Peu avant l’aube, le braiment de l’âne déchirait la nuit, propulsait la conscience vers les étoiles. Terreur sublime de la distance, entraperçue seulement, les yeux mi clos. L’étroit rayon traversait la fente des rideaux, de l’oreiller jusqu’au fond du ciel. Il me portait vers un continent glacé, démesuré, mais doux ; un monde intangible d’anesthésie lucide.
Alors, la voix du Muezzin s’élevait et le ciel, lentement, pâlissait. La voix était belle et grave, subtilement modulée. Peu à peu, elle comblait le grand vide, fractionnait l’absolu en sphères, strates, et intervalles hiérarchisés, le dotait d’une mesure. Enfin, le chant du coq et les rumeurs de la ville réduisaient le silence à des dimensions familières.
En chemin pour l’école, je ne voyais toujours pas le soleil. Il en était encore à lécher le sommet du Damâvand, notre montagne en pain de sucre, d’une lueur rose orangée. Incroyablement haut perché -c’en était indécent !-, le prisme de glace brillait d’une infinité de nuances, mieux qu’une pointe de pyramide.
Et tout à coup, la grosse pastille surgissait. On l’aurait dit montée sur ressorts. Pendant que nous roulions, elle taquinait l’horizon, rebondissait au dessus des crêtes avec l’innocence conquérante d’un enfant rieur. Un feu ardent qui aurait la fraîcheur des jeunes pousses d’herbe, l’odeur du jasmin encore imprégné d’humidité, et une couleur qui finalement n’en était peut-être pas une, tant je désespérais de la reproduire avec mes pauvres rondelles de gouache.
Plus tard, toujours à fanfaronner en détournant les propos de Wittgenstein par un « ce dont on ne peut parler, il faut le faire », je me suis entêtée à chercher encore mille et une solutions [1] pour retrouver ce que je croyais être une couleur [2]. Il est désormais trop tard pour apprendre la sagesse de me taire [3]. Aujourd’hui, le constat de mon impuissance et le souvenir exacerbé des beautés matinales me pousseraient plutôt à prendre pour devise « ce dont on ne peut parler, il faut le braire ».
Pour le moment je sais rire (Hi Hi), et je sais pleurer (Han Han). Encore des progrès à faire, on dirait ?
Un jour, le voisin de Mollâ Nasr-el-dîn vient frapper à sa porte pour lui demander de lui prêter son âne. Il est bien pauvre, et doit se rendre au marché pour vendre quelques légumes.
-
Ah ! cher voisin, je te l’aurais prêté avec plaisir, mais il se trouve justement que mon beau frère me l’a emprunté ce matin pour emmener sa fille au hammam.A ce moment, l’âne se met à braire dans l’arrière cour. Et le voisin de dire :
-
Mais quel fieffé menteur es-tu ? J’entends bien que ton âne est là !Le Mollâ ne se démonte pas :
-
Comment ? Tu préfères croire un âne plutôt que moi ?
A Netlex, pour son aptitude au ravissement, son patient travail de réflexion sur la laïcité, et sa sympathie envers les ânes.
[1] Une vie ne suffirait pas à épuiser les milliards de combinaisons possibles entre médiums, supports, structures, factures et mouvements. J’ai bien essayé l’aquarelle, les crayons, les huiles, les cires, et la tempéra, testé les émulsions de Turner et de Bonnington, les contrastes simultanés et les transparences de Delaunay ou les coussinets stratoptiques de Matisse, observé les bricolages au tungstène, au néon, au piment, au safran et au curcuma, les pulvérisations, les solutions, les décoctions, les séductions de l’argentique, du
numérique, du dynamique. Conclusion, beaucoup de joie, mais...non, ce n’est pas ça.
[2] Ludwig WITTGENSTEIN, Remarques sur les couleurs, trad. G. Granel, 4ème édition, 1997, Trans-Europ-Repress.
p. 34 : "Nous devons toujours à nouveau nous rendre présente à l’esprit la question suivante : comment l’homme apprend-il la signification des noms des couleurs ?"
p 62 : "Nos concepts de couleurs se rapportent parfois à des substances (la neige est blanche), parfois à des surfaces (cette table est brune), parfois à des éclairages (dans le rougeoiment du crépuscule), parfois à des corps transparents. Et n’existe-t-il pas aussi un emploi qui concernerait un endroit dans le champ visuel et qui serait logiquement indépendant du contexte spatial ?"
p 71 : " "Le monde des objets physiques et le monde de la conscience". - Que sais-je de ce dernier ? Que m’apprennent mes sens ? Je veux dire : comment est-ce quand on voit, quand on entend, quand on sent, etc., etc. ? - Mais est-ce que j’apprends effectivement cela ? Ou bien est-ce que j’apprends comment c’est quand je vois, entends, etc. maintenant, et que je crois qu’il en était également ainsi antérieurement ?"
