Le Mercredi 29 décembre, entre deux réveillons, j’ai enfin réussi à dégager un après-midi pour aller voir l’exposition de Thomas Hirschhorn Swiss-Swiss Democracy [1] au Centre Culturel Suisse de Paris, Fondation Pro-Helvetia.
En guise de préliminaire, je vous invite à consulter la suite des petits billets publiés depuis le 9 décembre sur le forum-info de Transactiv.exe.
La polémique déclenchée par cette exposition avait d’abord retenu mon attention un peu par hasard : une photo qui dormait dans mes archives depuis un an et demi devenait l’occasion d’une blague assez inconséquente à laquelle je n’ai pu résister. Je l’ai postée en forum, puis, prise au jeu, j’ai commencé à suivre un peu cette affaire qui se révélait plutôt intéressante. Le fil des posts de forum devenant de plus en plus lourd à mesure que les éléments glanés dans la presse en ligne s’accumulaient, je publie la suite ici, sous forme d’article, plutôt un compte-rendu de visite d’exposition, en espérant que cette suite pourra contribuer à dépasser l’aspect purement événementiel de ce qui autrement, resterait une simple "affaire".
Avant de risquer des commentaires, quelques précautions d’usage : premièrement, mon approche est à l’image de l’exposition, des réflexions fragmentaires qui s’entrechoquent sur fond d’une intuition de cohérence peut être illusoire, peut-être latente, en tout cas prégnante. Deuxièmement, je ne peux pas être objective, j’ai trop de sympathie pour le travail de Hirschhorn, notamment, parce que j’y retrouve l’héritage de Schwitters, ce que son exposition au Centre Culturel Suisse, fort heureusement, ne dément pas. Cependant, j’ai l’affection épineuse. Donc, désolée d’avance pour les piquants.
Il se trouve que juste à côté du Centre Culturel Suisse, à l’espace des Blancs Manteaux, il y avait (mais c’était jusqu’au 2 janvier) une exposition de groupe appelée "Récup". En passant devant, je me suis dit que cela ferait une bonne entrée en matière avant d’aller voir l’expo Hirschhorn. Mais finalement cela n’avait aucun rapport. On y présentait des travaux très soignés et ingénieux, basés sur le recyclage d’objets ou matériaux de rebut ; des oeuvres qui hésitent entre sculpture ludique et objets de design. Rien qui ne dépare les objets plus ou moins chics présentés dans les boutiques du quartier. C’était séduisant, clinquant et assez hétéroclyte ; il y en avait pour tous les goûts. A ma connaissance, cette exposition n’a pas suscité de polémique.
En comparaison, l’exposition SSD fait tache dans le décor. Elle se signale dès la porte cochère, juste à côté de l’élégante enseigne minimaliste du CCS, par une méchante banderole de manif faite de drap blanc avec le titre de l’expo bombé en rouge à la va vite. Mais c’est le mot "Urgence" qui résonne en filigrane, comme une méta-donnée implicite appartenant à l’arsenal des mots clés trendy de la mouvance artistico-activiste. C’est aussi ce mot qui ouvre l’entretien avec Hirschhorn publié dans Le Monde du 17 décembre [2]. Un entretien où il déclare (à l’instar d’Alain Badiou [3]) :
« je ne veux pas participer à l’idéalisation de la démocratie, qui fait qu’elle devient taboue. Je n’ai pas voulu faire une exposition analytique, scientifique, ou apaisante. La question n’est pas de se définir ou pas comme un démocrate. »
Dehors, l’ambiance est encore à la fête. On est juste dans la période entre Noël et la Saint Sylvestre. Le centre de Paris est embouteillé, les trottoirs animés, les gens font du shopping, ils ont les bras chargés de colis. Les infos parlent du tsunami depuis trois jours. C’est loin, et tous ces colis... Ces gens ont sans doute fait aussi des dons aux ONG, l’un n’empêche pas l’autre. Que peuvent-ils faire de plus ? Je me demande ce que les passants voient dans cette banderole. Le mauvais goût de quelques trouble-fêtes qui ont choisi ce lieu et ce moment pour émouvoir l’opinion sur leurs problèmes corporatistes ? La démocratie, encore une cause perdue parmi tant d’autres ? Un problème de nantis ? La question est-elle moins légitime pour autant ? Ou moins pressante ?
Ce que j’ai vu à l’intérieur ressemble à une gigantesque bonbonnière trash dans laquelle s’agitent des coupures de journaux, des bouts de documentaires vidéo, des citations sur la démocratie surtout, griffonnées au gros marqueur un peu partout à hauteur des yeux. Entre-autres, des citations qui n’ont rien à envier aux questions qui me venaient à la vue de la banderole. Ces fragments d’idées vous cueillent à chaque tournant du lieu tarabiscoté, on les suçote, les souspèse et médite en fouillant sur tout le parcours de l’exposition, et encore après.
D’autres questions surgissent après. Par exemple, pourquoi les sources des citations ne sont-elles jamais mentionnées ? Le jeune philosophe, Marcus Steinweg qui s’active dans l’exposition m’explique que Hirschhorn n’a pas voulu perturber la compréhension des spectateurs par des questions d’attribution. Un argument que l’on entend souvent mais qui ne m’a jamais beaucoup convaincue. Ce "blanchiement" de la pensée signée Thomas Hirschhorn me trouble.
L’exposition est d’une grande cohérence plastique. Il faut y aller pour s’en rendre compte. Les photos aplatissent tout et donnent une impression de confusion visuelle qui ne correspond pas du tout à la réalité de l’installation. L’espace d’exposition (théâtre, rez-de chaussée, couloirs, cage d’escalier, étage et salle de conférence) a été habillé du sol au plafond d’un décor qui parodie les constructions modulaires légères de type Algeco. Ce sont des carrés de carton peints en rose, jaune et bleu clair, jointoyés tant bien que mal avec de l’adhésif marron, comme un Mondrian délavé, désidéalisé et cabossé par les contingences du lieu. Malgré les irrégularités des carrés de carton et des traits de scotch brouillons, on devine une harmonie compositionnelle sous-jacente, surtout si on lève le nez vers les hauts de mur qui se dégagent du chaos des textes, objets et images déversé à hauteur d’homme. L’harmonie, s’il en est, est d’autant plus savoureuse qu’elle est impure, accidentée ; elle doit composer avec les contraintes locales et porte la marque des petites mains d’assistants plus ou moins adroits qui en ont assemblé les morceaux. Ce décor est une utopie moderne précaire qui tient à grand frais de scotch d’emballage bon marché. Tout est dit. Fallait-il en rajouter ?
