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Hirschhorn Democracy

Un compte-rendu de l’exposition au Centre Culturel Suisse de Paris
Publié le jeudi 20 janvier 2005 à 13:27:41 par Isabelle Vodjdani

Le Mercredi 29 décembre, entre deux réveillons, j’ai enfin réussi à dégager un après-midi pour aller voir l’exposition de Thomas Hirschhorn Swiss-Swiss Democracy [1] au Centre Culturel Suisse de Paris, Fondation Pro-Helvetia.

En guise de préliminaire, je vous invite à consulter la suite des petits billets publiés depuis le 9 décembre sur le forum-info de Transactiv.exe.

La polémique déclenchée par cette exposition avait d’abord retenu mon attention un peu par hasard : une photo qui dormait dans mes archives depuis un an et demi devenait l’occasion d’une blague assez inconséquente à laquelle je n’ai pu résister. Je l’ai postée en forum, puis, prise au jeu, j’ai commencé à suivre un peu cette affaire qui se révélait plutôt intéressante. Le fil des posts de forum devenant de plus en plus lourd à mesure que les éléments glanés dans la presse en ligne s’accumulaient, je publie la suite ici, sous forme d’article, plutôt un compte-rendu de visite d’exposition, en espérant que cette suite pourra contribuer à dépasser l’aspect purement événementiel de ce qui autrement, resterait une simple "affaire".

Avant de risquer des commentaires, quelques précautions d’usage : premièrement, mon approche est à l’image de l’exposition, des réflexions fragmentaires qui s’entrechoquent sur fond d’une intuition de cohérence peut être illusoire, peut-être latente, en tout cas prégnante. Deuxièmement, je ne peux pas être objective, j’ai trop de sympathie pour le travail de Hirschhorn, notamment, parce que j’y retrouve l’héritage de Schwitters, ce que son exposition au Centre Culturel Suisse, fort heureusement, ne dément pas. Cependant, j’ai l’affection épineuse. Donc, désolée d’avance pour les piquants.

Il se trouve que juste à côté du Centre Culturel Suisse, à l’espace des Blancs Manteaux, il y avait (mais c’était jusqu’au 2 janvier) une exposition de groupe appelée "Récup". En passant devant, je me suis dit que cela ferait une bonne entrée en matière avant d’aller voir l’expo Hirschhorn. Mais finalement cela n’avait aucun rapport. On y présentait des travaux très soignés et ingénieux, basés sur le recyclage d’objets ou matériaux de rebut ; des oeuvres qui hésitent entre sculpture ludique et objets de design. Rien qui ne dépare les objets plus ou moins chics présentés dans les boutiques du quartier. C’était séduisant, clinquant et assez hétéroclyte ; il y en avait pour tous les goûts. A ma connaissance, cette exposition n’a pas suscité de polémique.

En comparaison, l’exposition SSD fait tache dans le décor. Elle se signale dès la porte cochère, juste à côté de l’élégante enseigne minimaliste du CCS, par une méchante banderole de manif faite de drap blanc avec le titre de l’expo bombé en rouge à la va vite. Mais c’est le mot "Urgence" qui résonne en filigrane, comme une méta-donnée implicite appartenant à l’arsenal des mots clés trendy de la mouvance artistico-activiste. C’est aussi ce mot qui ouvre l’entretien avec Hirschhorn publié dans Le Monde du 17 décembre [2]. Un entretien où il déclare (à l’instar d’Alain Badiou [3]) :

« je ne veux pas participer à l’idéalisation de la démocratie, qui fait qu’elle devient taboue. Je n’ai pas voulu faire une exposition analytique, scientifique, ou apaisante. La question n’est pas de se définir ou pas comme un démocrate. »

Dehors, l’ambiance est encore à la fête. On est juste dans la période entre Noël et la Saint Sylvestre. Le centre de Paris est embouteillé, les trottoirs animés, les gens font du shopping, ils ont les bras chargés de colis. Les infos parlent du tsunami depuis trois jours. C’est loin, et tous ces colis... Ces gens ont sans doute fait aussi des dons aux ONG, l’un n’empêche pas l’autre. Que peuvent-ils faire de plus ? Je me demande ce que les passants voient dans cette banderole. Le mauvais goût de quelques trouble-fêtes qui ont choisi ce lieu et ce moment pour émouvoir l’opinion sur leurs problèmes corporatistes ? La démocratie, encore une cause perdue parmi tant d’autres ? Un problème de nantis ? La question est-elle moins légitime pour autant ? Ou moins pressante ?