[3] Le propos originel de Wittgenstein, dans sa préface du Tractacus logico-philosophicus, est "ce dont on ne peut parler, on doit le taire" (Edition Tel, Gallimard, 1961, p.27)
Où donc ai-je mis le recueil des histoires de Mollâ Nasr-el-dîn ? C’est la question que je me posais au moment de publier cette petite histoire qui m’était revenue. Peut-être, après tout, n’ai-je jamais possédé ce livre ? En fouillant dans mes rayonnages, je n’ai trouvé que "La sagesse des idiots" de Idries Shah, et les "Contes derviches" du même auteur, aux éditions Le courrier du Livre. L’auteur a pourtant publié dans la même édition deux recueils : "Les exploits de l’incomparable Mulla Nasrudin" et "Les plaisanteries de l’incroyable Mulla Nasrudin". Je suis persuadée d’avoir eu le premier. Qui donc m’aurait un jour emprunté ce livre sans jamais me le rendre ? Qu’il se dénonce !
Certes, les histoires de Mollâ Nasr-el-dîn appartiennent, comme les contes des mille et une nuits, à la tradition orale de tout le Moyen Orient. J’avais néanmoins mauvaise conscience de vous livrer celle-ci sans référence.
Je suis donc retournée avant-hier dans ce lieu enchanté que je n’approche que rarement et après maintes hésitations, car d’expérience, il s’avère que je n’en reviens jamais indemne. La librairie orientale Samuelian, sise 51 rue Monsieur Le Prince, Paris 75006, est un havre de délice et de perdition. Dès l’entrée, l’odeur mêlée du bois et du vieux papier vous pénètre jusqu’au dernier neurone. Les rayonnages s’étendent de la Grèce à la Corée. Le neuf et l’ancien, les encres et les langues, les cuirs et les cartons s’y entremêlent au gré des classements géorgraphiques. Il y a là des livres qui ont été reliés avec des colles indiennes ou égyptiennes que je soupçonne porteuses d’une alchimie secrète qui possède l’esprit. Comment expliquer sinon, que j’y perde aussi vite toute notion de temps et d’argent ?
Il faut dire que les Samuelian savent y faire. Ils vous laissent butiner en paix, vous asseoir au pied des étagères pour lire à votre aise, fouiller dans le double fond des rayonnages, grimper aux escabeaux. Ils connaissent les sommités des Langues’O comme les travaux en cours des jeunes chercheurs, et ils ont toujours quelques anecdotes à vous raconter sur ces doctes savants. Le père Samuelian est presque sourd, mais très malin. Il a vite fait de cerner mon champ d’investigation, et lorsque je lui présente mes piles de livres à comptabiliser, il sait me sortir de son arrière boutique le bon gros pavé qui me fera encore craquer. La dernière fois, c’était un superbe livre illustré à la reliure marbrée : "Voyage en Perse et en automobile", par Claude Anet, 1905. Cette fois-ci, il m’a donné le coup de grâce avec un ouvrage récent des Acta Iranica, "Aux sources de Shéhérazade, contes et coutumes des femmes zoroastriennes" par Eric Phaippou, 2003.
Encore une fois, j’en suis ressortie chargée de volumes, grimoires et lexiques exotiques, revues bilingues, petits trésors écornés, un mélange pas du tout sérieux d’ouvrages savants et de curiosités futiles. Tout cela va tranquillement infuser au pied de mes rayonnages trop pleins, j’entrouvrirai une page de temps en temps, jusqu’à la prochaine boulimie de lecture.
Et le Mollâ Nasr-el-din dans tout ça ?
Eh bien je n’ai pas retrouvé les recueils d’Idris Shah, en revanche, j’ai pu mettre la main sur cette nouvelle édition : "Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja, tout Nasr Eddin, ou presque" recueillies et présentées par Jean-Louis Maunoury, aux éditions Phébus libretto, 2002. Vous remarquerez au passage la variété des transcriptions du nom de l’illustre personnage, et le fait que le Mollâ est devenu Hodja (celui qui a fait le Hadj, c’est à dire le pélerinage à la Mecque). Rien d’étonnant à ces multiples versions, puisque de l’Albanie au Sinkiang, chaque peuple l’accommode à sa sauce.
J’ai le livre sous la main, alors profitons en :
p. 414 :
La bonne direction : Nasr Eddin traverse la ville sur son âne, juché par-dessus à l’envers. Les quolibets ont beau pleuvoir dru, le Hodja reste très digne sous son turban. -
Nasr Eddin, l’admoneste sévèrement un de ses amis au passage, cesse donc de te ridiculiser ainsi aux yeux de tous. Tu vois bien que tu es assis du mauvais côté !-
Pas du tout, mon cher. En ce qui me concerne, je suis bien face à la direction où je veux aller. Seulement voilà, cet imbécile qui est en dessous n’en sait rien.
Ah ! Ah ! Elle est trop belle celle là !