Si l’on devait s’en tenir aux critères modernistes d’autonomie de l’oeuvre, la déferlante de textes politiques (qu’ils soient philosophiques ou événementiels), apparaîtrait comme un excès, voire comme une régression qui asservit l’oeuvre à l’ordre d’un discours. Sauf que le discours ici, n’a rien d’ordonné, c’est une collection de faits et d’arguments contradictoires jetés pêle-mêle, qui étouffe l’ordonnance plastique et la bouscule sans ménagement. C’est sans doute dans cet excès que réside l’ambition d’une oeuvre qui ne veut pas se laisser achever par la réification de ses effets esthétiques [4], qui tient à mettre les points sur les "i" pour engager le débat sur le terrain du politique, en découdre avec le public et même avec l’institution qui l’accueille. C’est un pari difficile pour lequel Thomas Hirschhorn et son ami Marcus Steinweg n’économisent pas leur peine. Ils sont tout le temps présents, répondent aux questions, nourrissent le débat, éditent, photocopient et agrafent le journal de bord de l’exposition.
Le reste de l’exposition est à l’avenant. Les sculptures sont des parodies de sculpture, mise en volume de camemberts statistiques approximatifs et boursouflés associés à quelques documents ou encore des maquettes de montagnes suisses avec petit train et tunnel qui amusent les enfants mais évoquent dans ce contexte les courbes de mesures boursières en dent de scie. Les rares tableaux sont des parodies de tableaux néo-concrets manière Armleder. Les bornes en carton et polystyrène expansé qui s’érigent à partir des poteaux à chaque station architecturale ont des allures d’enseignes de boutiques parfois décorées des couleurs d’un canton. Les vidéos nous promènent sur les voies ferrées qui jalonnent le paysage suisse. Ces éléments, plus ou moins illustratifs, apportent une transition entre les registres décoratif et discursif. L’adhésif marron dessine, lie, unifie ce gigantesque ensemble. Ainsi, les télés, les socles, les chaises, les canapés, sont entièrement recouverts de ce revêtement de fortune qui les intègre au décor. Contre toute attente, ce revêtement s’avère souple et solide, et il n’accroche pas les vêtements.
La chaleur du carton, le remplissage de l’espace qui laisse peu de place pour la circulation, donnent un caractère presque intime à l’exposition, on a l’impression de se promener dans un appartement privé. Mais les enseignes qui réapparaissent à intervalles réguliers, les coupures de journaux affichées partout et les inconnus que l’on croise, nous renvoient à l’espace public de la rue. Les gens ont des comportements très différents. Certains s’installent, bouquinent, boivent et bavardent comme chez eux, d’autres passent.
A 15 heures, dans la salle de consultation web et de reprographie, Marcus Steinweg était en train de photocopier le n° 22 du journal de l’exposition. La Une des précédents numéros est affichée au mur, à 2 m de haut. Je reconnais de loin les Thèses pour l’art contemporain d’Alain Badiou [5]. Chaque jour un numéro est distribué gratuitement aux visiteurs. Les numéros précédents sont consultables sur place. Chaque numéro reproduit divers documents autour de l’exposition ainsi qu’un chapitre du texte que Marcus Steinweg a rédigé en vue des lectures qu’il donne en après-midi pendant l’exposition [6].
A 16 heures, j’assiste à la lecture du jour dans la salle de conférences qui est au premier étage. Marcus Steinweg y aborde différentes approches du Sujet : "singularités, sujets-immanences, communautés, nous". Il a un micro et une table pour parler, nous avons des canapés scotchés pour nous vautrer. Le texte de sa lecture du jour est déjà imprimé sur le journal. Il lit. Beaucoup de gens écoutent et lisent simultanément, y compris Thomas Hirschhorn qui a préféré la chaise aux canapés. L’écoute est régulièrement perturbée par le bruit des pages que les auditeurs tournent à l’unisson. On se croirait à la messe. Et pourquoi fallait-il une télé pour retransmettre en direct sa lecture alors qu’il est devant nous en chair et en os ? Cette médiation superfétatoire vise-t-elle un supplément d’aura ? Je lève le nez, et me dis que ces carrés de couleur cernés de scotch pourraient aussi bien être une parodie de vitraux.
La pensée de Marcus Steinweg se réfère largement à Derrida (le sujet de la démocratie comme sujet d’inquiétude, la démocratie en tant que déconstruction de soi) et pour partie à Alain Badiou (critique de la démocratie lorsqu’elle est conçue comme immanence, donc totalitaire). Mais il se réfère aussi à Deleuze, Foucault, Sartre, Hegel, Nietzche, Blanchot, Rancière, et finalement à tellement de monde que je m’y perd. C’est intéressant, mais je ne suis pas toujours sûre de bien comprendre sa terminologie. Elle est à la fois hyper référencée et flottante, et pour ne pas faciliter les choses, elle se construit à l’allemande, avec des concepts formés par des combinaisons de mots mis bout à bout. Cela donne des grosses molécules conceptuelles lourdes à digérer ; son discours en est hérissé. Il faut une culture philosophique très sûre (que je n’ai pas) pour saisir la nécessité d’introduire ici ou là des nouveaux concepts tel que le "sujet-singularité", mixte du sujet du logos universel et du sujet-individu du pathos (qu’il appelle singularité). Je suis mal à l’aise avec l’introduction trop facile de nouveaux concepts quand cette nécessité s’impose à la faveur de malentendus sur les concepts déjà en usage, et ce, au risque de multiplier encore les malentendus. J’ai mis du temps à comprendre que ce qu’il appelle le singulier correspond plutôt à ce que Badiou appelle le particulier [7]. Alors évidemment, il faut inventer autre chose pour le singulier.
Mon malaise va grandissant lorsqu’après avoir fini la lecture proprement dite, il s’étend longuement sur ce pauvre sujet-individu-du-pathos qu’il charge de tous les maux avant d’héroïser, dans un élan quasi Nitzschéen, le courage et le sens de la responsabilité du sujet mixte, dont il voit la figure dans l’artiste ou le philosophe, bien entendu. Est-ce une maladresse de la performance orale qui met trop d’emphase sur certains points par rapport à l’écrit ? Ce qui ressort du discours est terriblement manichéen, et ressemble à un prêche. Je me sens oppressée comme à l’écoute des interminables sermons paternels.
Oh ! mais comment faire pour démêler mon singulier pathos de l’universel logos si particulier auquel je me suis laissée assujettir ? Je rouspète depuis le fond de mon canapé, Marcus Steiweg s’explique et nuance son propos, et la discussion s’engage tant bien que mal avec un micro qui reste solidement scotché à la table du philosophe.
En rentrant le soir à la maison, je lance le journal sur mon bureau. Apparaît la dernière page avec une reproduction d’un article de Nathalie Heinich qui met l’affaire Hirschhorn en regard d’autres affaires moins récentes, ce qui nous replonge dans les débats houleux de la (pas si) vieille controverse sur l’art contemporain [8]. Elle revient sur le paradoxe pointé par Rochlitz dans Subversion et subvention [9], du moins sur l’aspect purement institutionnel et juridique du problème, car de la reconstruction de la critique d’art que Rochlitz envisageait comme un moyen de surmonter ce paradoxe, et de l’effort de se dégager de la sociologie pour porter quelque attention à la forme sensible, il n’en est pas question. Le titre de l’article, « l’art ne doit pas être intouchable » [10], se présente comme le résultat d’une opération qui lève le verrou de l’immunité de l’art dès lors que celui-ci prétend sortir de son inanité. Rien à redire sur cette équation.
