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Le fou du pont de Nogent

Pour changer d’orbite
Publié le mardi 12 avril 2005 à 01:27:17 par Isabelle Vodjdani

Qui se souvient du fou du Pont de Nogent ?

Il y a une quinzaine d’années, il sévissait au carrefour qui précède le pont. A chaque fois que nous traversions la Marne pour aller dîner dans une des petites guinguettes nichées sur l’autre rive, nous retrouvions cet homme, dangereusement exposé sur le carrefour, à l’extrémité du pont, entrain de gesticuler.

A première vue, nous l’avions pris pour un de ces civils zélés qui s’emploient à régler la circulation quand les képis ont déserté l’imbroglio d’un embouteillage en période de grève générale. Nous l’observions depuis le feu rouge. Il se démenait avec la conviction qui sied au crépuscule des grands jours, quand la crise tétanise la cité jusqu’à la paralysie et que la population livrée à elle-même, repue des émanations de sa propre euphorie, accueille avec soulagement l’émergence du héros providentiel qui saura entrevoir une issue à l’anarchie. Il avait l’étoffe des meneurs de l’auto-gestion collective, la grandeur pathétique des constructeurs de la deuxième heure qui jouissent, de la part de leurs concitoyens, d’une gratitude d’autant plus servile que ces derniers pressentent déjà dans le responsable auto-proclamé, leur futur bouc-émissaire.

Mais, chose étrange, l’homme ne s’intéressait pas aux automobilistes. Ses gestes étaient singulièrement cryptés et il tournait le dos au carrefour. En réalité, il n’y avait même pas d’embouteillage.

Le changement d’orbite se produisit peu après le passage du feu vert, lorsque nous fumes engagés sur le carrefour. Un instant, notre regard put s’aligner dans l’axe de son regard, et c’est alors que nous comprimes le sens de son manège.

Depuis ce carrefour, la vue se dégageait des obstacles urbains pour couler au Sud, vers l’horizon de la grande banlieue. De là, notre homme voyait les avions qui se dirigeaient vers l’aéroport d’Orly. En contrebas, la Marne s’étendait devant lui, telle une piste d’atterrissage magnifiée à l’échelle du paysage. Ainsi, croyait-il guider les avions en synchronisant ses gestes sur leurs mouvements. Lourde responsabilité en effet. Mais quelle harmonie aussi !

Oui, c’était un fou, ce genre de mythomane qui se croit Atlas quand il ne fait que le poirier.

Maintenant, prenez ce fou, accordez lui un peu de reconnaissance et une bonne dose d’ironie, il ferait un très bon artiste ; de la trempe de Piero Manzoni qui a inventé le socle du monde [1], ou de Gianni Motti qui s’est taillé un joli succès en revendiquant la responsabilité de catastrophes naturelles [2].

Autre hypothèse : donnez lui un clavier et un espace de publication, il vous racontera peut-être l’histoire du fou du Pont de Nogent.

Alors qui est le plus aliéné ?

- Le fou qui gesticule et croit diriger le monde.
- L’artiste qui fait (comme) le fou et prétend créer le monde, moyennant un objet symbolique associé à sa signature.
- La narratrice qui dérive dans l’orbite du fou et tente de comprendre ce qui lui arrive, en tirant la petite ficelle d’un récit.

Et la vache ? Vous y pensez à la vache qui rumine en regardant passer tout ce monde ? Qu’est-ce qu’elle dit la vache ?

[1Socle du monde, 1962, Musée du Herning, par Piero Manzoni

[2Gianni Motti sur le site de la galerie Attitudes (Genève)


 
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