Il faut que je la raconte aussi (après, c’est promis, j’arrête, sinon ce serait sans fin).
p. 152 :
Une fois, Nasr Eddin cheminait en compagnie d’un derviche errant qui, à force d’oraisons et de jeûnes, était parvenu à des extases où il traversait la voûte céleste, comblé de visions paradisiaques. C’était du moins ce qu’il prétendait.-
Raconte encore, lui dit le Hodja, car moi, simple croyant, je ne suis jamais parvenu à me décoller de terre, même d’un archin.-
Par Allah le Miséricordieux ! dit le derviche, une nuit, j’atteignis le quatrième ciel. Une lumière insoutenable m’obligea à fermer les yeux, des effluves parfumées m’enveloppèrent tout entier et je me sentais léger comme une poussière...-
Comme je t’envie, ô saint derviche ! N’as-tu pas senti aussi comme une palme te caresser doucement le visage ? Il paraît qu’alors on est parvenu tout près du cinquième ciel.-
Bien sûr, fait le derviche, cette impression est inoubliable !-
Inoubliable, voilà qui ne m’étonne pas, lui dit Nasr Eddin, car c’était la queue de mon âne qui y était déjà arrivé.
Pour ceux qui l’ignoraient il faut préciser que Nasr Eddin est très terre à terre :
p 503 :
Nasr Eddin veut chevaucher son âne pour se rendre au marché mais, voilà : distrait, il a omis de lui mettre le bât et la selle. La bête est de petite taille et le Hodja se retrouve avec les pieds qui touchent le sol.-
Voilà qui est bien étrange, se dit-il : j’étais par terre, je grimpe sur mon âne, et je suis toujours par terre !
Je vous avais promis de ne plus raconter les frasques du Mollâ Nasr El-dîn, et je m’y tiens.
Mais que vient faire ce crétin de coq dans notre histoire ?
Eh bien pas grand chose à vrai dire. Voyez plutôt ce qu’en pense Armand Robin dans Le cycle séverin :
« COQS HAUTS SUR COTEAUX
Oh ! coqs ! je vais vous dire quelque chose
Tous vos jours chaque matin vous dites la même chose.
A vous entendre, sept en tout, sur ces collines séverines,
Vous auriez sous vos ergots courbé ces collines.
Non, coqs ! Les vents plus que vous ont construit ces coteaux,
Les nuages plus que vous ont mis contours sur ces coteaux,
Oh ! coqs, eux sans un mot !
Oh ! coqs ! pour nous dire votre morne même chose
Vous vous mettez à sept et vous vous renvoyez la chose.
Vous pensez que vous aidez le soleil à se lever,
Vous pensez que vous aidez le poète à s’éveiller ;
La vache, d’après vous, est par vous patience, lait, bonté ;
Par vos caquets tout bourg coquet courtiserait un sanglier.
Non, coqs ! Coqs, peu de mots :
La vache vachement est la bonté qu’elle est ;
Le soleil soleilleusement est le soleil qu’il paraît.
Les coteaux sont coteaux sans s’amollir d’ergots,
Ils sont coteaux parce qu’ils sont coteaux.
Les poètes, oh ! coqs ! n’ont pas besoin d’être réveillés ;
Ne disant pas la même chose, ne disant pas de chose, il sont réveillés.
Coqs, coqs, coqs, plus un mot ! »
Mais soyons justes. Les coqs ont au moins une vertu fort méconnue. C’est qu’ils sont naturellement dotés d’un stabilisateur d’image nettement plus performant que le médiocre gadget que l’on nous colle sur nos caméras numériques. Faites en l’expérience. Tenez un coq bien callé entre vos mains et laissez lui le temps de se calmer et de fixer quelque chose devant lui. Si vous le secouez en douceur, vous remarquerez que ses yeux ne bougent pas d’un iota, tandis que le niveau de sa tête reste absolument fixe, car il compense vos déplacements par une extension réflexe de son cou qui peut atteindre une amplitude d’environ 5 à 7 cm. Belle performance !
Et nous, comment faisons nous pour fixer un point quand notre corps est en mouvement ? Eh bien, à amplitude égale, nous compensons le déplacement par un simple mouvement oculaire, ce qui paraît plus simple, tout du moins pour un humain.
Merci à Paul Van Oordt et à son Marcel de coq qui nous a donné l’occasion de faire cette observation.
Bonne journée hier ; en rentrant du salon des Solutions GNU-Linux (où j’ai eu l’occasion de filmer Richard Stallman en conversation avec Antoine Moreau), j’ai pris un raccourci que je n’avais pas emprunté depuis longtemps et qui passait par Jouy en Josas. J’ai rencontré là trois ânes dans un pré.
Ils m’ont saluée de quelques braiements, puis se sont gentiment prêtés au mitraillage photographique en s’approchant ou en s’éloignant, si bien que j’ai pu les avoir sous tous les angles. Ce n’est pas qu’ils furent particulièrement coopératifs, j’ai seulement attendu assez longtemps pour qu’ils reprennent leurs occupations normales. Comme quoi, avec un peu de patience, on peut se donner l’illusion qu’ils nous obéissent.
Me voilà donc pourvue d’une petite illustration pour mettre à jour cet article. C’est que malgré toute l’iconographie qui pullule sur le web, je n’avais rien trouvé qui fut spécifié comme libre de droit ou sous une licence libre.
Donc, il faudra que l’on se contente des ânes franciliens. Certes, ce ne sont pas les petits ânes gris de mon enfance ; ceux de Francilie ont une épaisse fourrure et leur braiement est beaucoup plus doux, mais je les aime bien aussi. C’est étrange, plus ils sont petits et chétifs, plus leur braiement est déchirant.
