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La revanche de Courbet

Publié le dimanche 5 avril 2009 à 20:29:48 par Miguel Egaña

NDLR : Extrait d’un corpus encore inédit, l’article de Miguel Egaña que nous avons le plaisir de publier ici, est l’occasion de créer une nouvelle rubrique "Analyses", destinée à recueillir des éléments de réflexion qui sous-tendent et interrogent la démarche de transactiv.exe.
En s’intéressant au tableau de Courbet, l’Origine du monde, et plus particulièrement à l’événement de son exposition publique au musée d’Orsay à partir de 1995, Miguel Egaña questionne les mobiles et la condition du regardeur : en quoi cette peinture et sa médiation par l’institution muséale vont-elles au devant des attentes supposées du regardeur ? Dans quelle mesure ce dernier est-il aussi l’artisan de ce qui noue son regard ? Partant, le public a-t-il puissance à se constituer en « peuple de regardeurs » ?
Pour Transactiv.exe qui mise sur la pluralité des regards en privilégiant le point de vue du sujet de l’expérience esthétique, la hardiesse polémique de l’article de Miguel Egaña est une incitation bienvenue à la réflexion et au débat.
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Notre Aphrodite présente, celle qui tend à remplacer la Joconde (moustachue ou rasée) pour le titre de nouvelle icône, c’est ce fragment anatomique, cette Vénus démembrée et partielle connue sous le nom d’Origine du monde et exposée au grand public au Musée d’Orsay.

L’Origine du monde, cette œuvre pornographique réalisée pour un client syphilitique, illustre l’éclatante revanche posthume du peintre bête ; ce testament qu’il nous a légué pouvant être considéré, selon les critères baudelairiens et duchampiens, comme un pur concentré de bêtise :

a) ce tableau représente un sexe féminin, un con ; le même mot en français vulgaire désigne les organes génitaux de la femme, et un individu auquel on attribue par ce qualificatif un manque cruel d’intelligence. Etre con c’est donc, par transfert métaphorique, être comme un sexe féminin, comme cette partie, basse et cachée du corps, qui ne pense pas. On notera que l’usage linguistique actuel, contrairement à celui du marquis de Sade, chez lequel on le décline sous toutes ses formes (on montre et souvent on cache le con [1], on enconne et on déconne sans trêve), n’a gardé que l’usage figuré du terme, refoulant le transfert misogyne originel (ainsi, à côté des cons, les pauvres d’esprit, on trouve tous ceux qui déconnent, font ou disent des conneries, c’est-à-dire encore et toujours des bêtises)

b) cette œuvre, à la fois réaliste par son traitement et obscène par son sujet, serait un accomplissement de cette bêtise vériste que Baudelaire avait repérée dans la photographie et dont il voyait l’achèvement dans la photographie pornographique, dont elle constituerait en quelque sorte le comble, le stade terminal. L’Origine du monde, cette peinture modélisée par le nouveau médium, est donc bête comme une photo pornographique.

c) Ce sexe mis à nu participe de l’idéologie du dévoilement, elle-même tributaire du fanatisme de la recherche du Vrai. Nietzsche, dans la préface du Gai Savoir, reprenant le lieu commun antiscientiste de Baudelaire, l’associera précisément à la figure du sexe féminin, par le biais de l’analogie traditionnelle nature = femme. Prenant au pied de la lettre cette métaphore (dont Pierre Hadot a montré, à travers la figure d’Isis, la constance dans la pensée occidentale [2]), il aboutit à l’équivalence entre science = déshabillage. Si la science se définit comme une mise à nu de la femme-nature, alors le savant, dans sa recherche du vrai, est un violeur.

La manifestation de la vérité, finalité de la démarche scientifique, n’est qu’une exhibition pornographique, et la science la pire des obscénités : « Nous ne croyons plus que la vérité reste vérité sans ses voiles […] Nous faisons maintenant une question de décence de ne pas vouloir tout voir nu […] On devrait honorer davantage la pudeur que met la nature à se cacher derrière l’énigme et les incertitudes. Peut-être la nature est-elle une femme qui a ses raisons pour ne pas laisser voir ses raisons ? peut-être son nom, pour parler grec, est-il Baubô » [3] !

C’est précisément, au musée d’Orsay, cette Baubô privée de ses derniers voiles (auparavant le tableau avait toujours été dissimulé derrière un rideau ou un premier tableau le masquant), qui est donnée à voir, livrée sans défense à tous les regards.

A ce double dévoilement, le premier opéré par le réalisme pornographique de Courbet (l’art pictural au service du vrai), le second réalisé et renforcé par l’impératif voyeuriste contemporain (l’exigence de Tout montrer), on comparera une autre version, encore une fois académique, du même thème.

Il ne s’agit plus ici de Cabanel, mais d’un de ses collègues tout aussi prestigieux (et férocement antimoderniste), Louis Léon Gérôme.

Dans son fameux tableau, Phryné devant l’aréopage, Gérôme montre l’instant même du dévoilement de la belle Phryné, que nous retrouvons ici une nouvelle fois. La belle maîtresse de Praxitèle, gloire incontestée de la ville d’Athènes, est accusée du même crime social pour lequel on poursuivit déjà Socrate, le crime d’impiété, et passe devant le même tribunal, celui des Héliastes : une cabale menée par certain Euthias lui reproche d’avoir réuni chez elle des bandes de jeunes gens et de s’être fait adorer comme une déesse. A court d’arguments, son défenseur, le célèbre orateur Hypéride, rival de Démosthène et qui avait suivi les cours du divin Platon lui-même, s’empare soudain de la tunique de la belle et, dans un geste théâtral, la dévoile aux yeux de tous.

