En rangeant mon bureau (préalable au traitement du travail en retard), j’ai mis la main sur un vieux papier plié autour d’un carton d’invitation rouge datant du 20 janvier 2004. J’y retrouve des notes prises lors d’une conférence organisée par Federico Nicolao au "Club des Cordeliers", dans un amphi de l’Ecole de médecine temporairement squatté par l’équipe du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris dont les bâtiments, avenue du Président Wilson, sont en travaux. Giorgio Agamben y parlait de photographie en compagnie de Mario Dondero, journaliste photographe. Mais avant de jeter le papier à la corbeille, je me suis dit que je ferais aussi bien de consigner ces notes ici puisqu’il nous arrive souvent de parler photographie (je pense notamment à l’article de Karen O’Rourke : Touriste et Touriste, et à l’article de Nicolas Thély : Un amateur bien maté). Ces notes sont évidemment très lacunaires et comportent sans doute des erreurs, mais je les livre en l’état, car même si elles sont incomplètes, leur relecture m’a paru intéressante :
Dans l’Amphi de l’école de Médecine, la grande table de l’estrade est une paillasse de laboratoire. Au fond il y a des éviers avec les robinets qui gouttent.
Federico est très élégant, il porte une écharpe rouge et bleue marine avec un gilet bleu clair ; il présente ses invités.
Giorgio Agamben et Mario Dondero sont amis. Mario aime Benjamin (Walter), Mario ne veut pas faire de livre de photos (funérailles d’Etat). Il veut montrer ses photos seulement en expo ou utilisées dans la presse.
Agamben explique pourquoi il aime les photos de Mario Dondero et les photos en général : “ce qui me fascine dans les photos, c’est le fait que la photo est comparable au jugement dernier, le dernier jour, le jour de la colère, même quand la photo n’est pas dramatique. Et par ailleurs, la flânerie ou la dérive photographique ; un n’importe quoi sommé de paraître au jugement dernier. C’est ce qui apparaît dans les débuts de la photo.
Exemple, le daguerréotype du Boulevard du Temple pris depuis la fenêtre d’un immeuble, où l’on voit le boulevard vidé des vivants[1]. C’est l’image parfaite du jugement dernier. La foule est là, on ne la voit pas, car c’est le jugement singulier du seul homme qu’on voit : celui qui se fait cirer les chaussures, saisi par l’ange de la photo. Ce geste devient comme la contraction d’une existence entière, rapport entre geste et photo qui abrège la puissance d’une vie."
Il évoque Benjamin à propos des romans de Julien Green qui fige le geste dans un registre infernal (dans l’enfer, les Danaïdes répètent éternellement le même geste). Le geste résume toute une vie, récapitule l’existence entière. C’est la puissance eschatologique du geste que la photo saisit. Cela n’enlève rien à l’historicité de la photo (parenthèse sur les photos de genre, historicité et singularité).
Mais c’est aussi un index qui renvoie à un autre temps (répétition du geste) qui est un temps messianique. Exigence : le sujet saisi par la photo nous demande quelque chose, exige quelque chose. Ce n’est pas une demande factuelle même si le nom de la personne a été oublié… le sujet exige qu’on le nomme (Benjamin). Personne ne peut se soustraire à cette exigence.Dondero reproche à Cartier Bresson un excès de construction géométrique et à Salgado un excès de construction esthétique.
Agamben reconnaît dans la photo une exigence de rédemption, une déchirure, un écart qui devient le centre de la photo. Il évoque Diogène : ce qui ressucite, ce n’est pas le corps, c’est l’Eidos (idée-image). La photo donnerait cette image à ressuciter.
Proust voulait toujours échanger des photos avec les gens qu’il aimait. Un garçon (Auber) lui donne une photo avec une dédicace “Look at my face. Mon nom est celui qui aurait pu être, trop tard, adieu". La photo saisit le … perdu et le rend à nouveau possible.Dondero parle de la responsabilité éthique du photographe sur le terrain. Cartier Bresson a un regard élégant et distant, peu immergé, peu impliqué dans la vie. Salgado sublime trop par l’image, on en oublie le sujet tant on admire l’image. Mario aime surtout Robert Capa (auteur des fameuses photos de femmes rasées à la libération), car il est proche des hommes, impliqué parmi les hommes.