Mais qu’en est il de ce que l’art touche ? Et qu’est-ce qu’être touché par l’art ?
Je laisse infuser la question dans le souvenir encore prégnant du décor en carton qui s’éloigne peu à peu au second plan et me sens soudain dépaysée de voir réapparaître ces petites saillies médiatiques que j’avais totalement oubliées pendant la visite de l’exposition : une affichette d’invitation qui assène (encore une fois !) l’image d’un torturé irakien avec un « I Love Democracy » gribouillé dessus, un artiste qui expose dans une institution Suisse à l’étranger après avoir fait savoir à grand bruit qu’il n’exposera plus en Suisse, une parodie de chien qui pisse sur une affiche représentant Christophe Blocher.
Après le plongeon dans l’exposition, ces motifs de scandale m’apparaissent assez secondaires. Le fait que l’on discute de la démocratie depuis le Centre Culturel Suisse plutôt que dans un café ou un squat alternatif a-t-il une importance symbolique telle que cela puisse invalider la portée du débat ? L’intérêt stratégique l’emporte-t-il sur l’impact symbolique ? Fétichisés par les médias, instrumentalisés par les politiques [11], ces gestes de provocation attirent peut-être l’attention sur l’exposition, mais ils constituent aussi des alibis qui détournent l’attention de ce qui fait la véritable consistance de l’oeuvre. En définitive, cette agitation est autant profitable que nuisible à la visibilité du travail. On aurait pu s’en passer.
Que l’oeuvre existe et qu’elle offre matière à réactiver encore une fois le débat sur la démocratie et sur les rapports de l’art et de la politique me paraît infiniment plus intéressant. Pourvu bien sûr, que l’on n’escamote ni l’une ni l’autre. Mais ceci relève peut-être plus de la responsabilité du spectateur.
Cette affaire Hirschhorn en est une parmi tant d’autres [12]. Que les politiques se ridiculisent en stigmatisant les aspects les plus anecdotiques de l’œuvre pour la réduire à un misérable geste de provocation c’est de bonne guerre, puisque les artistes leur tendent si généreusement la perche, avec le micro au bout, s’il vous plaît !.
On pourrait sans doute voir dans ces rivalités une saine émulation si l’on s’accordait à y ajouter l’éclairage que Jean Philippe Uzel nous donne du rapport de l’art et de la politique à travers sa lecture de Hannah Arendt :
"Le leadership politique de Périclès, pendant près de 40 ans, dans la cité attique, vient du fait qu’il comprit mieux que quiconque cette réalité. Non seulement, nous dit Plutarque, il usait de son éloquence sur la scène politique comme d’un « instrument » - ce qui lui assura le surnom d’« Olympien » -, mais il avait également saisi l’importance politique de la poésie tragique « en accordant des indemnités à ceux qui assistaient aux représentations théâtrales ». Cette situation va créer une formidable rivalité entre le démagogue (au sens premier de « meneur de peuple ») et l’artiste, chacun cherchant à exercer la plus grande influence possible sur les citoyens aux dépens de l’autre. Cette joute servira finalement les intérêts supérieurs de la cité puisque, comme nous le rappelle encore Hannah Arendt, « Athènes [-] ne trancha jamais le conflit entre le politique et l’art unilatéralement en faveur de l’un ou de l’autre - et c’est peut-être, d’ailleurs, l’une des raisons du déploiement extraordinaire du génie artistique dans la Grèce classique ; elle garda le conflit vivant et elle ne le nivela pas en une indifférence des deux domaines l’un à l’égard de l’autre »." [13]
Que la plaie toujours béante soit un merveilleux bouillon de culture on peut le concevoir. Que pour vivre dans cet agon, le citoyen-spectateur doive maîtriser l’art du grand écart on aimerait l’en croire capable. Mais il faut reconnaître que l’acrobatie devient de plus en plus périlleuse quand la surenchère médiatique caricature les conflits à coups de concepts-marketing-viraux mieux adaptés à la vente de savonnettes. Est-il encore possible d’investir le débat quand les rivaux se font complices pour ériger le conflit en spectacle, quand la plaie obscène fascine au point de méduser le chaland pour l’avilir au rang de consommateur-voyeur ?
Une semaine plus tard, je retourne à l’exposition pour voir "Guillaume Tell", le spectacle de Gwenaël Morin, dont plusieurs personnes m’ont dit beaucoup de bien. Il paraît que c’est hilarant.
J’ai une bonne heure d’avance. Je vais d’abord aux nouvelles du côté de la reprographie pour prendre le journal du jour ; j’arrive juste à temps pour attrapper le numéro de la veille qui reproduit toute la collection des citations éparpillées dans l’expo, cette fois dûment référencées.
Je m’en vais fouiner dans la bibliothèque qui est à l’étage. Une impressionnante bibliographie est affichée, mais plus de la moitié des ouvrages ont disparu des rayonnages. Les petits malins qui ont subtilisé les livres nous disent en acte qu’il faut une police derrière chaque démocratie.
Cela tombe mal ! Le spectacle commence à 19h avec un homme en fuite qui demande de l’aide pour traverser le lac parce qu’il a « les flics au cul ». C’est l’histoire toujours recommencée d’un peuple qui s’affranchit d’un seigneur pour tomber sous le joug des princes, puis se débarrasse des princes pour s’enliser dans d’autres formes d’oppression, y compris celle de la démocratie sécuritaire avec ses campagnes électorales spectaculaires et crétinisantes. Le retour de la police est le leitmotiv de cette comédie où les acteurs se démènent de révolutions en désillusions, pour sombrer peu à peu dans un état de débilité mentale qui se repaît de blagues cyniques à propos de bons sentiments. Finalement ils cèdent au nirvana de l’idiotie totale et enfin au sommeil, dans un grand canapé collectif.
Le théâtre fait partie de l’exposition. Ici aussi, on s’enfonce dans des canapés revêtus d’adhésif marron pour se laisser interpeller, conscientiser, instructionner, responsabiliser, culpabiliser, sermonner, mais surtout distraire. Oui, se laisser distraire tout en sirotant une canette de bière qui pue, décorée d’un portrait de Le Pen ou autres hommes politiques aussi peu reluisants. Ces canettes étaient gratuitement distribuées par les acteurs pendant la scène de la campagne électorale [14]. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la plupart des gens buvaient sans broncher, ils dégustaient à petite gorgée la démonstration de leur impuissance et leur dose amère de mauvaise conscience sucrée de rires de synthèse. Il paraît même que d’autres petits malins reviennent, non pour le spectacle, mais pour compléter leur collection de canettes made in Hirschhorn Democracy.
Difficile d’être plus bas ; je laisse tomber la chute.