Il est des personnes à qui je ne dis plus "Merci" tant leur générosité est constante. Sinon, je passerai pour bègue.
Un autre risque de passer dans cette catégorie ; c’est Netlex qui publie aujourd’hui un billet sur Giordano Bruno, et nous régale d’un lien sur une petite étude de René Journet : "L’âne de Giordano Bruno et celui de Hugo".
Merci encore pour l’avoine !
Aujourd’hui, l’avoine est délicieuse :
« J’ai fait souvent à l’homme en son obscurité
L’aumône d’un éclair de ma stupidité ;
Tandis que l’homme, ayant pour dogme et pour pratique
Qu’il faut qu’un âne libre, incorrect et rustique,
Monte à la dignité de classique baudet,
De son rayonnement ténébreux m’inondait.
Je sors exténué de cette rude école ;
J’ai vu de près Boileau, j’aime mieux la bricole. »
L’âne, Victor Hugo
Il y a une dizaine de jours, en feuilletant le Masnavi de Mowlavi, un pavé de 1300 pages dans lequel je ne peux que picorer de temps en temps, je suis tombée sur ce bout de poème plutôt intriguant et un peu difficile. J’ai demandé l’aide de mon père pour m’assurer de ne pas faire de contresens. Lui aussi trouve le poème difficile. Il dit qu’il me faudrait un « Mowlavi-Dân », c’est à dire un spécialiste de Mowlavi, pour venir à bout de son interprétation. Comme je n’ai pas ce genre de spécialiste sous la main, je me contente de rester au plus près du sens « bête », et tant pis pour l’inélégance de la traduction :
« La parole du Coran est une mine pour les indigents
Qui à défaut de voir l’âne, s’accrochent à son bât*Toi qui est voyant, cours après l’âne qui gambade déjà,
Adorateur de bât, combien de temps perdras tu à coudre des ornements ?Garde l’âne en vue, et ne te soucie pas du bât
Le pain ne manquera pas tant que tu as de la vieBoutique, richesse et réputation couvrent le dos de l’âne
La perle de ta vie offre matière à mille façonnagesMonte l’âne à cru, si tu est doté d’intelligence
N’est-ce pas le prophète qui montait un âne nu ?Al Nabi Ghadde Rakeb mo’rouriâ
Val Nabi Gheila Sâfer Mâshiâ **Prend garde de ne point attacher l’âne de ton désir au clou de l’étable
Le rendant ainsi inapte au voyage et au travailSa grâce et sa patience sont infinies,
Que ce soit cent ans, ou trente et vingt. »
*le bât (pâlân) est à entendre ici comme l’ensemble selle, bât, tapis fin, perles, pompons, et tous les apparats dont on affuble l’âne.
**Cité en arabe dans le texte, ce qui donne à peu près :
« Le prophète monte l’âne nu,
Le prophète dit : ainsi marche le voyageur »
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La suite du poème est une exhortation au travail et à la recherche.
Djalâl-od-dîn MOWLAVI Mohammad Ebn al Hosein al Balkhi Somm-al Roumi (poète persan,13ème siècle), Kolliât-e Masnavi-e Ma’navi, textes persans rassemblés d’après l’édition critique et comparative établie par Reynold A Nicholson en 1925, Edition Tolou’, Teheran, p 235.
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Précisions qu’en persan comme en français, le mot khar qui désigne l’âne, est également utilisé en guise d’insulte pour désigner l’imbécile ou l’ignorant. Exemple, ces dictons populaires rapportés par mon père quand il était lassé des efforts que je lui demandais pour éclaircir les difficultés du poème de Mowlavi : « Malheur à celui qui est aux prises avec l’intelligence, heureux celui qui naît ânon et s’en va âne » ou « Emmènes l’âne de Jésus à la Mecque, au retour ce sera toujours un âne ».
Cependant, en persan, khar signifie aussi grand. Dans ce sens, beaucoup de mots sont composés avec le préfixe khar : par exemple khar-goush (grande-oreille : lapin), khar-pâ (grand-pied : poutre maîtresse) kar-poul (grand-argent : riche), khar-zour (grande-force : costaud) ...
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Je profite de ce petit billet pour prendre bonne note de cet article publié par Netlex, le 18 octobre dernier : L’asinité du Nolain à la Sorbonne.
Dans cet article, Netlex pointe, entre-autres, vers un texte de Dana IVAN (revue Arches) qui discute de l’ambivalence (positif/négatif) de l’asinité dans les écrits de Giordano Bruno. Cet article comporte une importante bibliographie sur Giordano Bruno.
Voilà donc pas mal de bonnes lectures en perspective que j’espère avoir au moins le temps d’entamer avant que de mourir idiote.
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NB : Si d’aventure un « Mowlavi-Dân » passe par ici, qu’il n’hésite pas à nous apporter ses lumières.
Lolita, mon ânesse, est arrivée à la maison en 1999. Elle avait voyagé 200 km dans le coffre de notre break. Elle avait d’ailleurs remporté un franc succès sur l’autoroute.
Dès son arrivée, elle eut le droit de pénétrer dans la maison et reçut une biscotte en guise de bienvenue. Nous jouions beaucoup avec elle pour combler le manque de sa mère.
