Après le tsunami, l’Inde, pourtant durement touchée, a refusé toute aide internationale. Elle a poussé l’affront au point de faire partie de la fameuse "coalition humanitaire" (avec les Etats-Unis, le Japon et l’Australie : que de beau linge !) et de voler au secours du Sri Lanka voisin. Jacques Almaric dans Libération voit là une manière pour elle "de se poser en grande puissance régionale, rivale de la Chine" et de "se défaire de son image de pays mendiant, même si certains de ses citoyens doivent en payer le prix". Son analyse, je l’admets, elle est plausible : le Premier Ministre, Dr Manmohan Singh, et le Ministre de l’intérieur, Shivraj Patil, ont beau annoncer devant les caméras la mise en place d’un fonds d’aide de sept milliards de roupies pour les sinistrés, les politiques sont ce qu’ils sont, et leurs actions sont rarement exemptes d’arrière-pensées. Mais j’aimerais la compléter par le récit d’une rencontre.
Elle remonte à bientôt vingt ans, lors d’un voyage en Inde. J’ai voulu tirer le portrait d’une vieille dame qui visitait, comme moi, les grottes d’Ellora, au Maharashtra (loin des plages dévastées qui font aujourd’hui la une des journaux). Je l’avais aperçue plusieurs fois en explorant les magnifiques temples creusés dans la falaise, trente-quatre en tout, hindous, bouddhiques et jaïns, qui s’étendent sur plus de deux kilomètres dans un paysage semi-aride et, à cette époque de l’année, poussiéreux. Ce jour-là nous faisions le tour des grottes bouddhiques, des viharas (monastères) et des chaityas (temples), avec leurs robustes dwarapalas (gardiens des portes) et leurs boddhisatvas imposants. Comme moi, elle était en compagnie d’un homme, sans doute son mari. Elle portait une tenue très colorée, mais usée, je me demandais si elle en possédait d’autre. Son corsage et sa jupe décorés de cauris et de bouts de miroir me rappelaient les vêtements des femmes (des gitanes ?) que j’avais croisées à Hampi (un mannequin vêtu semblablement au Musée de Madras portait la mention d’une tribu du Deccan, les Banjara). Peu avant de partir j’ai eu enfin le courage de l’approcher : me permettrait-elle de la photographier ? Elle a répondu en dodelinant de la tête ; c’était un mouvement horizontal, fluide, ondulatoire, qui en Inde signifie l’assentiment. Ils ont posé tous les deux devant le monument ; je n’ai cadré qu’elle [1].
Debout, sur ses deux jambes campée, elle soutient mon regard, le visage grave. Contre la paroi basaltique, sa jupe : l’orgueil des pavots. A la main, elle tient fermement un cabas, présence incongrue dans ce site archéologique loin de tout commerce (une fois à Paris je m’étais attirée des remarques amusées en me rendant à un colloque avec mes affaires dans un filet comme le sien). Ses doigts sont crispés sur la poignée comme pour l’empêcher de lui échapper. Que pourrait-elle bien porter dans ce sac ?
Quand l’été, tiré par des zébus malingres, un char passe tout le long de la rue principale où les femmes se plient en deux pour balayer les seuils de leurs maisons en terre battue, quand devant l’échoppe de thé une enfant s’affaire entre les tables, faisceau de brindilles à la main et que tout près de nous, un chien efflanqué se roule au sol, la poussière monte. A mesure que le jour avance et s’échauffe, elle va son chemin à travers narines et cheveux, s’insinuant sous les ongles et derrière les paupières fermées, se déposant entre col et cou, entre bracelet et bras, nappant l’eau même que l’on boit (sans pouvoir se désaltérer) sous forme d’un épais thé au lait bouilli qui, sucré à outrance, garde toujours le même goût âcre que l’ombre de ces temples plus nombreux à Aihole que les maisons.
