J’ai toujours vu dans le Socle du monde de Manzoni un joli trait d’esprit, une folie des grandeurs plus ou moins feinte, servie par ce sens de l’astuce propre à ceux qui n’étant qu’à moitié fous savent camoufler l’erreur logique par l’effet de cohérence que confère un énoncé circulaire. Ici, c’est l’évidence aveuglante de ce qui s’auto-nomme : a-t-on jamais vu le mot socle écrit sur un socle ? L’affirmation auto-réflexive procure à l’esprit l’apaisement que l’on attend d’une démonstration accomplie, tandis que l’indulgence due à l’humour finit par emporter l’adhésion au point que la lacune, ostensible, confine au sublime.
Cependant, il ne m’était jamais venu à l’idée de voir dans ce retournement l’expression de la solitude, de ce genre d’incompréhension ou de désaccord si radical avec le monde qu’il donne envie de s’en extirper.
C’est cette image du film de Guido van der Werve qui me présente les choses sous ce jour un peu dramatique, car on y voit un homme qui s’oppose à d’autres hommes. C’est une scène à l’envers où un homme seul, à l’horizon, se tient en équilibre sur les mains tandis qu’au premier plan, en dessous de la ligne d’horizon, un groupe d’hommes se tient debout. Les pieds de l’homme flottent dans l’air, ils ne touchent pas le bord de l’image. L’équilibriste se présente comme un nageur qui aurait perdu pied, mais tente néanmoins de soutenir au dessus de sa tête la coque d’un vaisseau qui sans lui serait peut-être menacé de naufrage. A cette extrêmité, là où les pieds rencontrent le vide, la situation paraît aussi irrésolue qu’avec la surface vacante du Socle du monde de Manzoni qui lui, semble n’attendre qu’une chose, le démenti de ce qui viendrait se poser dessus pour le rappeler à la juste mesure, au bon sens ou à la grâce modeste du carré de gazon auquel il fait ombrage.
Je n’ai pas vu le film de Guido van der Werve, il sera présenté au mois de mars au Nederlands Instituute voor Mediakunst et il y a fort peu de chances pour que je puisse m’y rendre pour le voir. Sur le site de l’artiste, il y a une fiche technique, une page de présentation, et un article donnant une courte description du film avec quelques images.
Où se situe, dans le film, l’image à l’envers de l’artiste à l’envers ? L’article ne le dit pas. Ce que j’en apprends se résume pour l’essentiel à ceci : c’est un film 16mm de 11 minutes 42 secondes, structuré en trois parties. La musique y occupe une place importante (Nocturne de Chopin et Requiem de Mozart). Un avion passe en traînant derrière lui les mots « it was not enough », l’artiste joue du piano sur un radeau qui vogue sur un grand lac, puis un groupe de musiciens passe sur une barque. A la fin, l’artiste tombe du ciel.
La page de présentation du film montre un paysage qu’on aurait presque pu qualifier de romantique s’il avait été plus montagneux. C’est un grand lac entouré d’arbres qui se perdent au loin dans le brouillard. Presque romantique aussi, mais tempéré d’un soupçon de burlesque, l’artiste solitaire et son piano se tiennent sur un radeau étique flottant dans l’immensité brumeuse. Le titre et le sous-titre du film s’inscrivent en haut de l’image, là où le brouillard se confond avec le ciel gris :
« Nummer vier
I don’t want to get involved in this
I don’t want to be part of this
Talk me out of it »
Pour autant que le monde ait un envers et un endroit, il ne suffit pas de retourner son point de vue pour le redresser. Le film de Guido van der Werve n’a sans doute pas cette prétention, même ironique, sans quoi l’auteur n’insisterait pas sur la musique et l’ambiance qui selon lui constituent le véritable sujet du film. Ce que je peux comprendre des quelques indices recueillis à propos de ce film, c’est que la posture à l’envers et l’attitude solitaire n’ambitionnent pas le geste révolutionnaire. Ils expriment plutôt l’opposition au monde et le désir de s’en extraire.