Cinq ans ont passé et elle veut toujours s’amuser. Nous ne faisons plus le poids. Elle se cabre, jette au plus haut ses pattes arrières, attrape nos vêtements et se sauve quand on ne lui a pas porté une attention suffisante.
Pourtant, j’ai tout fait pour qu’elle ne s’ennuie pas : j’ai choisi de ne pas planter de haie entre le voisin (qui possède une chèvre) et le pré de Lolita. Elle peut échanger des braiments avec un autre âne du quartier. Pour la divertir un peu, j’ai mis des poissons rouges dans son bac à eau. Mais si l’envie lui prend, elle se sauve. Soit elle traverse la clôture en se disant qu’elle prendra une courte décharge électrique (mais c’est le prix de la liberté), soit elle attrape du bout des dents quelques piquets de clôture, les mets à terre, puis traverse. Et voilà qu’elle se délecte de quelques plantes et arbustes.
A l’automne, il faut être très vigilant. Il est arrivé une année qu’elle mange des pommes à cidre en quantité démesurée au point d’en être saoule.
L’âne trouve une nourriture fort riche en Normandie : l’herbe est trop grasse et souvent humide. Cela s’additionnant à un manque d’exercice, elle est devenue fourbue. C’est une maladie assez grave qui touche les articulations des équidés. La fourbure est souvent mortelle chez le cheval. Chez Lolita, elle est plutôt chronique.
Malgré un pronostic très sombre, le vétérinaire me demanda de lui administrer des anti-inflammatoires régulièrement. Durant trois jours, elle était extrêmement faible, sa tête trahissait tout son épuisement. Elle se levait peu et marchait avec beaucoup de peine.
Le quatrième jour, elle était debout. Je lui enfonçai la seringue dans la bouche comme un geste répété et devenu mécanique. Violemment, elle m’arracha de ses dents la seringue. La bagarre commença. Je tenais l’autre bout entre mes doigts. Je luttais, je me jurais de ne pas lâcher et j’y parvins. A peine avais-je eu le temps de réaliser ma victoire qu’elle me lança un coup de tête qui me fit saigner du nez.
Lolita est guérie.
Lolita, Sorbelli, qui donc sera ta prochaine conquête ?
En tout cas tu as bon goût.
Après s’être empêtrés dans les métaphores tortueuses de Mowlavi, ce retour à des considérations vétérinaires et aux escapades de Lolita est rafraîchissant. La prosaïque bêtise du réel ; une autre façon d’envisager la complexité (en épaisseur, en opacité, plutôt qu’en longueur), n’est-ce pas une des formes de sagesse que nous enseignent les animaux ?
Alors comme ça Lolita fait des fugues et se saoûle à la pomme ?
Humm...Il y a quelques temps tu m’invitais à venir lui rendre visite ; oui, au lieu d’écrire des âneries sur transactiv.exe, je ferais mieux de faire une petite virée en Normandie. Peut-être qu’une bonne cuite en compagnie de Lolita me guérirait des pensées mi-cuites qui se téléscopent au point que je ne trouve plus le moyen de les faire mûrir.
Mais ce qui me laisse sans voix, c’est cette rencontre aux antipodes, entre une ânesse et des poissons rouges. Aurélien, prend bien soin des poissons rouges aussi, je suis un peu sensible à leur sujet.
Puisque les ânes ont une façon bien à eux de dire merci, je t’envoie un petit cadeau laissé en suspens par un des ânes de Jouy en Josas ;)
Si vous êtes à Paris, je peux vous signaler qu’il y a un molavidân, que je n’ai malheureusement pas eu l’honneur de rencontrer, mais je sais que mes copines iraniennes ont participé à ses cours Molanakhouni ! à Censier.A la fin, il a arrêté ses cours : il en a eu marre, tant elles étaient toutes nulles ! Mais comme la mode de Molanakhouni faisait rage à l’époque à Téhéran (un grand nombre de mes copines de Téhéran y participaient et elles en ont tellement bénéficié, qu’elles sont allée en 2005 faire le pélerinage de Konia ghounieh !). Donc, si vous vous renseignez auprès du départment d’études iraniennes de Cencier, on pourra (à condition d’y être disposé !) vous renseigner sur l’identité de ce monsieur !
Sinon, faite moi signe, je vais m’en informer auprès de mes copines !
Et pour saluer le Maître dans sa sépulture de Konia, une anecdote :
Nous étions avec mon père en visite à Konia et bien entendu, nous sommes allés rendre nos respects. Pendant que nous regardions tous les objets, les pages de notes de musique, les inscriptions autour du dôme, etc., arrive un touriste américain avec son guide. L’américain montre les inscriptions et demande ce qu’elles disent. Le Turc, évidemment hyper nationaliste, répond : Ah ! mister, I don’t know. This is « old Turkish ».
Et c’est ainsi que comme le Mollah (devenu Naseddin Hodja) et turque, notre maître à tous, Molana est devenu patrimoine turc ! Les japonais diraient « Trésor National ».
Et tant pis pour nous si Molana est né à Balkh, alors territoire iranien !
Merci pour votre présence sur le web !
Merci chère Na’nâ pour ces indications (Na’nâ, quel joli nom ! je connais une Pouneh, mais je ne connaissais pas encore de Na’nâ).