Le décor

Ce que j’ai vu à l’intérieur ressemble à une gigantesque bonbonnière trash dans laquelle s’agitent des coupures de journaux, des bouts de documentaires vidéo, des citations sur la démocratie surtout, griffonnées au gros marqueur un peu partout à hauteur des yeux. Entre-autres, des citations qui n’ont rien à envier aux questions qui me venaient à la vue de la banderole. Ces fragments d’idées vous cueillent à chaque tournant du lieu tarabiscoté, on les suçote, les souspèse et médite en fouillant sur tout le parcours de l’exposition, et encore après.

D’autres questions surgissent après. Par exemple, pourquoi les sources des citations ne sont-elles jamais mentionnées ? Le jeune philosophe, Marcus Steinweg qui s’active dans l’exposition m’explique que Hirschhorn n’a pas voulu perturber la compréhension des spectateurs par des questions d’attribution. Un argument que l’on entend souvent mais qui ne m’a jamais beaucoup convaincue. Ce "blanchiement" de la pensée signée Thomas Hirschhorn me trouble.

L’exposition est d’une grande cohérence plastique. Il faut y aller pour s’en rendre compte. Les photos aplatissent tout et donnent une impression de confusion visuelle qui ne correspond pas du tout à la réalité de l’installation. L’espace d’exposition (théâtre, rez-de chaussée, couloirs, cage d’escalier, étage et salle de conférence) a été habillé du sol au plafond d’un décor qui parodie les constructions modulaires légères de type Algeco. Ce sont des carrés de carton peints en rose, jaune et bleu clair, jointoyés tant bien que mal avec de l’adhésif marron, comme un Mondrian délavé, désidéalisé et cabossé par les contingences du lieu. Malgré les irrégularités des carrés de carton et des traits de scotch brouillons, on devine une harmonie compositionnelle sous-jacente, surtout si on lève le nez vers les hauts de mur qui se dégagent du chaos des textes, objets et images déversé à hauteur d’homme. L’harmonie, s’il en est, est d’autant plus savoureuse qu’elle est impure, accidentée ; elle doit composer avec les contraintes locales et porte la marque des petites mains d’assistants plus ou moins adroits qui en ont assemblé les morceaux. Ce décor est une utopie moderne précaire qui tient à grand frais de scotch d’emballage bon marché. Tout est dit. Fallait-il en rajouter ?

Si l’on devait s’en tenir aux critères modernistes d’autonomie de l’oeuvre, la déferlante de textes politiques (qu’ils soient philosophiques ou événementiels), apparaîtrait comme un excès, voire comme une régression qui asservit l’oeuvre à l’ordre d’un discours. Sauf que le discours ici, n’a rien d’ordonné, c’est une collection de faits et d’arguments contradictoires jetés pêle-mêle, qui étouffe l’ordonnance plastique et la bouscule sans ménagement. C’est sans doute dans cet excès que réside l’ambition d’une oeuvre qui ne veut pas se laisser achever par la réification de ses effets esthétiques [4], qui tient à mettre les points sur les "i" pour engager le débat sur le terrain du politique, en découdre avec le public et même avec l’institution qui l’accueille. C’est un pari difficile pour lequel Thomas Hirschhorn et son ami Marcus Steinweg n’économisent pas leur peine. Ils sont tout le temps présents, répondent aux questions, nourrissent le débat, éditent, photocopient et agrafent le journal de bord de l’exposition.

