Henry-Claude Cousseau, actuellement directeur de l’Ecole Nationale des Beaux Arts, a été mis en examen le 15 novembre pour l’exposition « Présumés innocents, l’art contemporain et l’enfance » qui avait eu lieu en 2000, au CAPC de Bordeaux alors qu’il en était le directeur. La plainte déposée par l’association La Mouette vise également les deux commissaires de l’exposition, Marie-Laure Bernadac et Stéphanie Moisdon-Trembley, ainsi que 25 des 80 artistes exposants, parmi lesquels : Annette Messager, Christian Boltanski, Mike Kelley, Cindy Sherman, Tony Oursler, Nan Goldin, Marlene Dumas, Gary Gross, Carsten Höller.
Deux chefs d’accusation ont été retenus :
Diffusion de message violent, pornographique ou contraire à la dignité, accessible à un mineur,
Diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique.
Une pétition circule pour protester contre cette atteinte aux libertés de pensée, de création et d’expression.
De nombreux articles de presse se sont fait l’écho de cet événement, dont :
Sud Ouest : Poursuivi pour une expo au CAPC, Dominique Richard, 17 novembre.
Le Monde : L’ex-directeur du CAPC-Bordeaux mis en examen pour une exposition, Claudia Courtois, 18 novembre.
Libération : L’enfance de l’art mise en examen, Laure ESPIEU, Edouard LAUNET, 20 novembre.
Libération : « L’art doit questionner et déranger », Ange-Dominique BOUZET, 20 novembre
Le Figaro : Un directeur de musée mis en examen, François Dargent, 21 novembre.
Le Monde : Accusé artiste, levez-vous !, Bérénice Bailly, Clarisse Fabre et Nathaniel Herzberg, 22 novembre.
Le Monde : L’enquête peine à prouver le caractère pornographique des oeuvres, Nathaniel Herzberg, Claudia Courtois (à Bordeaux) et Claire Guillot, 22 novembre.
Sur le site de la fondation catholique, Liberté Politique.com, Aude de Kerros développe un argumentaire intéressant, mais qui est à bien des égards discutable, notamment, lorsqu’elle juge que les artistes contemporains escamotent le travail de transposition formelle pour ne présenter que des faits bruts non distanciés. Sur fond de relance de la querelle de l’Art-Contemporain qu’elle oppose artificiellement à un hypothétique “Art-Art", elle disqualifie en bloc l’art contemporain pour le rabattre au rang des produits publicitaires et mercantiles qui ont le devoir de répondre de leur bonne moralité devant la loi. C’est reprendre, avec beaucoup moins de nuances, et sur un mode trop sommaire, les propos que tenait Nathalie Heinich au sujet de l’immunité de l’art à l’occasion de l’exposition de Thomas Hirshhorn il y a bientôt deux ans.
Dans une conférence sur l’art tenue quelques années avant la parution de son livre “La sexualité de Catherine M.", Catherine Millet disait en substance qu’en art, on s’habitue à toutes les provocations, sauf le sexe qui reste le seul sujet dont la capacité à scandaliser ne s’émousse jamais.
On a vu avec l’affaire Outreau comment le fort potentiel émotionnel mobilisé par cette affaire avait pu susciter des erreurs de procédure et de jugement.
Il semble qu’ici aussi, l’émotion l’emporte sur le discernement. Les deux chefs d’accusation, bien que formulés séparément, ont tendance à se confondre. Peut-être parce que notre regard d’enfant s’emboîte dans notre regard d’adulte, nous ne parvenons pas à dissocier l’atteinte portée au regard de l’enfant et l’atteinte portée à l’image que l’adulte se fait de l’enfant.
Sur Paris Art, dans son éditorial du 23 novembre, L’art en justice ! Honte à la France !…, André Rouillé, comme la plupart des commentateurs, apporte nombre d’arguments qui rejettent le premier chef d’accusation. Il poursuit :
« Il apparaîtra assurément que dans l’exposition « Présumés innocents » les enfants étaient moins en danger (de pornographie, de pédophilie, ou de quoi que ce soit d’autre) que ne l’étaient les stéréotypes d’adultes sur l’innocence présumée de l’enfance amplement entretenus par les médias, la publicité et des entreprises culturelles comme Disney et consorts.
Ce qui était insupportable pour les croisés de l’innocence enfantine, c’était l’objet même de l’exposition qui venait ébranler leurs certitudes et troubler leurs doux rêves sur le monde enchanté de l’enfance. Au travers des œuvres et grâce à la force expressive de l’art, ils étaient confrontés à une approche plus nuancée, plus complexe et plus dynamique, en tout cas moins caricaturale que la leur — mais en fait confrontés à une réalité pour eux aussi inimaginable qu’inacceptable. »
C’est ce que relève également le philosophe Ruwen Ogien dans son article du 24 novembre paru dans le Monde :
« En réalité, cette mise en examen au nom de la protection de la jeunesse réhabilite une catégorie de crime dont on espérait s’être débarrassé : le crime sans victime. Pourquoi ?
Etant donné que ni le responsable de l’exposition ni les commissaires n’avaient l’intention de causer de torts directs à qui que ce soit (surtout pas à des enfants), étant donné aussi que la réalité d’un préjudice direct psychologique ou autre causé à des personnes particulières n’est nullement avérée, la seule chose qu’on peut leur reprocher, c’est d’avoir porté indirectement atteinte non pas à des êtres de chair et d’os mais à une image abstraite. L’image d’une “enfance innocente". »
Ce qui dérange donc, c’est le fait de toucher à l’image de l’enfant. Même si on le sait morveux et ingénuement pervers, l’enfant doit rester conforme à l’image du “bébé Cadum” parce qu’il est innocent et parce que l’image de l’innocence est forcément angélique. C’est cet archétype que les artistes bousculent.