Il est certain que si j’avais plusieurs vies j’irai refaire des études à Censier, aux Langues O et dans bien d’autres branches encore.
Mais qu’un mowlavidân cesse de donner des cours au prétexte que les étudiants sont nuls, me chagrine un peu ; à quoi bon son savoir s’il ne le transmet pas aux ignorants ? Me reconnaissant moi-même comme nulle, je n’oserais sûrement pas l’approcher.
N’est-ce pas Mowlavi qui disait justement :
« L’Ermite qui vit dans la montagne
N’est pas un homme, c’est une montagne.
L’homme n’a que faire de la pierre,
Sois avec les hommes, et sois seul ! »(traduction de Emir Nosrateddine Ghaffâry, in Pîr-e Moghân - Le Prieur des Mages, Téhéran, 1357-1978, T.1, p.137)
Puisque je m’adresse à une iranienne voici le texte persan transcrit en finglish :
« Zâhedi boud, dar kouh boud
Ou kouh boud, âdami naboud
Adami râ bâ sang tcheh kâr ?
Miân bâsh o tanhâ bâsh. »
Pour ce qui est du cher Mollâ Nasreddin, je pense qu’au contraire, nous devons nous réjouir qu’il soit revendiqué par nos amis turcs ainsi que par d’autres peuples. Ce faisant, ces derniers ont certainement contribué à enrichir le répertoire des facéties du Mollâ, et dans ce cas, il est tout à fait légitime qu’ils le revendiquent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Quel meilleur sort peut on souhaiter à une oeuvre ?
A l’occasion, oui, je serais curieuse de connaître le nom de ce professeur, si par chance je trouvais une de ses publications.
Voilà, après presque 5 mois d’absence, je sors de mes limbes et je vous réponds : le pauvre monsieur qui enseignait le Molanakhoni dans les locaux de Censier et qui a arrêté parce que ses élèves n’y comprenaient rien, est reparti au pays où il semble avoir trouvé un travail d’enseignant universitaire !Désolée, si vous y tenez vraiment, je vais ouvrir grandes mes oreilles d’âne et si je trouve quelqu’un, je vous fais signe. Faudra pas être pressée !
J’aime beaucoup la menthe, qu’elle soit na’na ou pouneh, mais je ne suis ni l’une ni l’autre ! pour moi ce sera nana tout court un petit racourci pour parvaneh ; autre animal bienfaisant et volatile !!!
Partez vous bien et bravo pour votre site.
nana
Dans la catégorie âneries, voici une première bonne nouvelle : Lundi, j’ai rencontré Aurélien, tout content, car par hasard, alors qu’il courait la campagne pour faire réparer sa voiture, il a retrouvé sa Lolita partie en escapade. Elle se promenait sur le bord de la route où selon toute vraisemblance, l’herbe est plus abondante.
Seconde bonne nouvelle : tout aussi par hasard, la serendipité me sert sur un plateau L’Âne d’or ou les métamorphoses d’Apulée en même temps que l’Onos (Lucius ou l’âne) attribué à son contemporain Lucien de Samosate (tous deux nés en 125 après JC) ainsi que plein d’autres bonnes choses généreusement mises à disposition sur le site de la Bibliotheca Classica Selecta.
Surprise ! Du haut de mon ignorance, j’ai le délicieux sentiment de replonger dans l’univers des Mille et une Nuits, un des rares ouvrages qu’il m’arrive de relire intégralement quand j’entame un nouveau cycle de vie. Il serait d’ailleurs grand temps que je relise les Contes, car mes souvenirs se sont estompés. Mais je me souviens qu’on y trouve tout comme dans l’Âne d’or, des histoires d’hommes métamorphosés en âne sous le charme de quelque magicienne, des histoires de voyageurs qui se font raconter plein d’autres histoires qui s’enchassent les unes dans les autres, des histoires fantastiques ponctuées de détails aussi prosaïques que drôlatiques, des histoires qui entremêlent érotisme et alchimie et dont on se demande dans quelle Babylone elles ont bien pu être inventées.
Qui saurait décrire les jeux de filiations qui s’entrecroisent entre ces histoires ?
Déjà, entre le récit d’Apulée et de Lucien il y aurait, nous dit Philippe Renault, une source commune :
"Lucien a composé des romans et des contes fort amusants qui ne sont pas exempts de thèmes philosophiques. D’abord, Lucius ou l’Âne, écrit dans un esprit différent du célèbre Âne d’or d’Apulée qui est, lui, d’un mysticisme ardent, une tendance complètement occultée chez Lucien. Rappelons que les deux auteurs avaient puisé à la même source, à savoir un roman écrit par un certain Lucius de Patras. Lucius ou l’Âne raconte l’aventure picaresque et tragi–comique d’un homme métamorphosé en âne, prétexte pour décrire la méchanceté et la bêtise humaines. C’est aussi le seul texte où Lucien offre un tableau réaliste de la vie quotidienne dans les provinces orientales de l’Empire romain."