Le reste de l’exposition est à l’avenant. Les sculptures sont des parodies de sculpture, mise en volume de camemberts statistiques approximatifs et boursouflés associés à quelques documents ou encore des maquettes de montagnes suisses avec petit train et tunnel qui amusent les enfants mais évoquent dans ce contexte les courbes de mesures boursières en dent de scie. Les rares tableaux sont des parodies de tableaux néo-concrets manière Armleder. Les bornes en carton et polystyrène expansé qui s’érigent à partir des poteaux à chaque station architecturale ont des allures d’enseignes de boutiques parfois décorées des couleurs d’un canton. Les vidéos nous promènent sur les voies ferrées qui jalonnent le paysage suisse. Ces éléments, plus ou moins illustratifs, apportent une transition entre les registres décoratif et discursif. L’adhésif marron dessine, lie, unifie ce gigantesque ensemble. Ainsi, les télés, les socles, les chaises, les canapés, sont entièrement recouverts de ce revêtement de fortune qui les intègre au décor. Contre toute attente, ce revêtement s’avère souple et solide, et il n’accroche pas les vêtements.

La chaleur du carton, le remplissage de l’espace qui laisse peu de place pour la circulation, donnent un caractère presque intime à l’exposition, on a l’impression de se promener dans un appartement privé. Mais les enseignes qui réapparaissent à intervalles réguliers, les coupures de journaux affichées partout et les inconnus que l’on croise, nous renvoient à l’espace public de la rue. Les gens ont des comportements très différents. Certains s’installent, bouquinent, boivent et bavardent comme chez eux, d’autres passent.

A 15 heures, dans la salle de consultation web et de reprographie, Marcus Steinweg était en train de photocopier le n° 22 du journal de l’exposition. La Une des précédents numéros est affichée au mur, à 2 m de haut. Je reconnais de loin les Thèses pour l’art contemporain d’Alain Badiou [5]. Chaque jour un numéro est distribué gratuitement aux visiteurs. Les numéros précédents sont consultables sur place. Chaque numéro reproduit divers documents autour de l’exposition ainsi qu’un chapitre du texte que Marcus Steinweg a rédigé en vue des lectures qu’il donne en après-midi pendant l’exposition [6].

La lecture

A 16 heures, j’assiste à la lecture du jour dans la salle de conférences qui est au premier étage. Marcus Steinweg y aborde différentes approches du Sujet : "singularités, sujets-immanences, communautés, nous". Il a un micro et une table pour parler, nous avons des canapés scotchés pour nous vautrer. Le texte de sa lecture du jour est déjà imprimé sur le journal. Il lit. Beaucoup de gens écoutent et lisent simultanément, y compris Thomas Hirschhorn qui a préféré la chaise aux canapés. L’écoute est régulièrement perturbée par le bruit des pages que les auditeurs tournent à l’unisson. On se croirait à la messe. Et pourquoi fallait-il une télé pour retransmettre en direct sa lecture alors qu’il est devant nous en chair et en os ? Cette médiation superfétatoire vise-t-elle un supplément d’aura ? Je lève le nez, et me dis que ces carrés de couleur cernés de scotch pourraient aussi bien être une parodie de vitraux.

La pensée de Marcus Steinweg se réfère largement à Derrida (le sujet de la démocratie comme sujet d’inquiétude, la démocratie en tant que déconstruction de soi) et pour partie à Alain Badiou (critique de la démocratie lorsqu’elle est conçue comme immanence, donc totalitaire). Mais il se réfère aussi à Deleuze, Foucault, Sartre, Hegel, Nietzche, Blanchot, Rancière, et finalement à tellement de monde que je m’y perd. C’est intéressant, mais je ne suis pas toujours sûre de bien comprendre sa terminologie. Elle est à la fois hyper référencée et flottante, et pour ne pas faciliter les choses, elle se construit à l’allemande, avec des concepts formés par des combinaisons de mots mis bout à bout. Cela donne des grosses molécules conceptuelles lourdes à digérer ; son discours en est hérissé. Il faut une culture philosophique très sûre (que je n’ai pas) pour saisir la nécessité d’introduire ici ou là des nouveaux concepts tel que le "sujet-singularité", mixte du sujet du logos universel et du sujet-individu du pathos (qu’il appelle singularité). Je suis mal à l’aise avec l’introduction trop facile de nouveaux concepts quand cette nécessité s’impose à la faveur de malentendus sur les concepts déjà en usage, et ce, au risque de multiplier encore les malentendus. J’ai mis du temps à comprendre que ce qu’il appelle le singulier correspond plutôt à ce que Badiou appelle le particulier [7]. Alors évidemment, il faut inventer autre chose pour le singulier.