[1] Thomas Hirschhorn, Marcus Steinweg et Gwenaël Morin : Swiss-Swiss Democracy, du 4 décembre 2004 au 30 janvier 2005 au Centre Culturel Suisse
[3] Notons pour référence ces propos d’Alain Badiou dans un entretien donné en juillet 2002, Beyond Formalism, Centre International d’Etude de la Philosophie Française Contemporaine :
« Pour l’instant je navigue entre deux idées. La première, c’est que, pour entrer dans une pensée fondamentale du monde contemporain, il faut prendre comme point de départ non pas la critique du capitalisme mais la critique de la démocratie. C’est une tâche cruciale de la philosophie que de séparer la pensée des idéologies dominantes. La philosophie ne sert à rien, si elle ne permet pas de critiquer les idées consensuelles, les fausses évidences. Or, je constate que la catégorie consensuelle aujourd’hui n’est pas du tout l’économie libérale. En vérité, tout le monde est prêt à critiquer ce que Viviane Forrester, dans un livre superficiel à succès, a nommé « l’horreur économique ». On nous rebat les oreilles avec le cynisme financier, la dévastation de la planète, la famine en Afrique, et ainsi de suite. En même temps, cette dénonciation est à mon avis absolument inopérante, parce qu’elle est économico-objectiviste. La dénonciation des mécanismes objectifs aboutit au mieux à des propositions de réforme tout à fait illusoires. Par contre, personne n’est prêt à critiquer la démocratie. C’est un tabou, c’est un fétiche consensuel majeur. Et c’est le vrai principe subjectif de ralliement, partout dans le monde, au capitalisme libéral. Ainsi, ma première idée était de penser la fonction du mot « démocratie », dans le cadre d’une analyse fonctionnelle : quelle est exactement sa fonction, où se situe-t-il, comment fonctionne son caractère de fétiche subjectif, etc.? J’ai intégré là-dedans une relecture attentive de la critique de la démocratie par Platon. La deuxième idée est l’envers de la première. Il s’agit d’identifier ce que j’appelle le nihilisme contemporain, c’est-à-dire la subjectivité contemporaine ordinaire. Je dis qu’un sujet, aujourd’hui, n’est rien d’autre qu’un corps qui se tient face au marché. Qu’est-ce que c’est que le citoyen du marché ? Une figure nécessairement nihiliste, mais d’un nihilisme singulier, un nihilisme de la jouissance. »
[4] Dans L’art à l’état gazeux, essai sur le triomphe de l’esthétisme(Stock, 2003), Yves Michaux montre comment l’art aboutit à sa dissolution dans l’hédonisme d’une industrie culturelle distractive et insignifiante :
« La meilleure stratégie de récupération de l’art du XXe siècle sera passée en fait par l’institution du musée où s’effectue la collecte de l’art en un espace qui le préserve, le sacralise mais aussi le stérilise et le rend inoffensif » p. 76
« Les critiques nostalgiques de l’art contemporain se trompent donc deux fois : l’art, qu’ils regrettent tant, est déjà partout – sans que, bizarrement, ils s’en soient aperçus – et, deuxièmement, ce monde de l’art contemporain qu’ils honnissent tant n’existe déjà plus – sans qu’ils s’en soient non plus rendus compte. » p. 56
« L’expérience de l’art rejoint en fait celle du bonheur contemporain, tel qu’il est décrit, vanté et promis par la publicité, garanti sans ombres ni catastrophes par les contrats d’assurance, rendu aisé et protégé jusqu’à l’insouciance par des technologies réputées parfaitement fiables » p. 171
[5] Alain Badiou, thèses pour l’art contemporain, CIVIC Centre, 2003
[6] On peut trouver un résumé des lecture de Marcus Steinweg sur le site du CCS. L’intégralité des lectures est mise à jour sur un site indépendant.
[7] Alain Badiou, Huit thèses sur l’universel, Novembre 2004, Centre International d’Etudes de la Philosophie Française Contemporaine :
« On appellera particulier ce qui est repérable dans le savoir par des prédicats descriptifs. Ce qui, identifiable comme procédure à l’oeuvre dans une situation, est cependant soustrait à toute description prédicative, on le dira singulier. Ainsi, les traits culturels d’une population quelconque sont particuliers. Mais ce qui, en traversée de ces traits, en déposition de toute description répertoriée, convoque universellement un sujet-pensée, est singulier. »
[8] Compte rendu du colloque L’art contemporain : ordres et désordres, 26 avril 1997, sur le site du ministère de la culture.
[9] Rainer Rochlitz, Subversion et subvention, Paris, Gallimard, 1994,
Voir également le N° 9 de la Revue Canadienne d’Esthétique qui est consacrée à Rochlitz
[10] Le nom du journal ainsi que la date ont disparu dans le couper-coller
[11] Comme Robert Cottet le faisait très justement remarquer dans son commentaire sur le forum
[12] Dans son article, Nathalie Heinich rappelle quelques affaires qui avaient agité l’opinion au milieu des années 1980 : les "colonnes" de Daniel Buren au Palais Royal, l’exposition du photographe Robert Mapplethrope au Musée de Cincinatti, les photographies d’Andreas Serrano au musée de Philadelphie.
Netlex en signalait d’autres sur son blog : celle toute récente de l’exposition de Leon Ferrari à Buenos Aires qui a dû être fermée à la demande du Cardinal Bergoglio, mais aussi la navrante affaire Snow White où l’on a pu voir en janvier 2004, l’ambassadeur d’Israel en Suède se livrer à un acte de vandalisme sur une exposition qui blessait sa susceptibilité.
J’évoquais il y a quelques semaines le cas du portrait animalier de Bush dans le forum, un petit esclandre qui s’est vite converti en petit business fructueux.
Comme on le voit, les intérêts qui poussent les uns ou les autres à susciter le scandale ne sont pas équivalents, et Nathalie Heinich a raison de souligner que « les transgressions opérées par l’art contemporain [-] portent sur des valeurs bien différentes : aux Etats-Unis, c’est surtout la morale sexuelle et la religion qui en sont la cible ; en France, il s’agit plus souvent de l’authenticité (à travers la défense du patrimoine) et de la notion même d’œuvre d’art »
[13] Jean-Philippe Uzel, L’art "micropolitique" est-il politique ?, Revue ESSE, N° 48.
[14] Ah ! J’oubliais : l’épisode du pipi de chien se déroule pendant cette scène. Un détail, vraiment.
Voilà des petites phrases qu’on pourra ajouter à la collection de citations sur la démocratie rassemblées par Hirschhorn.
Hier, à la réunion du G8 qui se déroule ce week end à St Petersbourg, George Bush et Vladimir Putin ont fait les déclarations suivantes :
"Je comprends parfaitement ... qu’il y aura une démocratie de type russe. Je ne m’attends pas à ce que la Russie ressemble aux Etats-Unis. Comme Vladimir me l’a fait remarquer hier soir, ils ont une histoire différente, des traditions différentes", a déclaré le président américain.