Mais vouloir cette séparation, n’est-ce pas encore trop demander ? Le monde vous colle si bien au derrière qu’il est vain de lui tourner le dos. Voici justement, qu’en marge de la guerre des caricatures qui met actuellement le monde sens dessus dessous, je trouve un dessin de Rumen Dragostinov qui illustre fort bien la chose : un bébé rigolard fait la galipette, il a la tête entre les jambes, une mappemonde figure sur sa couche et on ne sait pas trop si c’est par dedans ou par dehors que cette mappemonde s’y est imprimée.[1]
Ce dessin me fait penser à Hidebehind et à l’histoire du bûcheron qui, à force de pirouttes et de gesticulations pour essayer d’attrapper ce démon de Hidebehind toujours caché derrière lui, a fini par se tuer lui même d’un coup de hache dans le dos.[2]
Le soi et l’autre, l’envers et l’endroit, le dedans et le dehors, sont si intimement complices, que la folie précisément, consisterait à vouloir les éloigner ou expurger l’un de l’autre. Cette séparation est la violence même.
La figure du « cul par dessus tête » ou « tête entre jambes » [3] qui se rencontre fréquemment dans l’iconographie du Moyen Âge opère au contraire un rapprochement. En cela, il n’est pas assimilable au renversement érectile du Socle du monde de Manzoni ou de l’équilibriste que l’on aperçoit dans l’image de van der Werve. Ces derniers se tiennent droit, dans une sorte de radicalité moderne et hiératique, tandis que les saltimbanques médiévaux rivalisent au contraire de souplesse pour former une boucle. Cette boucle invite à la rencontre paradoxale des antipodes, à la reconnaissance mutuelle des extrêmités qui ne sont extrêmes que lorsqu’elles s’ignorent.
Il n’empêche que j’aimerais bien avoir un jour l’occasion de voir le film de Guido van der Werve, car pour l’instant je n’ai fait que spéculer à partir de maigres éléments. J’imagine : le bruit de l’avion qui passe, la musique, les clapotis de l’eau, la durée, le paysage, la richesse des demi teintes, le mariage si rare du lyrisme et du burlesque,... tout ceci ne peut se réduire à de simples structures d’opposition. C’est bien parce que je devine dans ce film matière à habiter la distance entre les extrêmes que je regrette de ne l’avoir pas encore vu.
notes :
1- Rumen Dagostinov, dessinateur Bulgare, a gagné avec ce dessin le second prix du 4e Concours International Cemal Nadir de Caricatures en décembre 2005.
2- Hidebehind :
Hidebehind est décrit par Jorge Luis Borges dans Le livre des êtres imaginaires, chapitre sur la Faune des Etats Unis :
« Le Hidebehind est toujours derrière quelque chose. Quel que fût le nombre de tours sur lui-même que faisait un homme, il l’avait toujours derrière lui et à cause de cela personne ne l’a vu, bien qu’il ait tué et dévoré de nombreux bûcherons »
Jorge Luis Borges, avec la collaboration de Margarita Guerrero Le livre des êtres imaginaires,(1969), traduit de l’espagnol par F. Rosset, G. Estrada et Y. Péneau, Editions Gallimard 1987, p. 107
Hidebehind et le Bûcheron, bande dessinée de Max, scannée et mise en ligne par Cronopius :
Voir : page 1, page 2, page 3
Cronopius signale également une très belle version anglaise illustrée du livre des êtres imaginaires :Fantastic zoology, a graphical interpretation of J.L. Borges « Book of Imaginary Beings »
3- Cul par dessus tête ou tête entre jambes :
Dans une conversation récente, Antoine me rappelait très justement l’association de cette figure du « cul par dessus tête » avec la fête des fous et le carnaval.
A lire, le très joli texte de Jean-Marc Chotteau, Le cul par dessus tête, Edito 2002-2003 de La Virgule, Centre transfrontalier de création théatrale Tourcoing/Mouscron.
Vous pourrez voir quelques beaux spécimens de la figure médiévale du cul par dessus tête parmi les images de bas reliefs de la Cathédrale St Etienne de Cahors, 12e-13e siècles (mais vous en trouverez beaucoup d’autres en fouillant parmi les bas reliefs des églises romanes).
On en trouve également chez Hieronymus Bosch, au premier plan de ce dessin de la tentation de St Antoine (Staatliche Museen, Berlin), source : Web Gallery of Art.