Mon malaise va grandissant lorsqu’après avoir fini la lecture proprement dite, il s’étend longuement sur ce pauvre sujet-individu-du-pathos qu’il charge de tous les maux avant d’héroïser, dans un élan quasi Nitzschéen, le courage et le sens de la responsabilité du sujet mixte, dont il voit la figure dans l’artiste ou le philosophe, bien entendu. Est-ce une maladresse de la performance orale qui met trop d’emphase sur certains points par rapport à l’écrit ? Ce qui ressort du discours est terriblement manichéen, et ressemble à un prêche. Je me sens oppressée comme à l’écoute des interminables sermons paternels.

Oh ! mais comment faire pour démêler mon singulier pathos de l’universel logos si particulier auquel je me suis laissée assujettir ? Je rouspète depuis le fond de mon canapé, Marcus Steiweg s’explique et nuance son propos, et la discussion s’engage tant bien que mal avec un micro qui reste solidement scotché à la table du philosophe.

En rentrant le soir à la maison, je lance le journal sur mon bureau. Apparaît la dernière page avec une reproduction d’un article de Nathalie Heinich qui met l’affaire Hirschhorn en regard d’autres affaires moins récentes, ce qui nous replonge dans les débats houleux de la (pas si) vieille controverse sur l’art contemporain [8]. Elle revient sur le paradoxe pointé par Rochlitz dans Subversion et subvention [9], du moins sur l’aspect purement institutionnel et juridique du problème, car de la reconstruction de la critique d’art que Rochlitz envisageait comme un moyen de surmonter ce paradoxe, et de l’effort de se dégager de la sociologie pour porter quelque attention à la forme sensible, il n’en est pas question. Le titre de l’article, « l’art ne doit pas être intouchable » [10], se présente comme le résultat d’une opération qui lève le verrou de l’immunité de l’art dès lors que celui-ci prétend sortir de son inanité. Rien à redire sur cette équation.

Mais qu’en est il de ce que l’art touche ? Et qu’est-ce qu’être touché par l’art ?

Je laisse infuser la question dans le souvenir encore prégnant du décor en carton qui s’éloigne peu à peu au second plan et me sens soudain dépaysée de voir réapparaître ces petites saillies médiatiques que j’avais totalement oubliées pendant la visite de l’exposition : une affichette d’invitation qui assène (encore une fois !) l’image d’un torturé irakien avec un « I Love Democracy » gribouillé dessus, un artiste qui expose dans une institution Suisse à l’étranger après avoir fait savoir à grand bruit qu’il n’exposera plus en Suisse, une parodie de chien qui pisse sur une affiche représentant Christophe Blocher.

Après le plongeon dans l’exposition, ces motifs de scandale m’apparaissent assez secondaires. Le fait que l’on discute de la démocratie depuis le Centre Culturel Suisse plutôt que dans un café ou un squat alternatif a-t-il une importance symbolique telle que cela puisse invalider la portée du débat ? L’intérêt stratégique l’emporte-t-il sur l’impact symbolique ? Fétichisés par les médias, instrumentalisés par les politiques [11], ces gestes de provocation attirent peut-être l’attention sur l’exposition, mais ils constituent aussi des alibis qui détournent l’attention de ce qui fait la véritable consistance de l’oeuvre. En définitive, cette agitation est autant profitable que nuisible à la visibilité du travail. On aurait pu s’en passer.