"Honnêtement, nous ne voulons évidemment pas avoir une démocratie comme celle en Irak", a répondu le président russe, Bush ayant un peu plus tôt fait référence à l’Irak, comme l’un des pays où son administration encourageait les valeurs de la démocratie.
(source : Libération)
Avec ça on a de quoi rire pour tout le week-end...
Bon voilà, j’ai lu le texte avec une certaine attention. Il est intéressant. Je me demande s’il faut aller voir les expos "dont on parle" (?) Donc, d’après Isabelle, Hirshorn c’est intéressant. Le spectacle de Gwenaël Morin, on sait pas trop. Par contre, les gens qui boivent dans les canettes de bière décorées du portrait de Le Pen, effectivement c’est plutôt malsain. Mais alors quelle est l’intention de Morin et par ricochet d’Hirshorn dans tout ça ? Isabelle, tu peux expliquer ? Merci. Bernard
Bernard, tu as le don de mettre le couteau dans la plaie ; je veux dire bien sûr, que tu poses de bonnes questions ;)
Je les reprend dans l’ordre.
« Faut-il aller voir les expos dont on parle ? »
Ta question laisse sous-entendre beaucoup d’autres questions.
Les expositions dont on parle sont-elles forcément mauvaises ?
Faut-il parler des expos (même quand on ne les a pas pas vues) ? Qui est « on » ? (les médias, les politiques, les critiques, les artistes, les étudiants, le public ?) Qui a légitimité pour en parler ? Quand n’importe qui peut s’exprimer publiquement sur internet sans l’aval de quiconque, comme je le fais ici, ce « on » englobe des responsabilités à tous les niveaux.
Faut-il boycotter les expos trop médiatiques ? Quelles expos faut-il aller voir ? Suffit-il de les voir ?
Faut-il encore faire des expos ? L’exposition n’est-elle pas comme le soulignait Pierre Leguillon[1] une forme discutable en ce qu’elle suppose l’existence d’un « public » (c’est qu’on commence à douter de son existence) ? Ou bien en ce qu’elle suppose un modèle de relation au public qui doit être dépassé ?
Toutes ces questions se posent, mais je ne veux pas les traiter de façon générale. Selon les cas et selon les contextes, il y aura toujours de bonnes raisons pour faire ou ne pas faire des expositions, pour en parler, ou pour y aller. Pour ma part, je tenais à aller voir l’exposition de Hirschhorn parce que j’avais fait la bêtise de donner un écho au « on » qui en parlait. Tout ça pour une blague potache de chien qui pisse. Ca m’apprendra !
Vu la mauvaise tournure prise par cette affaire, je m’en suis voulue d’avoir ri [2]. Donc, la moindre des choses était d’aller voir l’expo et d’écouter Hirschhorn avec un minimum d’attention et de bienveillance pour faire la part du « on » dit et de ce que j’étais en mesure de voir et d’entendre[3]. Mais tout compte fait, je pense que cette affaire ne méritait pas autre chose qu’une blague. Pour expliquer ça correctement, il faudrait un livre entier, ce qui reviendrait à s’attarder encore plus dans ce bourbier. Non, ça suffit !
« d’après Isabelle, Hirschhorn c’est intéressant » :
Oui, malgré sa confusion et ses contradictions[4], c’est quand-même un artiste intéressant. Il s’agite beaucoup, c’est à la fois sa qualité et son défaut. Je garde de la sympathie pour son travail à cause des cartons que j’aime (même si je n’aime pas la façon dont il les brutalise), à cause du caractère pauvre et « non intimidant » de sa facture et à cause du Schwitters qui transparaît dans son travail. Il a fait quelques pièces que j’ai trouvées très bonnes (Jeu de Paume au début des années 90 puis Munster en 97, et puis son papier peint en parpaing pour 24h Foucault était peut-être moche, mais trop drôle dans le contexte de fausse friche industrielle du Palais de Tokyo, encore ma faiblesse pour les blagues, ça me perdra !). Cela dit, le fait qu’il prenne maintenant pour modèle les étalages que Rodchenko[5] réalisait en 1925 pour présenter le pavillon soviétique à l’exposition des arts décoratifs de Paris , me plaît beaucoup moins. C’est bien le parti-pris de son expo au CCS, et cela montre qu’il est résolu de jouer l’art sur le registre de la propagande. Et c’est à partir de là que les choses se gâtent[6]. Peut-on agiter sur le mode de la propagande une critique de la guerre démocratique qui elle même, utilise la propagande comme ligne de front ?
« les gens qui boivent dans les canettes de bière décorées du portrait de Le Pen, effectivement c’est plutôt malsain »
Le spectacle en lui même, c’était comme aux guignols de l’info, un comédie cynique comme on en voit tous les jours. La mise en scène est bien, rondement menée à la manière brechtienne, les acteurs sont bons, tout va bien. En soi, le fait de distribuer ces canettes n’était pas choquant, c’était cohérent par rapport à l’histoire, ça faisait partie de la « fiction ».
Mais est-ce que tu imagines ? Tenir ça dans la main avec le portrait d’un affreux dessus ! ça brûle les doigts, c’est sale, c’est le genre de choses qu’on lâche vite vite et puis on se lave les mains avec beaucoup de savon. Mais ce qui m’a soufflé, c’est que les gens gardent la canette, et en plus ils boivent ! C’est ça qui est scandaleux. Je n’en reviens toujours pas. Le sens du réel s’écroule en même temps que le symbolique. Dans ces conditions tout est possible ; les pires horreurs. Le passage à l’acte est banalisé. Tout ce que l’exposition veut dénoncer est là en acte.
Mais le problème, c’est que malgré les Hannah Arendt qui sont affichés là haut dans la bibliographie (mais les livres ont évidemment disparu), malgré la mauvaise conscience assénée par le spectacle, malgré l’affiche qui expose un torturé irakien crucifié, malgré les bon sentiments et le dévouement des artistes et des philosophes qui orchestrent tout ceci, les gens ne se rendent pas compte que ce qu’ils touchent, ils le touchent vraiment. Ils boivent de la mauvaise bière gratis, ils collectionnent une relique gratis, et c’est tout ce qui compte. C’est gratis !
« quelle est l’intention de Morin et par ricochet d’Hirshorn dans tout ça ? »
Va savoir ! En tout cas le résultat est nul. Toutes ceci est tranquillement relégué dans une distrayante fiction soigneusement distanciée à laquelle le spectateur apporte sa petite participation.
Saadi disait : « je désespérais de tenir le miroir aux aveugles et de parler aux sourds, quand au fond de l’assistance un énergumène s’est mis à brailler : Oh ! l’Ami était si près de moi et je ne le savais pas ! »[7]
C’est un problème de distance.
[1] « Oublier l’exposition » Art-press, octobre 2000
[2] La légende dit que Napoléon est né avec des dents. Une autre légende dit que Zoroastre est né en riant. A tout prendre, je préfère encore la naissance par le rire que la dent longue.