Quand arrive la mousson (si toutefois elle arrive), la pierre s’effrite, les murs suintent, s’écaillent, s’écroulent, sur la berge mouvante du fleuve les temples s’affaissent. Pourries les cotonnades trempées dans les rizières, le blé ou le son dans les greniers, moisis les verres peints, les saris en soie du trousseau, les habits même des dieux domestiques. Rouillés les bracelets et les boucles d’oreille, les charrues, les outils de fer forgé. Les sols montent en lacs, les maisons accusent leur lèpre, les rivières emportent dans un même élan cultures et immondices.
Petite bonne femme, il en aurait fallu plus pour la bousculer. Son filet à provisions, pour rien au monde elle ne l’aurait lâché.
J’ai dit "merci", et elle m’a accordé un petit signe de la tête.
[1] La photo aujourd’hui, je ne la retrouve pas. Je la cherche toujours, non pas pour qu’elle serve ici, d’illustration à mes propos (elle est trop banale, et de surcroît sous-exposée), mais pour pouvoir l’examiner, la fouiller, en quête de ces infimes détails que j’aurais été seule à déceler.
Bonjour j’aimerais devenir touriste permanent savez-vous comment. merci
Sur la "lecture" des photos au-delà de ce qu’elles portent, je conseille la lecture de l’essai d’Arlette Farge, La chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv, Paris, Seuil, 2000 (coll. Fiction et Cie) : elle y décrit de "brefs éclats du XVIIIe siècle" distingués dans quelques photographies contemporaines.
Merci pour la référence, Zid ; je ne connaissais pas en effet ce livre. D’après les descriptions que j’ai pu en lire, Arlette Farge œuvre à partir d’images publiques, celles de Lewis Hine et de Sophie Ristelhueber par exemple, qui aujourd’hui font partie de la (grande) histoire de la photographie. Ma photo à moi relève plutôt du sphère privé, semblable à celles qu’on trouve sur nombre de moblogs, sauf que, justement, elle n’a pas été publiée. Habituée des archives et des photographies, j’essaie, moi aussi, de repérer les liens qui les relient. Mais je cherche aussi les failles. Ici la photo elle-même, le tirage, était pour moi un produit dérivé de l’expérience vécue, tout en en étant le prétexte (c’est, d’ailleurs, souvent le cas : de nombreuses pellicules d’amateurs données à développer ne sont jamais réclamées). En rentrant de chez le photographe, je me souviens avoir longuement fixé ce filet. C’était à mon sens le petit détail révélateur, le punctum (pour employer le terme un peu galvaudé de Barthes), la faille.
Ah, Karen, ce que tu peux être à côté de tes pompes ! La photo, oui, peut être un souvenir dans le sens où elle nous aide à nous rappeler. Pour certains, cela veut dire qu’elle n’est qu’une béquille, qu’elle nous procure au mieux un ersatz d’expérience. Depuis trente ans, nous nous lamentons sur le rôle ambivalent de la prise de vues, au point d’en faire l’origine de tous les maux que, souvent, elle se contente (?) de révéler. Elle est devenue l’apanage de ces colons des temps modernes, les touristes. Pas nous, bien entendu, mais les autres, les américains, les japonais, les belges, ceux- là qui se déplacent en troupeau et tirent sur tout ce qui bouge. Le joyeux mélange des métaphores illustre bien "notre" point de vue. Qui enfourche un tigre ne peut pas en descendre, nous rappelle Henri Michaux. Holà ! En Inde, oui, j’ai emporté partout un appareil photographique (souvent je n’osais pas l’utiliser : qu’importe ! ). A Paris, aussi, lorsque je fais cours, et à Hudson, petite ville de l’Ohio, quand je vais voir ma mère. Devant les travaux des étudiants ou debout dans les transports en commun, je suis une accroc du déclencheur. Hier devant le centre commercial Italie 2, un gros monsieur âgé dansait tout seul sur une musique de rap : plusieurs badauds le cadraient avec leurs téléphones portables. Les pièces affluaient dans la casquette posée par terre. Qu’en concluez-vous ? A New York les Surveillance Camera Players jouent devant… les caméras de surveillance. Si nous les photographions (les acteurs ou les caméras), que deviendrions-nous ? En guise de conclusion (provisoire, j’espère), je vous renvoie à une photo qui m’a été commandée à Gangaikondacholapuram (Tamil Nadu) le 14 mars 1986. Entre temps, j’ai malheureusement perdu l’adresse de mes commanditaires. S’ils voient ceci ?