Et sans doute parmi les grotesques qui ornent les enluminures...
Ces figures se distinguent par le fait qu’elles dessinent des boucles plus ou moins fermées, mais on notera qu’elle ont toutes en commun la tournure du corps qui se referme sur lui même par le devant. Le visage se redresse pour faire face au spectateur, parfois en lui tirant la langue comme s’il s’agissait de le mettre au défi d’entreprendre lui aussi cet examen de conscience qui commence par le fondement.
Je n’ai pas trouvé dans l’iconographie médiévale des boucles en extension, c’est à dire exécutées par derrière. Aujourd’hui, dans les petits cirques, on voit souvent des jeunes contorsionnistes qui savent très bien le faire. L’acrobate fait le pont à partir d’une position d’équilibre sur les mains ou sur les coudes, sa tête est redressée à l’endroit mais à ras du sol, et il achève la boucle en ramenant par derrière ses genoux de part et d’autres de son visage jusqu’à pouvoir à nouveau mettre pied à terre. Il se trouve alors comme coiffé de son propre sexe et la face la plus vulnérable de son corps est entièrement exposée.
Il y aurait donc trois façons de mettre cul par dessus tête : par devant, par derrière, ou en piquet.
Un peu de bibliographie sur le corps au Moyen Age, sur le site du Réseau des Médiévistes Belges de Langue Française.
Photo (I.V. Octobre 2004), figure en bois sur les toits du Manoir de la Salamandre à Etretat (demeure du 14e siècle, démontée à Lisieux, et remontée à Etretat en 1912).
Puisque nous parlions ici de monde à l’envers, il faut signaler la prochaine expo du Palais de Tokyo qui s’appelle M/Nouvelles du monde renversé (avec une barre horizontale au dessus du M, s’il vous plaît !).
Communiqué de presse :
"Les physiciens placent une courte barre horizontale au-dessus d’une lettre pour identifier les particules d’antimatière. S’inspirant librement de cette annotation, qui signale une forme d’inversion, le Palais de Tokyo propose M, cinq expositions personnelles et deux projets collectifs traversés par l’idée de renversement.
Après CINQ MILLIARDS D’ANNEES, qui interrogeait l’élasticité du temps et de l’espace, M rassemble des œuvres qui se comportent comme des oscillateurs, des ponts ou des points de basculement du réel entre des polarités différentes.
« Le rapport a/b est tout entier non pas dans un nombre c tel que a/b=c mais dans le signe ( / ) qui sépare a et b » disait Duchamp. L’art, entendu en ce sens, n’est plus un résultat ou un produit, mais la barre de fraction elle-même, le signe discret d’une transformation, l’opérateur de nombreux renversements."
Le choix des artistes et événements promet une interprétation assez "élastique" des opérations de renversement. Ce sera donc très riche, comme d’habitude.
Vernissage le 1er février.
Clôture le 3 mai, avec Jean-Claude Lebensztejn qui présentera son dernier livre : Le bordel de Ledoux, aux éditions Kargo/Amsterdam (voilà qui intéressera Aurélien).
Je viens de corriger les M du billet précédent. Ce matin, Yves-Qui-Sait-Tout m’a envoyé un petit courriel pour me dire comment faire. Il suffit de mettre ce code :
<span style="text-decoration:overline">M</span>
Hier, en faisant un copier-coller du communiqué de presse du Palais de Tokyo, j’ai vu que ce caractère était escamoté par la copie. Amusant, me suis-je dit, ils ont fait un caractère spécial qui illustre ce que peut être une particule d’anti-matière : à la copie, cette particule de texte disparaît, elle ne laisse même pas un espace vide pour signaler sa disparition, reste une syntaxe bancale vis à vis de quoi il faut la puissance de déduction du physicien pour désigner le petit trou d’épingle qui ouvre sur l’anti-monde.
J’en étais restée là, mi-agacée, mi-amusée par le comportement rétif de ce caractère spécial, et résignée à le remplacer par un "M".