[3] Conférences de Hirschhorn : à la Sorbonne, le 15 décembre, et à Maison Rouge le 6 janvier.
[4] Lors du débat qui a suivi sa conférence à Maison Rouge le 6 janvier, Hirschhorn reconnaissait qu’il avait eu tort d’accepter une exposition au Centre Culturel Suisse alors qu’il avait déclaré un an avant ne plus vouloir exposer en Suisse. Ensuite, il disait Oui-mais, les pourparlers pour cette exposition avaient commencé il y a deux ans...
[5] A la Sorbonne, Hirschhorn évoquait ses débuts dans le graphisme publicitaire, et son admiration pour le travail de Rodchenko en tant que graphiste et ordonnateur des stands et pavillons soviétiques dans les grandes expositions internationales.
Voir le site de la rétrospective Rodchenko sur le site du MOMA (dommage, en ligne, je ne trouve aucune photo de l’intérieur du pavillon soviétique)
[6] Il n’y a pas de mal à relire le fameux manifeste de l’art prolétarien de 1923 qui contrairement à ce que son nom semble indiquer, est un manifeste anti-politique (et non a-politique). J’en avais reproduit des extraits sur le wiki-artlibre, il y a un an.
[7] Commentaire d’un passage du Coran qui dit « Il est plus près de toi que la carotide »
Si personne n’a perçu la violence distillée par les artistes c’est peut-être que la violence est à ce point intégrée comme mode d’actions et d’échanges dans notre société. Nous l’avons atomisée en multiple facettes pour mieux nous aveugler et nous masquer la matrice qui produit cette entité gobalisante et oppressante.
Donc pour répondre à la question faut il parler des expositions ?
Je répondrai Oui, puisque c’est à cette distance, il me semble, que peut se révéler ce qui ne peut l’être lors de la rencontre ’frontale’, par manque de distance.
La question fondamentale est celle-ci : est-ce qu’un art, autant centré sur l’apparence, sur la forme des choses, sur une réalité de surface que peut l’être l’art occidental, présente une pertinence quelconque vis à vis de notre culture basée sur les systèmes, pour lesquels apparition, émergence, transformation sont des concepts génériques ? La représentation peut-elle coexister avec le constructivisme ? C’est la préoccupation suprême pour l’apparence et la représentation qui a caractérisé l’art occidental et, ainsi, en a fait le serviteur des idéologies, à la fois d’Eglise et d’Etat.
De l’apparence à l’apparition : communication et conscience dans la cybersphère - Roy Ascott
Mais le problème, c’est que malgré les Hannah Arendt qui sont affichés là haut dans la bibliographie (mais les livres ont évidemment disparu), malgré la mauvaise conscience assénée par le spectacle, malgré l’affiche qui expose un torturé irakien crucifié, malgré les bon sentiments et le dévouement des artistes et des philosophes qui orchestrent tout ceci, les gens ne se rendent pas compte que ce qu’ils touchent, ils le touchent vraiment. Ils boivent de la mauvaise bière gratis, ils collectionnent une relique gratis, et c’est tout ce qui compte. C’est gratis !
Oui Isabelle, je suis entièrement d’accord avec ce que tu exprimes, malgré l’affection que tu peux avoir pour Hirschhorn et que je partage également. Que nous avons affaire dans cette affaire là à l’anéantissement même de ce qui peut avoir lieu comme surgissement de vérité (c’est à dire du processus qui y mène). Car rien n’a lieu dans le territoire de l’art tel qu’il s’affiche voulant démontrer la superbe morale de son sacre, sauf cette affiche là précisément : une annonce à la gloire de l’acteur et qui veut entraîner à sa suite des spectateur agis et déférents. Rien n’a lieu sur le terrain de jeu des intérêts non dits, la prise de pouvoir, la jouissance à dominer la question et à soumettre à la question les publics médusés. Jusqu’à la lie, ainsi boivent-ils et pas seulement des yeux, la bière à l’effigie du méchant pointé du doigt, ainsi sont-ils dévorés par les images des méchancetés faites et dénoncées. Mais rien, absolument rien ne se passe sauf effectivement la gratuité, l’acte gratuit, aussi gratuit qu’un crime peut l’être quand il veut s’affirmer libre. C’est très cher payé.
Pour que quelque chose ait lieu, il faut un lieu. C’est à dire se défaire du territoire et du droit de terrifier qui lui est afférant (Territoire = droit de terrifier (jus terrendi), d’après l’étymologie classique, diffusée par l’empereur Justinien. Rapporté par Pierre Legendre, "Jouir du pouvoir, traité de la bureaucratie patriote", editions de Minuit, 1976, p.246). Se défaire du Terroir Contemporain, du Folklore actuel immonde qui s’expose à la face du monde comme culture en raison d’Etat, de contre-Etat et qui trace une Histoire lamentable pleine de pathos, de héros aussi inconséquents que leurs oeuvres. Mais lourdes, bien visibles, bien audibles que ça en est criant et qu’on se boucherait les oreilles, le nez, la bouche et tous les pores pour n’être pas affectés par tant d’objets qui crèvent les yeux.
L’exposition doit, si nous voulons être opérants, conséquents, raisonnables et justes, devenir position. Prendre position sans exposition (cette avancée obscène qui est la marque même de la régression d’une position, quand bien même elle apparaîtrait aux yeux crevés comme une progression).
Position de principe : c’est à dire définie selon une politique de fond, celle dont les choix ne sont pas de façade, mais des choix qui fondent et instituent ce qui est et ce qui a lieu. C’est à dire une technique des langages qui ne prend pas l’actualité pour son propre présent. Technnique qui comprend le passé lointain et le futur aussi lointain. Des racines étymologiques aux ramifications insoupçonnées vers l’infini.
Foin de l’acte qui se veut actuel, actif, réactif et présence au monde : il est immonde de toutes les manières possibles de toutes les étiquettes possibles. Il est l’anéantissement même du présent qui est l’infini du temps, de tous les temps.
Position dans le lieu où "rien n’aura eu lieu que le lieu" (Mallarmé) et où "je est un autre" (Rimbaud). Etre en lieu d’avoir lieu. Position inactuelle sans doute, invisible aux yeux crevés. Et si c’était dans cet invisible là que nous serions opérants ? En tâche de fond. Que révèlent quelques bornes posées là en évidence pour orienter les regards, histoire de mettre la puce à l’oreille. Sussurer quelques mots clefs et qui ouvrent.
L’internet, au fond, procède du lieu de l’événement. Faut voir comme.
Merci Sylvie et Antoine pour la qualité de vos commentaires. Transactiv.exe a bien de la chance de bénéficier de telles contributions.
Après mûre réflexion (trois jours quand même ! encore une fois toutes mes excuses pour cette lenteur) je me dis que pour l’instant, mieux vaut laisser courir le chat de Schrödinger plutôt que de prendre le risque d’ériger son invisibilité même, en affiche.
