde ? Est-ce que tout le monde aime l’Origine du monde comme « tout le monde aime Danette » ? Qui donc a réellement commandé le tableau ? Il paraît que Khalil Bey voulait Vénus et Psyché, déjà vendu. A la place, Courbet lui a fait Les dormeuses et il lui a proposé l’Origine du monde en bonus, comme une surprise dans un paquet de lessive dont le prix aurait été surestimé. Et qui donc a voulu que le tableau entre au musée ? D’après Le roman de l’Origine de Bernard Teyssèdre (Gallimard, 1996-2007, p.433), c’est d’abord Jacques Henric, auto-mandaté en voix du peuple, qui dans son éditorial d’Art-Press de janvier 1992, l’a réclamé à corps et à cri. Jacques à dit et d’autres l’ont fait.
Moi, je n’avais rien demandé. J’ai trouvé le tableau sur mon chemin, à l’entrée de l’exposition « Féminin/Masculin » en 1995 à Beaubourg. Il m’attendait au tournant, juste derrière la grosse machine de Louise Bourgeois : une locomotive qui jouait bruyamment au piston et au cylindre avec son tunnel. Après cette grossière métaphore (comme quoi une métaphore aussi, peut être obscène), le tableau de Courbet brillait par son échelle humaine et la délicatesse de sa facture. Je n’avais certes rien demandé, mais j’ai apprécié la peinture, nettement plus regardable que l’image résiduelle laissée par les reproductions photographiques. Pour une fois, je n’avais pas le réflexe irrépressible d’en détourner les yeux. Le fait d’avoir apprécié le tableau fait-il de moi un commanditaire rétroactif ? Dois-je expier ce péché originel en coiffant un bonnet d’âne ? Quand je repense à l’Origine du monde, je ne peux m’empêcher d’y voir fleurir, comme une éclosion perpétuelle, le souvenir de La coquille d’Odilon Redon, coquille qui est d’ailleurs une conque, de celles qu’on applique près de l’oreille pour écouter le bruit de la mer. Je m’aperçois que j’ai arrangé le tableau à ma guise pour le voiler d’un motif quelconque. Les deux images s’estompent et se dévoilent alternativement par un fondu enchaîné qui rejoue en sourdine les allers retours de la locomotive de Louise Bourgeois. J’ai donc bricolé une métaphore à usage privé qui vaut bien le sempiternel dévoilement de Phryné et m’épargne en outre le spectacle d’une mijaurée qu’on effeuille comme une endive devant une assemblée de vieillards. Mais face aux reproductions de l’Origine du monde, je persiste à détourner les yeux. Ce mouvement d’attraction-répulsion est sans doute ce qui entretient la version mémorisée que je me suis faite de l’œuvre.
Bernard Teyssèdre par contre, ne s’est pas gêné pour scruter l’œuvre sous toutes les coutures, il a autant disséqué l’original que ses diverses reproductions. A lui seul, il a porté plusieurs types de regard sur le tableau en empruntant les yeux, et souvent la plume, de différentes personnalités réelles ou fictives : regard technique, regard d’esthète, regard de peintre, regard de psy, regard féminin, regard viril, regard chaste, regard mondain, regard lubrique, sardonique, sensuel, etc. Et comme si cela ne lui suffisait pas, il poursuit sur son blog dédié à Courbet, Rimbaud, Duchamp. Donc, Bernard Teyssèdre a affronté la Gorgone, il s’est laissé fasciner, mais contre toute attente, cela ne lui a nullement paralysé l’esprit ou l’imagination. Il a fait état d’un grand nombre de situations réelles ou plausibles dans lesquelles le tableau a pu être vu et interprété en conséquence. Il a aussi fait état d’une palette de regards très variés : loin d’être un handicapé du ’je’, il est un boulimique de tous les ’je’ qui passent à sa portée. Et pourtant, malgré cette capacité d’absorption, malgré toute sa science et son imagination, il ne peut évidemment pas deviner dans quelles circonstances et selon quelle humeur esthétique d’autres personnes voient le tableau, y compris au musée. Qui peut connaître toutes les ruses que les regardeurs inventent pour accomoder leur regard à quelque chose, pour acclimater cette chose à leur univers sensible et imaginaire, et le cas échéant, pour l’ignorer ? Si seulement ils pouvaient nous le raconter !
Dire qu’une fois le tableau entré au musée, son sens est surdéterminé par le projet révolutionnaire qui était à l’origine de la création des musées, ne manque pas de pertinence puisque le bien privé devenant public, cette femme est confirmée dans son état de prostituée et par conséquent ses spectateurs sont piégés par une situation qui les réduit à être de sales petits voyeurs : face à la femme tronc, l’homme étron.
L’équation serait-elle aussi simple ? Il y a pourtant une différence entre le lieu public que constitue le musée, et la rue qui est un espace public ouvert à toutes sortes de commerces. On ne peut faire abstraction du fait que le musée est en principe un lieu spécialement dédié à la délectation esthétique et non à la consommation. En général, le spectateur qui entre dans un musée y entre avec des attentes esthétiques et ne regarde pas un nu avec la même disposition que s’il feuilletait une revue pornographique. Le fait qu’un tableau joue sur cette ambiguïté crée une tension intéressante pour le regardeur qui doit entrer dans une délibération assez conflictuelle avec lui-même pour s’efforcer de reconnaître la beauté de la peinture malgré l’image qui est insoutenable pour le regard. Il s’y efforce, parce que la présence de l’œuvre au musée atteste de facto cette beauté. Peut-être verra-t-il, à contresens de l’ingénu d’Andersen, que la dame est fort joliment habillée de peinture. Courbet a le don de provoquer cet éblouissement.
Ce qui sans doute, menace plus sérieusement notre aptitude à accueillir le tableau de Courbet comme un candidat légitime à la Beauté, c’est l’évolution des musées et des institutions culturelles dont la vocation est brouillée par une gestion de plus en plus manageriale et la place trop envahissante accordée aux boutiques et cafétérias. Qui n’a jamais croisé dans les salles d’un musée, une de ces dames cheminant avec leur amie, qui devant une œuvre tragique ou quelque peu outrancière, lui confie : « je ne mettrai pas ça chez moi ». On dirait que ces dames sont passées sans transition de la tournée des boutiques au musée, et que dans la foulée elles continuent à faire du lèche-vitrine. N’est-ce pas une attitude déplacée, presque obscène ? Ici, c’est la convention du regard esthétique qui est rompue. C’est aussi la vocation de l’œuvre à être divulguée pour devenir une chose publique qui est déniée.
Et si le regardeur s’amusait à faire le contraire ? S’il nous montrait comment il se débrouille pour résister aux forces débilitantes qui le menacent ? Si de temps en temps il poussait le jeu jusqu’à porter un regard esthétique sur des choses qui ne sont pas désignées comme relevant de l’art ? Et s’il en témoignait à travers quelque récit ou photographie afin de transmettre le goût de ce jeu à d’autres ? Moi je dirais qu’il fait de la transactivation.
Cher Miguel, je me doute bien que tu n’as pas choisi ce texte par hasard lorsque je t’ai proposé de contribuer à Transactiv.exe. Alors bravo ! Tu m’as bien fait marcher. J’espère que ma trop longue réponse ne te dissuadera pas de revenir dans ces parages pour que nous fassions encore quelques bouts de chemin ensemble.