Mais il semble que la distinction entre Lucius de Patras, auteur présumé de cette source commune, et Lucien de Samosate soit assez incertaine :
"Mais Apulée, on le sait depuis longtemps, a retravaillé un récit antérieur. Les allusions aux diverses formes de magie et à la religion égyptienne qui donnent à son roman tout son sens, le conte d’Amour et de Psyché où beaucoup en voient aujourd’hui la partie essentielle, l’épiphanie finale d’Isis, autant d’éléments insérés dans une trame préexistante, à laquelle le néo-platonicien carthaginois n’a pas, en définitive, changé grand-chose. Or ce texte primitif, ce modèle, nous l’avons. Il s’agit d’un court récit transmis dans le corpus de Lucien et intitulé Loukios ê Onos, Lucius ou l’âne.
À vrai dire, le lien exact entre les deux textes n’est pas clairement établi. L’érudit byzantin Photios (le même qui fut largement responsable du schisme orthodoxe), rendant compte d’une de ses lectures, mentionne à la fois un âne dû à un certain Lucius de Patras et un texte plus court de même titre, qu’il attribue à Lucien. Photios ne sait pas bien lui-même si le texte mis sous le nom de Lucien est un abrégé de l’autre ou si, au contraire, celui de Lucius de Patras en serait un développement. Il est même possible, du reste, que Photios ait mal analysé le titre et qu’il faille comprendre Les métamorphoses de Lucius de Patras comme renvoyant en réalité au nom du personnage (comme chez Apulée, précisément) et pas à celui de l’auteur.
Peu importe, en somme. Lucius de Patras, quel qu’il soit, est perdu ; le texte qui nous reste, celui qui est mis sous le nom de Lucien, nous intéresse seul ici."
Par ailleurs, j’apprends par exemple, à propos de "l’histoire du prince Ahmed et de la fée Pari-Banou", qu’Antoine Galland avait ajouté certains contes à sa traduction des Mille et une Nuits, et qu’il est probable que ces contes aient été ensuite retraduits en arabe pour s’intégrer dans le corpus à partir duquel d’autres auteurs tels que Charles Mardrus auraient réalisé leur traduction.
"L’histoire du Prince Ahmed et de la fée Pari-Banou" est un des plus célèbres contes des Mille et une Nuits. Il ne fait cependant pas partie du corpus arabe classique. Comme l’Histoire d’Ali Baba et des quarante voleurs et celle d’Aladdin, ce conte a été introduit dans les Mille et une Nuits par Antoine Galland, qui fut le premier à traduire les Nuits en français (1704-1717).
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On ne connaît pas les origines exactes de "L’histoire du Prince Ahmed et de la fée Pari-Banou", qui ne figurent pas dans le corpus arabe originel, antérieur à la traduction de Galland. Elle apparaît dans certaines versions arabes, comme l’édition de Calcutta de 1830 ou l’édition égyptienne Boulak de 1835, mais il est possible qu’il s’agisse d’une retraductions vers l’arabe de l’édition Galland."
D’après l’article de Wikipedia sur Antoine Galland :
"Les divers ajouts de Galland proviennent de récits rapportés par Hanna Diab, un chrétien maronite originaire d’Alep que le voyageur Paul Lucas présenta à Galland, le 25 mars 1709. Hanna Diab conta à Galland quatorze histoires, dont sept figurent dans les Nuits."
En somme, Galland n’aurait fait que perpétuer la tradition orale inhérente au processus d’augmentation du corpus des Mille et une Nuits, ce qui déboute d’emblée toute question par trop insistante quant à l’authenticité des sources.
Cependant, j’aime me poser ces questions, même si je n’en espère pas nécessairement de réponse. Du moins, pas une réponse, je guette plutôt des pistes multiples qui ajouteront au mystère et attiseront l’intérêt de la lecture. Ce qui m’enchante dans ces histoires, c’est justement le croustillant du feuilleté qui renferme toutes sortes de surprises dans les plis et replis de ses strates. Même s’il était possible de déplier cette pâte à l’infini pour en exposer le fond continu, on ne pourra jamais effacer le goût des différentes farces qui auront imbibé la surface par endroits. Ce goût réapparaîtrait à intervalles irréguliers, de façon qu’on pourrait dire intempestive, et c’est là tout le bonheur de la chose.
Mais revenons à nos moutons, c’est à dire aux ânes. Je veux bien pousser la crédulité jusqu’à confondre Lucien de Samotace avec le narrateur Lucius qui s’est parfois métamorphosé en âne. Parce qu’en lisant sa satyre des philosophes dans Les Amis du Mensonge ou l’Incrédule, on est en effet frappé par la disproportion du texte dans lequel Lucien expose en long et en large l’enflure alambiquée et obscurantiste des pseudo-philosophes d’une part, et l’indigence bornée des arguments que leur oppose d’autre part Tychiade, qui est le narrateur principal .
Tout se passe comme si le tissu d’inepties superstitieuses auquel veut s’attaquer Lucien était d’une idiotie si épaisse, d’une complexité enrichie de tant d’affabulations, que personne ne peut s’aventurer à y démêler quoique ce soit sans s’y empêtrer. Démonter par le raisonnement cette somme de charlatanisme en traquant l’erreur dans chaque recoin devient une tâche herculéenne. Pire, ce serait vouloir nettoyer les écuries d’Augias à la petite cuillère.