Vous l’aurez compris, c’est Karen qui parle à Karen, j’ai oublié de signer...
Karen, je sens que ces photos te démangent. Pour créer un album sur Transactiv.exe, c’est quand tu veux ;-)
« La photo, oui, peut être un souvenir dans le sens où elle nous aide à nous rappeler. Pour certains, cela veut dire qu’elle n’est qu’une béquille, qu’elle nous procure au mieux un ersatz d’expérience. »
Je connais une personne qui faisait de très belles photos, qui en faisait de façon compulsive, et qui a totalement cessé d’en faire à cause de toute la mélancolie que supposait ce rapport aux photos ; aide mémoire peut-être, mais image fétiche qui éloigne encore plus sûrement la part vive du souvenir. Mais pour le regard d’un tiers, c’est tout autre chose...
Et puis, il y a le fait d’interrompre la relation à quelque chose pour la photographier. Je sors d’une grosse fête de famille très comique : à tour de rôle, chacun quittait le groupe de gens avec lequel il discutait pour faire des photos à la ronde, et ceux qui bavardaient étaient sans cesse interrompus par les coups de flash et les sollicitations des photographes qui réclament des regards et des sourires. Cela finit par devenir une autre forme de relation, une sorte de danse, un moyen d’échanger quelque chose avec des personnes à qui on n’a rien à dire.
« [la photo] est devenue l’apanage de ces colons des temps modernes, les touristes. [-]
A New York les Surveillance Camera Players jouent devant… les caméras de surveillance. Si nous les photographions (les acteurs ou les caméras), que deviendrions-nous ? »
Si la capture photographique est un acte de maîtrise, tu suggères qu’elle peut être réversible. En tout cas, dans celle que tu nous montres, on voit que la photographe est dominée par son sujet, et d’une façon qui n’a rien de mécanique (l’hypothèse de la réflexivité qui consisterait à photographier des caméras de surveillance). Bien sûr il y a le point de vue en léger contre-plongée. Mais surtout, comment ces gens font front ! On dirait que le véritable sujet de la photo est derrière eux et qu’ils le protègent en offrant l’image de leurs corps en rempart (est-ce l’entrée d’un temple ?).
Tiens ! jette donc un coup d’oeil sur cet âne céleste (on le dirait sorti d’un tableau de Tiepolo) ; dans le genre capturé-dominant-dérobé je trouve que cette photo a quelques points communs avec ta photo. La photo provient de la page d’acceuil du site de la Fondation Arabe pour l’Image (encore une trouvaille de Netlex nichée dans sa merveilleuse caverne d’Ali Baba)
Cela finit par devenir une autre forme de relation, une sorte de danse, un moyen d’échanger quelque chose avec des personnes à qui on n’a rien à dire.
Après on est en mesure de commenter l’album photos ensemble ;-) Cela créé une relation là où il n’y avait pas, à l’image de ces cadeaux de Noël envoyés à des neveux que l’on connaît à peine. La photo fait exister les familles éclatées, recomposées ou dispersées, qui ne se rencontrent qu’une fois par an. Tiens, je prends une photo de ma nièce dans sa chambre devant sa collection de cochons en peluche, dans sa tenue de tennis ou de bal (oui, déjà !), dans le jardin avec ses tantes et ses oncles. Là voilà encore sur le trampoline avec sa cousine (elle n’y a sauté que cinq minutes, pour la photo...).
Oui, je pense que très souvent, les photos sont l’œuvre de leurs sujets. On l’a dit à propos des images télévisuelles mises en scène par les kamikazes du 11 septembre. C’est un mode de relation très complexe dans lequel les spectateurs aussi jouent un rôle non-négligeable.