La question de la distance, on pourrait y revenir (et c’est bien ce qui occupe la transactivation). Je ne suis pas certaine que le "spectateur agi et déférent" dont parle Antoine, celui qui se laisse infliger le spectacle de l’acutalité, manque de distance. Au contraire ! Il en a peut-être trop. Du moins, il le présume. Il se croit à distance (ironique ou fictionnelle) de ce qui le touche. Il se croit à l’abri. D’où sa bonhomie, sa condescendance à se laisser agir. Et pourtant, il est touché, et pourtant, il boit.
Mais la distance n’est pas donnée par une présomption d’ironie ou de fantaisie, elle se construit. En cela, il me semble que la responsabilité du spectateur n’est pas moindre que celle de l’artiste ; il n’y a aucune raison d’attendre plus de lucidité de la part de l’un que de l’autre.
Oui je suis d’accord avec toi Isabelle sur l’idée de construction partagée de la distance, enfin je crois :). La distance est une question d’appréciation tout à fait relative qui permet à chacun de tenter de se positionner vis à vis des autres. On voit toute l’ambivalence de cette notion de distance qui quand elle apparait importante entre un individu et un "évènement" peut-être à la fois interprétée comme un manque d’implication du dit individu, voire de son inconséquence mais d’un autre point de vue on peut voir dans cette apparente grande distance la volonté de masquer une trop grande proximité,voire un malaise à l’exprimer. La peur d’être mis à distance d’un groupe fait que nous agissons plus souvent en fonction de ce que nous imaginons des attentes du groupe qu’en fonction de nos propres peurs et désirs. S’identifier à un groupe autorise une mise à distance suffisante pour créer l’illusion de ne pas être seulement soit.
Les individus d’un groupe en se concentrant sur la représentation du groupe produisent une image qui fait écran entre eux et ce qui se passe, un écran qui permet à chacun de se projeter hors de son propre isolement et de sa finitude, un écran qui permet de créér une distance entre les individus et leur perception de la réalité.
La construction de la distance renvoit à l’ altérité qui ne peut s’affranchir de l’écran mais c’est peut-être là qu’il faut oeuvrer, c’est à dire sur l’ambivalence de l’écran et les problèmes de confusion qu’elle induit entre des représentations potentielles de la réalité et leur contexte d’apparition.
Merci à Netlex, transactiveur honoris causa, qui signalait la semaine dernière, l’article de Hans Joachim-Müller, paru dans le Kunstbulletin.ch du mois de mars, « Kunst und Politik : Bruchstücke zu einer Theorie der Unverträglichkeit ».
Le peu que j’en ai saisi (avec l’expédient du Babel Fish qui vaut presque un Débilitron) laisse comprendre que Hans-Joachim Müller prend pour point de départ la récente exposition de Hirschhorn au Centre Culturel Suisse, qu’il remet en perspective par rapport à d’autres démarches artistiques (de Jenny Holzer ou Beuys, jusqu’à Courbet) pour interroger les raisons de l’incompatibilité de l’art et de la politique qui ne peuvent qu’entretenir un dialogue de sourd et nourrir des malentendus. Il évoque également Peter Wiebel à propos de « l’exposition discursive ». Je n’ose pas m’aventurer plus avant dans les bribes d’idées que j’ai pu intercepter, mais l’article est assez développé et semble plutôt sévère envers le « défi infantile » lancé par Hirschhorn.
J’enrage d’être à ce point nulle en allemand, que le meilleur de cet article (la finesse de son argumentation) m’échappe. Il va falloir trouver un germaniste ayant un minimum de familiarité avec la théorie de l’art, et de surcroît assez patient pour me gratifier de ses explications. Y en a-t-il un dans la salle ?
Par ailleurs, Netlex qui avait donné sur son blog un écho à notre article « Hirschhorn-Democracy », posait cette question :Qu’est-ce que l’art du « citoyen du marché » ?
Ceux qui ont lu, auront compris que la question de Netlex reprend et prolonge celle d’Alain Badiou citée en note de bas de page de mon article (« qu’est-ce que le citoyen du marché ? »).
Si l’on pouvait voir un paradoxe insurmontable dans la formulation d’Alain Badiou qui oppose la notion de citoyen au rôle de consommateur que le marché assigne au sujet social, la question de Netlex apparaît plutôt comme un défi : en effet, parler de l’art du citoyen du marché introduit une forme de plasticité ou de savoir-faire, l’idée que le sujet aurait une marge de manoeuvre pour infléchir une situation dont il est l’otage.
Car il est bien évident que nul n’échappe au marché, même à se réfugier dans la brousse pour s’enfoncer la tête dans le sable. C’est d’ailleurs sur cette réalité que débouchait le colloque de 2001 sur la provocation dans l’art contemporain. Mais sans doute Philippe Dagen, qui prononçait le discours de clôture du colloque, voulait-il ménager son auditoire lorsqu’il estompait la condition présente de l’art, en la présentant comme un futur probable :
« Il se pourrait plus encore que ces affaires, dans lesquelles une censure moralisatrice s’oppose à une provocation qui ne s’ignore pas -qui prend parfois tous les risques- ne semblent bientôt mineures en comparaison d’une autre censure, autrement puissante et radicale : celle qui s’opère en amont, au nom des lois du marché.[-] La censure, dans ce cas, ne procéderait plus par la protestation, mais par le silence »[1]
Les artistes qui voient leurs projets tués dans l’oeuf faute de lieu d’accueil ou de financement connaissent ce genre de censure depuis longtemps, ils savent également que la provocation est un ingrédient qui permet souvent de faire sauter le verrou de la censure silencieuse du marché tant cette dernière en est devenue friande pour nourrir son grand spectacle. On pourrait dire que la provocation est devenue l’art du marché.
Alors peut-être que l’art du citoyen du marché n’est pas ce que le marché appelle de l’art.
Mon petit doigt me dit que l’art du citoyen du marché aurait quelque chose à voir avec le Copyleft qui agit non pas contre le marché ni en dehors, mais dans le marché pour en modérer l’allure tout en y ménageant des espaces d’échanges vivants. Bien sûr, ce n’est là qu’un élément de réponse, disons une première condition.
Reste la « tâche de fond » (pour reprendre l’expression d’Antoine) : trouver le chemin d’un désir qui ne soit pas totalement manipulé et aliéné par les impératifs du marché. C’est difficile, sachant qu’il n’y a pas de maîtrise en la matière, que le désir est précisément ce qui appartient (et nous fait appartenir) à l’autre ; donc, il faut se constituer comme l’autre de l’autre pour donner consistance à un désir autre. Cela ne peut pas être l’oeuvre d’un artiste ou d’un héros, c’est une tâche collective et intersubjective, l’oeuvre d’un réseau connecté au réseau. Ce n’est ni une posture, ni une attitude, c’est une disposition qui exige de l’écoute, de l’attention et du temps, dans un monde emporté par la frénésie du faire et de la recherche de soi.