Projection de diapos noir et blanc de Mario Dondero :
Ste Vierge en Espagne (années 60)
Paul Gauthier en 65
Francis Bacon
Un vieux sur un bateau persan en partance pour la Mecque (photo prise depuis l’intérieur du bateau, le vieux accroupi dans un coin se détache en contre jour sur un fond de mer surcadré par les bastingages)
Chanteurs de métro (récent, à Paris)
Un émigrant à Rome, endormi sous un drap au sol, à côté, une hotesse de l’air en carton et l’inscription "Solferino" (photo récente)En commentant les photos, Dondero parle de la difficulté des reportages de guerre. Les américains tenaient la presse pour responsables de la défaite au Vietnam. Depuis le Vietnam, il est de plus en plus difficile de photographier la guerre. Ceux qui s’approchent du terrain le font au risque de leur vie. Il prend la défense du paparazzi trop décrié. Cite Benjamin "une photo vaut 1000 morts" : c’est ce qui a déterminé ma vocation. Parle de fraternité entre le photographe et le conteur du Mali (tous deux colporteurs d’histoires). Critique de Berlusconi par la photo, mais pas la photo facho qui souligne les disgrâces du visage, non, en montrant plutôt le burlesque et le ridicule des situations. Photographier des prisonniers de guerre, c’est comme les fusiller.
photo des prisonniers algériens pendant la guerre algero-marocaine
photo d’une salle de la sorbonne en mai 68. un rai de lumière arrive des fenêtres tout en haut. Dondero évoque le Caravage.
pour finir, une photo magnifique d’un chalutier pris dans la tempête avec les mouettes qui volent autour. Une vitre est éclaboussée par les vagues, la photo est prise depuis un autre bateau, au ras de l’eau. L’image tangue.C’est fini, je me déplace pour rendre le stylo que j’avais emprunté à une dame. Dans l’allée entre les bancs, je croise Mario Dondero qui remonte l’amphi. Encore sous le charme de la dernière photo, je le remercie ; il est adorable, il me fait la bise.
Cette idée de la fonction eschatologique de la photographie telle qu’en parle Agamben me paraît saisissante. Fallait-il l’aborder en termes de jugement (là où Barthes parle en termes d’énigme) ? Ce qui est saisissant, c’est qu’une fois l’idée énoncée, elle s’impose définitivement. Le mal est fait, il est impossible de l’oublier. Par hasard, tel geste va être fixé par la photo, et c’est avec ce geste que je me présenterai devant mes juges. L’idée qu’avec la saisie d’un geste, forcément fautif parce que figé et réducteur, la photographie réinvente quelque chose d’aussi fondateur que le péché originel est assez terrifiante. Agamben se place du côté de l’observateur ou du sujet photographié. Mais son point de vue reste tout aussi pertinent si l’on se place du côté du photographe. Donc, une fois que l’on a fait une première photographie, il faut en faire encore et encore pour échapper à ce que la précédente photographie avait arrêté. Ainsi, la répétition infernale qui frappe le sujet photographié est déjà à l’oeuvre dans l’acte photograhique. Est-ce pour cette raison que chez la plupart des amateurs la pratique de la photographie est si souvent compulsive ?
Si cette répétition est un avant goût de l’enfer, on pourra en tout cas se consoler de ce qu’elle nous annonce d’agréable. Car aussi obsessive soit-elle, on ne m’enlèvera pas de l’idée que l’acte photographique comme la compulsion à regarder des photos, sont des occupations plutôt jouissives, justement parce qu’elles se fondent sur l’angoisse du même.
Mais assez parlé, j’étais censée ranger mon bureau, et voilà que je batifole encore ici. C’est promis, dès que j’aurai épongé le travail en retard, je vous soumettrai un contre-modèle à l’Enfer grec.
[1] cette photo du Boulevard du Temple est très connue. Le boulevard paraît désert, car le temps de pose à cette époque était très long. Il fallait environ 1/2 heure d’exposition pour faire un daguerréotype. De ce fait, tous les êtres et objets animés deviennent comme transparents, ils n’imprssionnent pas la plaque photographique. Seule l’image de l’homme immobile qui faisait cirer ses chaussures a pu apparaître sur l’image.