Que l’oeuvre existe et qu’elle offre matière à réactiver encore une fois le débat sur la démocratie et sur les rapports de l’art et de la politique me paraît infiniment plus intéressant. Pourvu bien sûr, que l’on n’escamote ni l’une ni l’autre. Mais ceci relève peut-être plus de la responsabilité du spectateur.

Cette affaire Hirschhorn en est une parmi tant d’autres [12]. Que les politiques se ridiculisent en stigmatisant les aspects les plus anecdotiques de l’œuvre pour la réduire à un misérable geste de provocation c’est de bonne guerre, puisque les artistes leur tendent si généreusement la perche, avec le micro au bout, s’il vous plaît !.

On pourrait sans doute voir dans ces rivalités une saine émulation si l’on s’accordait à y ajouter l’éclairage que Jean Philippe Uzel nous donne du rapport de l’art et de la politique à travers sa lecture de Hannah Arendt :

"Le leadership politique de Périclès, pendant près de 40 ans, dans la cité attique, vient du fait qu’il comprit mieux que quiconque cette réalité. Non seulement, nous dit Plutarque, il usait de son éloquence sur la scène politique comme d’un « instrument » - ce qui lui assura le surnom d’« Olympien » -, mais il avait également saisi l’importance politique de la poésie tragique « en accordant des indemnités à ceux qui assistaient aux représentations théâtrales ». Cette situation va créer une formidable rivalité entre le démagogue (au sens premier de « meneur de peuple ») et l’artiste, chacun cherchant à exercer la plus grande influence possible sur les citoyens aux dépens de l’autre. Cette joute servira finalement les intérêts supérieurs de la cité puisque, comme nous le rappelle encore Hannah Arendt, « Athènes [-] ne trancha jamais le conflit entre le politique et l’art unilatéralement en faveur de l’un ou de l’autre - et c’est peut-être, d’ailleurs, l’une des raisons du déploiement extraordinaire du génie artistique dans la Grèce classique ; elle garda le conflit vivant et elle ne le nivela pas en une indifférence des deux domaines l’un à l’égard de l’autre »." [13]

Que la plaie toujours béante soit un merveilleux bouillon de culture on peut le concevoir. Que pour vivre dans cet agon, le citoyen-spectateur doive maîtriser l’art du grand écart on aimerait l’en croire capable. Mais il faut reconnaître que l’acrobatie devient de plus en plus périlleuse quand la surenchère médiatique caricature les conflits à coups de concepts-marketing-viraux mieux adaptés à la vente de savonnettes. Est-il encore possible d’investir le débat quand les rivaux se font complices pour ériger le conflit en spectacle, quand la plaie obscène fascine au point de méduser le chaland pour l’avilir au rang de consommateur-voyeur ?

Le spectacle

Une semaine plus tard, je retourne à l’exposition pour voir "Guillaume Tell", le spectacle de Gwenaël Morin, dont plusieurs personnes m’ont dit beaucoup de bien. Il paraît que c’est hilarant.

J’ai une bonne heure d’avance. Je vais d’abord aux nouvelles du côté de la reprographie pour prendre le journal du jour ; j’arrive juste à temps pour attrapper le numéro de la veille qui reproduit toute la collection des citations éparpillées dans l’expo, cette fois dûment référencées.

Je m’en vais fouiner dans la bibliothèque qui est à l’étage. Une impressionnante bibliographie est affichée, mais plus de la moitié des ouvrages ont disparu des rayonnages. Les petits malins qui ont subtilisé les livres nous disent en acte qu’il faut une police derrière chaque démocratie.