En y regardant de plus près aujourd’hui, je vois que le site du Palais de Tokyo a mis une petite image gif pour le M, si vous essayez d’agrandir le texte, vous vous apercevrez que ce caractère n’a rien d’élastique. Dommage ! L’art élastique, de préférence aux arts plastiques, était pourtant le mot fétiche de la précédente exposition organisée par Marc Olivier Wahler, qui selon toute apparence, excelle dans l’art très Deleuzien de créer des concepts au design aguichant.
Mais suis-je bête voyons ! Il y a bien de l’élasticité dans ce signe qui se dérobe quand on veut s’en saisir. Ne dit-on pas "donner avec un élastique" pour ce qui est offert avec réticence ?
L’oubli du chemin parcouru est le meilleur de la serendipité. Tant qu’on se souvient du chemin, c’est qu’on n’a rien vu d’intéressant. Et pourquoi trouve-t-on quelque chose assez intéressant au point d’oublier le chemin parcouru ? Sans doute parce qu’il nous rappelle d’où l’on vient.
Je suis donc tombée sur cette photo de Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla qui date de la foire de Frieze 2005. Elle m’a rappelée celles du film de Guido van der Werve, toutes ces histoires de monde à l’envers et bien sûr, le fou du Pont de Nogent.
Sur l’image de Allora & Calzadilla on voit une table retournée, les quatre fers en l’air, transformée en bateau à moteur, avec une seule personne à bord. Autour, il n’y a que de l’eau. Solitude et assise renversée, l’image condense à sa façon la figure du fou : le monde lui appartient d’autant mieux qu’il s’en exclut, et c’est au prix de cette opposition solitaire qu’il prétend comprendre ce qui le comprend. Ici, la table, au format salle à manger familial, n’est plus un lieu de réunion et de sociabilité mais un instrument pour fuir à l’autre bout du monde. C’est comme s’il avait évacué son petit monde moyennant ce retournement. Allez hop ! tout le monde à l’eau, et que je ne vous voie plus.
Je ne sais pas ce que vaut cette manie de collectionner tout ce qui me tombe sous la main dès que cela entre dans la sphère d’un de mes sujets favoris. Peut-être une façon de comprendre ce qui me comprend ?
Oubli et hasard : tout à l’heure, pendant que je préparais le dîner, quelqu’un dans la maison a exhumé et laissé traîner sur la table du salon un vieux numéro (le 254) de Beaux Arts Magazine dont quelques pages sont consacrées à la Biennale de Venise 2005. Yves me fait remarquer en page 56 la même image avec un cadrage un peu plus serré. Parfait, nous avons donc droit à plus de précisions sur cette oeuvre de Allora & Calzadilla :
"Under Discussion", 2005, vidéo transféré sur DVD, 6’14"
Commentaire par Emmanuelle Lequeux :
« Etrange hors-bord. Une simple table transformée, grâce à un moteur, en humble bateau. De ce projet, on pourrait ne retenir que la poésie. Ce serait faire fausse route. Car cette île paradisiaque de Porto Rico autour de laquelle tourne le bateau a été autrefois un enfer : celui d’une base militaire américaine. Cassés par un mouvement de désobéissance civile, les Etats-Unis ont laissé à leur départ en 2003, ce territoire en piteux état. Substance toxiques, engins explosifs non déminés. La population s’est alors mobilisée pour réclamer la décontamination. Las ! Désormais responsable de cette terre, le ministère américain de l’Intérieur, de la Pêche et de la Vie sauvage a préféré la proclamer aussitôt "espace protégé". Dans cet "éco-tour situationniste", interrogation sur une utopique démocratie directe, Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla suivent un des pêcheurs locaux à l’origine du mouvement de contestation. Son bateau ? Feu la table de discussion. »
C’était donc une cause désespérée qui justifiait la position de cette table renversée, vaincue comme un animal mort, mais espérant peut-être un retournement de situation.
Encore un oubli ? J’apprends que cette vidéo était présentée l’été dernier à l’exposition du Palais de Tokyo Tropico-Végétal : Lost in Paradise que j’avais pourtant visitée en prenant bien mon temps. Si je me souviens bien du tapis de sol et des photos d’empreintes de chaussures de "Land Mark", je n’ai par contre aucun souvenir du film "Under Discussion".