Le petis angelots montrent leurs fesses joufflues et leur sexe en toute innocence. Leur impudeur ignore la culpablité, la conscience du bien ou du mal. Sont-ils pour autant vertueux ? La question ne devrait même pas se poser dans une sphère où la distinction entre vice et vertu n’existe pas. Cette sphère est un idéal dont se réclame l’art lorsqu’en toute ingénuité il reconnaît de la beauté dans des figures ou des situations dont on ne soupçonnait pas la valeur esthétique faute d’avoir été en mesure de suspendre notre jugement moral. L’innocence du regard débarrassé des a prioris de convention, tout comme l’ennui et la rêverie, c’est à dire le désoeuvrement du désir errant et ouvert à de nouveaux objets, sont des conditions fondamentales de la création.
Certes, sauf pour les utopistes, l’innocence et le désoeuvrement ne peuvent constituer un idéal social. Mais n’y a-il pas une contradiction dans le fait de vouloir à tout prix méconnaître la perversité naturelle de l’enfant sous prétexte de préserver non pas son innocence, mais plutôt une image vertueuse de l’innocence à laquelle se raccrochent les adultes, et de prétendre par ailleurs corriger et éduquer l’enfant pour qu’il devienne un adulte vertueux et responsable ?
On a vite fait de traduire innocence et désoeuvrement par impunité et paresse. Si l’on y prend garde, le chemin menant aux thèmes clés de la campagne électorale, délinquance et chômage, paraît déjà tracé.
En effet, on ne peut qu’être troublé de voir cette affaire que l’on croyait oubliée, revenir au devant de l’actualité après 6 ans d’instruction, au moment où les assemblées mettent la dernière main au projet de loi très controversé sur la Prévention de la délinquance défendue par Nicolas Sarkozy qui prenait appui, entre-autres, sur un rapport de l’INSERM sur le Trouble des conduites chez l’enfant (pdf). Au mois de mai dernier, ce rapport avait provoqué un tollé dont le collectif Pas de Zéro de Conduite s’était fait le porte-parole.
J’espère que c’est une coîncidence fortuite. J’espère sincèrement qu’un débat sur la nécessaire a-moralité de l’art ne sera pas instrumentalisé par les politiques qui trouvent leur fond de commerce en stigmatisant une prétendue immoralité de l’enfance.
« ...l’image que l’adulte se fait de l’enfant... » : fausse, nécessairement.
Par exemple :
»LE CIEL DES ENFANTS. --- Le bonheur des enfants est un mythe tout autant que le bonheur des Hyperboréens dont parlent les Grecs. Si vraiment le bonheur habite sur la terre, se disaient ceux-ci, ce doit être certainement aussi loin que possible de nous, peut-être là-bas, aux confins de la terre. Les hommes d’un certain âge pensent de même : si vraiment l’homme peut être heureux, c’est certainement aussi loin que possible de notre âge, aux limites et au début de la vie. Pour certain, à travers le voile de ce mythe, l’aspect de l’enfant est la plus grande joie qu’il puisse avoir : il pénètre lui-même sous les parvis du ciel quand il dit : « Laissez venir à moi les petits enfants, car c’est à eux qu’appartient le royaume des cieux ». --- D’une façon ou d’une autre, le mythe du ciel des enfants a cours, partout où il y a dans le monde moderne quelque chose comme de la sentimentalité.
(Le Voyageur et son ombre, 265)
Bonjour Escape,
Nous nous sommes télescopés ; je n’avais pas vu que tu étais passé par là au moment où je postais le petit mot qui suit immédiatement ton message. Ce n’était pas une réponse, juste des mots en l’air.
Merci pour cette citation. Je me souviens avoir lu chez Cioran, grand lecteur de Nietzsche aussi, des considérations assez proches sur la nostalgie, l’ingénuité de l’utopie et le bonheur. C’était dans Histoire et Utopie, mais je suis confuse, car je n’arrive plus à remettre la main sur le bouquin pour t’en donner une citation. En grandissant, mes chenapans d’enfants pillent ma bibliothèque et emportent ce qui les intéresse dans leur terrier intouchable. Il va falloir que je sévisse.
Pour me faire pardonner, voici une blague dont je me souviens :
« Un vieillard se lamente :
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Ah ! Jeunesse, bienheureux souvenir !
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Ah ! Jeunesse, où es-tu ?Il médite encore un peu et secoue la tête :
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Ah ! Jeunesse, toi aussi tu ne valais pas plus qu’une merde. »
C’était les vacances, Nous étions une bande d’ados de 14-15 ans goûtant aux premières joies de ce qui ressemblait à de l’indépendance. Les parents nous fichaient la paix. Nous déambulions sur la plage et dans les rues de Bâbolsar, flanqués de l’inévitable barde avec sa gratte mal accordée qui chantait "The house of the rising sun". Cette blague était devenue notre leitmotiv. A chaque fois qu’un sentiment de bonheur nous frôlait, il y en avait un pour se raviser avec un : « Ah ! Jeunesse !... »
Il faut croire que je vieillis pour raconter ça comme un bon souvenir ;-)
J’ai rêvé cette nuit d’une « assomption d’innocence ».
Ne me demandez pas à quoi ça ressemblait, c’était juste des mots en l’air.
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