Cela tombe mal ! Le spectacle commence à 19h avec un homme en fuite qui demande de l’aide pour traverser le lac parce qu’il a « les flics au cul ». C’est l’histoire toujours recommencée d’un peuple qui s’affranchit d’un seigneur pour tomber sous le joug des princes, puis se débarrasse des princes pour s’enliser dans d’autres formes d’oppression, y compris celle de la démocratie sécuritaire avec ses campagnes électorales spectaculaires et crétinisantes. Le retour de la police est le leitmotiv de cette comédie où les acteurs se démènent de révolutions en désillusions, pour sombrer peu à peu dans un état de débilité mentale qui se repaît de blagues cyniques à propos de bons sentiments. Finalement ils cèdent au nirvana de l’idiotie totale et enfin au sommeil, dans un grand canapé collectif.

Le théâtre fait partie de l’exposition. Ici aussi, on s’enfonce dans des canapés revêtus d’adhésif marron pour se laisser interpeller, conscientiser, instructionner, responsabiliser, culpabiliser, sermonner, mais surtout distraire. Oui, se laisser distraire tout en sirotant une canette de bière qui pue, décorée d’un portrait de Le Pen ou autres hommes politiques aussi peu reluisants. Ces canettes étaient gratuitement distribuées par les acteurs pendant la scène de la campagne électorale [14]. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la plupart des gens buvaient sans broncher, ils dégustaient à petite gorgée la démonstration de leur impuissance et leur dose amère de mauvaise conscience sucrée de rires de synthèse. Il paraît même que d’autres petits malins reviennent, non pour le spectacle, mais pour compléter leur collection de canettes made in Hirschhorn Democracy.

Difficile d’être plus bas ; je laisse tomber la chute.

[1Thomas Hirschhorn, Marcus Steinweg et Gwenaël Morin : Swiss-Swiss Democracy, du 4 décembre 2004 au 30 janvier 2005 au Centre Culturel Suisse

[2Aden, Le Monde, 17/12/04, entretien avec Th. Hirschhorn

[3Notons pour référence ces propos d’Alain Badiou dans un entretien donné en juillet 2002, Beyond Formalism, Centre International d’Etude de la Philosophie Française Contemporaine :

« Pour l’instant je navigue entre deux idées. La première, c’est que, pour entrer dans une pensée fondamentale du monde contemporain, il faut prendre comme point de départ non pas la critique du capitalisme mais la critique de la démocratie. C’est une tâche cruciale de la philosophie que de séparer la pensée des idéologies dominantes. La philosophie ne sert à rien, si elle ne permet pas de critiquer les idées consensuelles, les fausses évidences. Or, je constate que la catégorie consensuelle aujourd’hui n’est pas du tout l’économie libérale. En vérité, tout le monde est prêt à critiquer ce que Viviane Forrester, dans un livre superficiel à succès, a nommé « l’horreur économique ». On nous rebat les oreilles avec le cynisme financier, la dévastation de la planète, la famine en Afrique, et ainsi de suite. En même temps, cette dénonciation est à mon avis absolument inopérante, parce qu’elle est économico-objectiviste. La dénonciation des mécanismes objectifs aboutit au mieux à des propositions de réforme tout à fait illusoires. Par contre, personne n’est prêt à critiquer la démocratie. C’est un tabou, c’est un fétiche consensuel majeur. Et c’est le vrai principe subjectif de ralliement, partout dans le monde, au capitalisme libéral. Ainsi, ma première idée était de penser la fonction du mot « démocratie », dans le cadre d’une analyse fonctionnelle : quelle est exactement sa fonction, où se situe-t-il, comment fonctionne son caractère de fétiche subjectif, etc.? J’ai intégré là-dedans une relecture attentive de la critique de la démocratie par Platon. La deuxième idée est l’envers de la première. Il s’agit d’identifier ce que j’appelle le nihilisme contemporain, c’est-à-dire la subjectivité contemporaine ordinaire. Je dis qu’un sujet, aujourd’hui, n’est rien d’autre qu’un corps qui se tient face au marché. Qu’est-ce que c’est que le citoyen du marché ? Une figure nécessairement nihiliste, mais d’un nihilisme singulier, un nihilisme de la jouissance. »