Phryné, célèbre non pas pour son impudeur, mais au contraire pour le soin qu’elle mettait à cacher ses charmes les plus secrets, apparaît alors dans toute sa splendeur : elle est acquittée. Dans la version de l’académicien Gérôme, c’est bien sûr (comme dans la scène finale de Mademoiselle de Maupin), le corps entier qui se révèle (en fait, Hypéride n’aurait montré que le haut, la poitrine parfaite de l’hétaïre).

Les deux mises en scène, visuelle et idéologique, celle de Courbet qui laisse apparaître, comme reste de voile, une chemise remontée, et celle de Gérôme, qui montre la tunique en train de s’envoler, sont identiques, il y est bien question, à chaque fois, de mise à nu et de vérité.

Mais les deux régimes de vérité sont différents :

- Pour Courbet, inféodé au paradigme scientifique du vrai, la mise à nu est exclusive du corps comme totalité (c’est un fragment, un détail),

- ce qui est montré est la partie la plus cachée du corps féminin, ce qui veut dire qu’à l’opération de déshabillage (le vêtement ôté) s’ajoute en quelque sorte un deuxième déshabillage, celui auquel on soumet, comme s’il n’était pas encore assez nu, le corps lui-même (le geste d’écartement des jambes étant équivalent aux gestes qui relèvent ou font tomber les vêtements) : le sexe montré, cette muqueuse soudain exhibée, pris dans cette logique maximaliste dénoncée par Nietzsche, fournit alors une définition superlative du nu, un au-delà du nu qui ouvre la voie à la seule nudité qui serait plus radicale encore, celle, chirurgicale, de l’écorché (la peau intégralement enlevée)

- cette « vérité » du corps est exclusive de la beauté : L’Origine du monde illustre la disjonction instaurée par les réalistes ou naturalistes, ou la beauté ou le sexe, dichotomie qui sera reprise crûment par Freud : ou les organes génitaux (excitants mais jamais beaux) ou la beauté, laquelle, devenue secondaire et non essentielle, ne fonctionne plus que comme sublimation ou refoulement.

A l’inverse de celui de Courbet, profane, profanateur, comme l’est toute recherche de la littéralité, le dévoilement de Phryné se donne comme une apparition, une révélation, une épiphanie. Toutes les anecdotes, si nombreuses, qui prennent prétexte du corps de la belle courtisane, tournent autour d’un questionnement sur l’ambiguïté de sa nature : femme ou déesse ? et prennent pour support la relation de son corps à la visibilité : montré ou caché, nu ou habillé ?

Ainsi, Phryné est-elle à la fois la plus célèbre des hétaïres, la reine des prostituées, mais aussi l’Aphrodite de Cnide, celle de Cos, la statue de bronze offerte aux regards des fidèles dans le temple de Delphes, ou celle de marbre à Thespis ; elle est à la fois celle qui se dissimule dans les rues sous ses étoffes et se cache aux yeux du plus grand nombre dans sa riche demeure, et la même qui, entièrement nue, sortant de la mer, rejoue la scène d’Aphrodite anadyomène, lors des grandes fêtes d’Eleusis.

Sa mise à nu comme manifestation de la vérité est purement performative : c’est bien sa beauté, assimilée à celle de son corps comme totalité harmonieuse (et non la crudité de son sexe) qui, parlant à la place de la parole humaine, réduite à l’impuissance, devient la prosopopée de sa divinité, double bind prouvant à la fois la vérité de l’accusation : elle se prend bien pour une déesse, et l’inanité des poursuites : on ne touche pas à une divinité (elle est une déesse) ; elle est coupable donc on l’acquitte.

Le tableau de Gérôme, une des dernières grandes machines académiques [4], est à la fois exemplaire et pathétique, car ce qu’il montre, cette alliance de la vérité et de la beauté synthétisée par le corps féminin, et qui vaut là aussi comme preuve, serait une des dernières mises en scène de la vérité de l’académisme lui-même, qui ne vit que dans l’attente du retour de la théophanie esthétique originelle. Divinité désormais réduite à un public de vieillards (celui qui figure le jury grec), l’allégorie vénérienne de l’Académie ne s’exhibe plus ici que comme déesse déchue, chose du passé.

d) le triomphe posthume de Courbet, c’est bien sûr le triomphe démocratique de son public, ou plutôt de leur indéfectible alliance. La bêtise de l’artiste réaliste, qui n’était que l’anticipation démagogique d’un peuple perverti par son amour d’esclave pour le vrai, cette affection que Baudelaire appelait « la maladie des imbéciles » [5], a enfin (re)trouvé son destinataire.

L’arrivée de l’œuvre emblématique, jusque-là dissimulée dans un circuit privé et élitiste, dans le grand musée national du 19ème siècle, marque le triomphe de la démocratie en art, de l’art démocratique. Grâce au musée, institution née du grand tournant révolutionnaire et qui ne pourra jamais dissimuler ses origines, s’opère cette fusion, cette réconciliation, rêvée par toutes les avant-gardes modernistes, entre le public, cette pure instance formelle de la communication artistique, et le peuple, cette entité mythique, ce destinataire idéal, eschatologiquement promis.

Communiant dans le même bain de bêtise, l’œuvre la plus bête a trouvé enfin son destinataire de toujours, son commanditaire idéal, un peuple de regardeurs.

[1Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, éditions du Seuil, 1971.

[2Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Paris, Gallimard, 2003.

[3Nietzsche, le Gai savoir, traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1950, p.15.

[4En dépit de sa petite taille, mais son aura fut multipliée (et là aussi prouvée) par les multiples reproductions (comme en témoignait la récente exposition Praxitèle au Louvre).

[5Charles Baudelaire, Ecrits sur l’art, Editions Gallimard et Librairie générale française, p. 23.


 
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