Mais ce qui m’étonne, c’est que Netlex qui a déjà compris tout cela depuis belle lurette, pose une question aussi frontale en me mettant dans l’embarras d’avoir à fournir des méta-explications dont la lourdeur programmatique m’effraie.
Ah ! je comprends... C’était une provocation d’artiste ;-)
[1] La provocation, une dimension de l’art contemporain [XIX-XXe siècles], actes du colloque organisé par le CIRHAC- Université de Paris-1, sous la présidence d’honneur de Madame José Vovelle, et la direction d’Eric Darragon, Publications de la Sorbonne, 2004, p.331
Making things public, atmospheres of democracy
C’est le titre de la nouvelle exposition conçue par Bruno Latour et Peter Weibel qui se déroule du 20 mars jusqu’au 7 août au ZKM de Karlsruhe.
Je n’ai pas encore vu, mais d’après ce que j’en lis, la "Chose" est énorme et se présente en quatre couches :
le discours curatorial en 15 chapitres,
la serre-matrice, une méta-installation interactive de Michel Jaffrennou et Thierry Coduys
les documents ou installations d’artistes présentés en 13 sections
l’« ambiance de démocratie », sorte de « fantôme du public », produite par la méta-installation.
Malgré diverses présentations lues en ligne ou dans la presse, je reste perplexe et ne parviens pas à me faire une idée de ce à quoi peut ressembler cette exposition. Description et interprétation s’emmêlent de façon inextricable. Est-ce un ludo-land pédagogique sur la démocratie, ou « des concepts élevés en trois dimensions » (selon l’expression utilisée par Bruno Latour dans l’entretien qu’il accorde à Beaux Arts Magazine) ?
Il faudra aller voir...
En tout cas, je comprends pourquoi Thomas Hirschhorn ressentait une certaine urgence à faire son exposition Swiss-Swiss-Democracy au Centre Culturel Suisse.
C’est tout de même étrange, une expo dont il est impossible de se faire une idée même approximative. Est-ce parce qu’elle est d’avance surinvestie de discours ou bien parce qu’elle ne ressemble à aucune autre expo ?
Le site de Bruno Latour met quelques photos en ligne, le site du ZKM également. Mais je n’ai encore trouvé aucun compte-rendu ou description venant d’un critique ou d’un visiteur (sinon des articles qui se contentent d’un copier-coller du dossier de presse).
En regardant certaines photos qui montrent des vues de l’expo avec ses cimaises amovibles en plexiglas, on se dit que cela ressemble à n’importe quelle expo montée dans une salle des fêtes municipale, avec le chic de la lumière interactive et les jeux de transparence en plus. En regardant d’autres photos, on se demande s’il ne s’agit pas d’un jeu du type Demgame que le gouvernement britannique a mis en ligne pour apprendre aux enfant à jouer à la démocratie (via Viewropa).
A voir cette floraison d’expositions et de jeux qui relèguent l’ exercice de la démocratie dans une fiction virtuelle ou dans le champ clos de l’art, on peut se demander si en réalité, l’exercice de la démocratie n’est pas devenu quelque chose de tellement opaque qu’il faut l’observer dans le microcosme didactique d’une éprouvette pour croire encore à son existence.
Cependant, en explorant la base de données de travaux en ligne qui s’enrichit progressivement à partir du projet Fair Assembly proposé par Steve Dietz pour l’exposition du ZKM, on est plutôt enclins à considérer l’hypothèse que nous ne savons encore pas grand chose de la démocratie lorsqu’il s’agit de la transposer dans les conditions démographiques et transnationales d’aujourd’hui. Ces simulations seraient alors autant d’exercices nécessaires pour inventer les conditions d’une démocratie encore balbutiante.
Réflexions sur le politique et la représentation de l’espace public avec le philosophe Bruno Latour, commissaire de l’exposition « Making things public » au centre d’art ZKM de Karlsruhe.
Merci beaucoup Sylvie !
Je vais écouter ça dès que j’aurais installé les codec (ma machine est perpétuellement en travaux depuis quelques mois). Et puis je ne desespère pas de dégager un petit moment pour aller voir l’expo.
Contente de voir que tu as l’indulgence de revenir après mon commentaire un peu frontal ; c’est là qu’on reconnaît les bons joueurs ;-)
Ah ! j’oubliais de signaler que le 14 Juin à 19h ; il y a un débat organisé à l’Espace Paul Ricard sur les relations entre l’art et la politique, à l’occasion de l’exposition "Mots d’ordre, mots de passe" organisée par Cyril Jarton et Laurent Jeanpierre :
Communiqué de presse
"En quoi l’art peut-il être politique et quelles « stratégies » utilisent les artistes pour faire passer un message ? à travers la présentation de certaines pièces exposées, Cyril Jarton et Laurent Jeanpierre, reviennent sur les notions de « mot de passe et mot d’ordre », thématique de l’exposition qu’ils ont réalisé à l’Espace Ricard
L’exposition « mots d’ordre mots de passe » tente d’opposer deux strategies esthétiques qui ont traversé, tout au long du XXè siècle, le champ politique. Elle rassemble plusieurs pieces qui tentent d’inclure des elements de langage, ecrit ou oral. Elle explore une voie nouvelle par laquelle les mots d’ordre pourrait se transformer en mots de passe et les esthetiques autoritaires en esthetiques émancipatrices. Elle s’interroge sur les manières dont les oeuvres d’art peuvent eviter de reproduire les formes de séparation entre les êtres qui prédominent aujourd’hui, dans l’art comme partout ailleurs.
Invités :
Cyril Jarton et Laurent Jeanpierre, les deux commissaires de l’exposition reviendront sur ces differents points en partant d’une lecture des pieces de l’exposition et de leur mise en relation.
Leurs interventions seront modérées par Mark Alizart, animateur des « Revues parlées » du Centre Georges Pompidou et co-directeur de Fresh Théorie , à paraître aux Editions Leo Scheer à l’automne 2005."Espace Paul Ricard
Bureaux Royale 2
9, rue Royale. Paris 8e
M° Concorde ou Madeleine
pas de soucis Isabelle pour la frontalité elle est agréablement amortie par l’écran et puis sans toi "je" n’existerai pas :)
Ah ! Oui, d’accord ;-)
Alors tu es partante aussi ?
Je vais affûter mon MoonEdit et on va se faire un alpha test en comité réduit.
Pour ce week end, je crois que le moment n’est pas vraiment favorable vu la disponibilité des quelques amis qui ont l’air intéressés.
J’essaye d’organiser ça pour le courant de la semaine prochaine.
Les instructions pour très bientôt...
ok je guette par ici la date du rdv :)
Ou alors si tu crées rapidement sur Moon Edit une page Le-Je-de-Tous on pourrait commencer cette écriture collective par la disponibilité de chacun pour ce rdv
ex : disponibilité pour la semaine du 13 au 17 juin
isabelle : jours + heures
sylvie : jours + heures
etc ...