[4Dans L’art à l’état gazeux, essai sur le triomphe de l’esthétisme(Stock, 2003), Yves Michaux montre comment l’art aboutit à sa dissolution dans l’hédonisme d’une industrie culturelle distractive et insignifiante :

« La meilleure stratégie de récupération de l’art du XXe siècle sera passée en fait par l’institution du musée où s’effectue la collecte de l’art en un espace qui le préserve, le sacralise mais aussi le stérilise et le rend inoffensif » p. 76

« Les critiques nostalgiques de l’art contemporain se trompent donc deux fois : l’art, qu’ils regrettent tant, est déjà partout – sans que, bizarrement, ils s’en soient aperçus – et, deuxièmement, ce monde de l’art contemporain qu’ils honnissent tant n’existe déjà plus – sans qu’ils s’en soient non plus rendus compte. » p. 56

« L’expérience de l’art rejoint en fait celle du bonheur contemporain, tel qu’il est décrit, vanté et promis par la publicité, garanti sans ombres ni catastrophes par les contrats d’assurance, rendu aisé et protégé jusqu’à l’insouciance par des technologies réputées parfaitement fiables » p. 171

[5Alain Badiou, thèses pour l’art contemporain, CIVIC Centre, 2003

[6On peut trouver un résumé des lecture de Marcus Steinweg sur le site du CCS. L’intégralité des lectures est mise à jour sur un site indépendant.

[7Alain Badiou, Huit thèses sur l’universel, Novembre 2004, Centre International d’Etudes de la Philosophie Française Contemporaine :

« On appellera particulier ce qui est repérable dans le savoir par des prédicats descriptifs. Ce qui, identifiable comme procédure à l’oeuvre dans une situation, est cependant soustrait à toute description prédicative, on le dira singulier. Ainsi, les traits culturels d’une population quelconque sont particuliers. Mais ce qui, en traversée de ces traits, en déposition de toute description répertoriée, convoque universellement un sujet-pensée, est singulier. »

[8Compte rendu du colloque L’art contemporain : ordres et désordres, 26 avril 1997, sur le site du ministère de la culture.

[9Rainer Rochlitz, Subversion et subvention, Paris, Gallimard, 1994,
Voir également le N° 9 de la Revue Canadienne d’Esthétique qui est consacrée à Rochlitz

[10Le nom du journal ainsi que la date ont disparu dans le couper-coller

[11Comme Robert Cottet le faisait très justement remarquer dans son commentaire sur le forum

[12Dans son article, Nathalie Heinich rappelle quelques affaires qui avaient agité l’opinion au milieu des années 1980 : les "colonnes" de Daniel Buren au Palais Royal, l’exposition du photographe Robert Mapplethrope au Musée de Cincinatti, les photographies d’Andreas Serrano au musée de Philadelphie.
Netlex en signalait d’autres sur son blog : celle toute récente de l’exposition de Leon Ferrari à Buenos Aires qui a dû être fermée à la demande du Cardinal Bergoglio, mais aussi la navrante affaire Snow White où l’on a pu voir en janvier 2004, l’ambassadeur d’Israel en Suède se livrer à un acte de vandalisme sur une exposition qui blessait sa susceptibilité.
J’évoquais il y a quelques semaines le cas du portrait animalier de Bush dans le forum, un petit esclandre qui s’est vite converti en petit business fructueux.
Comme on le voit, les intérêts qui poussent les uns ou les autres à susciter le scandale ne sont pas équivalents, et Nathalie Heinich a raison de souligner que « les transgressions opérées par l’art contemporain [-] portent sur des valeurs bien différentes : aux Etats-Unis, c’est surtout la morale sexuelle et la religion qui en sont la cible ; en France, il s’agit plus souvent de l’authenticité (à travers la défense du patrimoine) et de la notion même d’œuvre d’art »

[13Jean-Philippe Uzel, L’art "micropolitique" est-il politique ?, Revue ESSE, N° 48.

[14Ah ! J’oubliais : l’épisode du pipi de chien se déroule pendant cette scène. Un détail, vraiment.


 
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