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L’âne et le Muezzin

Me croirez vous ?
Publié le jeudi 15 janvier 2004 à 11:45:46 par Isabelle Vodjdani

Peu avant l’aube, le braiment de l’âne déchirait la nuit, propulsait la conscience vers les étoiles. Terreur sublime de la distance, entraperçue seulement, les yeux mi clos. L’étroit rayon traversait la fente des rideaux, de l’oreiller jusqu’au fond du ciel. Il me portait vers un continent glacé, démesuré, mais doux ; un monde intangible d’anesthésie lucide.

Alors, la voix du Muezzin s’élevait et le ciel, lentement, pâlissait. La voix était belle et grave, subtilement modulée. Peu à peu, elle comblait le grand vide, fractionnait l’absolu en sphères, strates, et intervalles hiérarchisés, le dotait d’une mesure. Enfin, le chant du coq et les rumeurs de la ville réduisaient le silence à des dimensions familières.

En chemin pour l’école, je ne voyais toujours pas le soleil. Il en était encore à lécher le sommet du Damâvand, notre montagne en pain de sucre, d’une lueur rose orangée. Incroyablement haut perché -c’en était indécent !-, le prisme de glace brillait d’une infinité de nuances, mieux qu’une pointe de pyramide.

Et tout à coup, la grosse pastille surgissait. On l’aurait dit montée sur ressorts. Pendant que nous roulions, elle taquinait l’horizon, rebondissait au dessus des crêtes avec l’innocence conquérante d’un enfant rieur. Un feu ardent qui aurait la fraîcheur des jeunes pousses d’herbe, l’odeur du jasmin encore imprégné d’humidité, et une couleur qui finalement n’en était peut-être pas une, tant je désespérais de la reproduire avec mes pauvres rondelles de gouache.

Plus tard, toujours à fanfaronner en détournant les propos de Wittgenstein par un « ce dont on ne peut parler, il faut le faire », je me suis entêtée à chercher encore mille et une solutions [1] pour retrouver ce que je croyais être une couleur [2]. Il est désormais trop tard pour apprendre la sagesse de me taire [3]. Aujourd’hui, le constat de mon impuissance et le souvenir exacerbé des beautés matinales me pousseraient plutôt à prendre pour devise « ce dont on ne peut parler, il faut le braire ».

Pour le moment je sais rire (Hi Hi), et je sais pleurer (Han Han). Encore des progrès à faire, on dirait ?


Envoi

Un jour, le voisin de Mollâ Nasr-el-dîn vient frapper à sa porte pour lui demander de lui prêter son âne. Il est bien pauvre, et doit se rendre au marché pour vendre quelques légumes.

- Ah ! cher voisin, je te l’aurais prêté avec plaisir, mais il se trouve justement que mon beau frère me l’a emprunté ce matin pour emmener sa fille au hammam.

A ce moment, l’âne se met à braire dans l’arrière cour. Et le voisin de dire :

- Mais quel fieffé menteur es-tu ? J’entends bien que ton âne est là !

Le Mollâ ne se démonte pas :

- Comment ? Tu préfères croire un âne plutôt que moi ?

*
***

A Netlex, pour son aptitude au ravissement, son patient travail de réflexion sur la laïcité, et sa sympathie envers les ânes.

[1Une vie ne suffirait pas à épuiser les milliards de combinaisons possibles entre médiums, supports, structures, factures et mouvements. J’ai bien essayé l’aquarelle, les crayons, les huiles, les cires, et la tempéra, testé les émulsions de Turner et de Bonnington, les contrastes simultanés et les transparences de Delaunay ou les coussinets stratoptiques de Matisse, observé les bricolages au tungstène, au néon, au piment, au safran et au curcuma, les pulvérisations, les solutions, les décoctions, les séductions de l’argentique, du
numérique, du dynamique. Conclusion, beaucoup de joie, mais...non, ce n’est pas ça.

[2Ludwig WITTGENSTEIN, Remarques sur les couleurs, trad. G. Granel, 4ème édition, 1997, Trans-Europ-Repress.
p. 34 : "Nous devons toujours à nouveau nous rendre présente à l’esprit la question suivante : comment l’homme apprend-il la signification des noms des couleurs ?"
p 62 : "Nos concepts de couleurs se rapportent parfois à des substances (la neige est blanche), parfois à des surfaces (cette table est brune), parfois à des éclairages (dans le rougeoiment du crépuscule), parfois à des corps transparents. Et n’existe-t-il pas aussi un emploi qui concernerait un endroit dans le champ visuel et qui serait logiquement indépendant du contexte spatial ?"
p 71 : " "Le monde des objets physiques et le monde de la conscience". - Que sais-je de ce dernier ? Que m’apprennent mes sens ? Je veux dire : comment est-ce quand on voit, quand on entend, quand on sent, etc., etc. ? - Mais est-ce que j’apprends effectivement cela ? Ou bien est-ce que j’apprends comment c’est quand je vois, entends, etc. maintenant, et que je crois qu’il en était également ainsi antérieurement ?"

[3Le propos originel de Wittgenstein, dans sa préface du Tractacus logico-philosophicus, est "ce dont on ne peut parler, on doit le taire" (Edition Tel, Gallimard, 1961, p.27)


 
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