Tychiade n’a d’autre ressource que de rejeter en bloc les théories fumeuses des philosophes par une négation sommaire. Sa seule défense est le refus stupide et buté. Même s’il ne fait pas l’aveu de l’insuffisance patente de son argumentation, il en est réduit à faire l’âne, pour raison garder.
A la première lecture, je m’étonnais que Tychiade se pavane devant ses amis en se croyant malin avec des arguments aussi débiles. Mais au fond, c’est peut-être ce qu’il avait de mieux à faire, en tout cas pour son propre salut. Car pour le reste, on peut douter que son sens du sarcasme et de l’indignation puisse suffire à lui seul à convaincre ses interlocuteurs.
Comme le souligne Philippe Renaud dans la page de présentation qu’il consacre à Lucien :
"Certes, sa réflexion est parfois un peu courte et, quand il dénonce tel ou tel fait, le Syrien n’en explique pas pour autant les causes profondes."
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"Certes, il pourfend les vices et les superstitions de manière cinglante, mais il est sans illusion sur une quelconque capacité à améliorer les choses. Il est vrai qu’à son époque, où personne ne croit plus aux dieux traditionnels – sauf dans les campagnes – et qui voit émerger une autre religiosité tournée vers l’espérance dans un au-delà, favorisant sectes et superstitions de toutes sortes – le christianisme saura profiter de cette confusion des esprits pour s’imposer –, Lucien devait se sentir profondément solitaire et impuissant, le combat étant à son avis perdu d’avance."
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"Sa dénonciation des aberrations de la pensée, bref de tout ce qui contredit le bon sens et la raison, est toujours valable : elle prend même de nos jours une connotation toute particulière avec la recrudescence des fanatismes sectaires de tout poil, de l’intolérance religieuse, et des pratiques qui sont le lot de la bêtise humaine."
Aujourd’hui, devant l’ampleur de cette bêtise humaine qui progresse à une vitesse effroyable, il paraît tout aussi désespéré de ramasser le purin à la petite cuillère. Alors quoi ? Ne resterait-il que le choix entre aider le déluge ou faire l’âne ?
Hum... peut-être devrais-je remettre le nez dans l’illisible grimoire de Vâveylâ Maskhareh pour voir si je n’y trouve pas de meilleures idées...
« Celui qui pète est aussi le premier à se boucher le nez. »
Décidément, il n’est pas sortable ce Vâveylâ Maskhareh ! Mais ce n’est qu’un pitre n’est-ce pas ?
C’est tout ce que j’ai trouvé qui se rapporte à notre propos dans son carnet de notes. C’est peut-être à côté de la plaque, tout le monde en prend pour son grade, mais ça a au moins le mérite de poser le problème autrement.
J’ai cherché, mais Vâveylâ Maskhareh ne parle pas de purin dans son carnet de notes. J’aurais dû m’y attendre. Je ne sais même pas si ce mot existe en persan, le pays est sans doute trop sec pour produire une telle chose. En tout cas, le mot n’est pas dans mon dictionnaire. Par contre, le fumier a plusieurs traductions. Une des traductions est "takhteh pahn", littéralement : étendu sur le plancher, ce qui se rapporte à l’usage des paysans qui font sécher le fumier au soleil pour en faire des galettes de combustible pour l’hiver. L’autre est "koud" c’est à dire engrais, et le dernier "topâleh" qui veut dire crotte ou crottin. Vu que le fumier est une richesse pour le paysan, il n’est pas étonnant qu’on n’en trouve pas d’usage dépréciatif, encore que dans le persan contemporain et familier, traiter quelqu’un de "goh" c’est le traiter de m.....
Sauf sur les blogs qui pratiquent une transcription écrite du parlé, en principe, ce mot n’apparaît pas dans le patrimoine écrit. La différence entre le langage écrit et le langage parlé est beaucoup plus grande en persan qu’en français. Les blogs, qui ont beaucoup de succès en Iran, sont en train de changer la donne. C’est quelque chose d’assez nouveau de pouvoir lire le langage parlé. Certes, la littérature contemporaine, depuis Sâdegh Hedâyat ou Ahmad Shâmlou qui se sont beaucoup intéressés aux contes populaires avait déjà préparé le terrain.
Le cas du carnet de notes de Vâveylà Maskhareh est différent, si l’on y trouve parfois des tournures orales données telles qu’elles, c’est que ce carnet consigne des citations ou des trames d’histoires transcrites au fil du temps et par des mains différentes. Les conteurs faisaient souvent usage de ce genre d’aide mémoire à partir desquels ils brodaient leurs histoires.
Gabriel Orozco qui avait réalisé en 1995 un échiquier sur lequel il n’y a que des cavaliers, dit être fasciné par la démarche de ces pièces qui bondissent entre les cases :
” Well, the knight in chess is very, very interesting. It’s fascinating because of how it moves. It moves two squares and one, but in reality it’s moving between squares. What it’s doing, that knight, is it’s jumping and it’s virtually crossing between squares to get to the other squares. That, as a notion of space, is beautiful. Because a board is a very bi-dimensional field, black and white. And all the other pieces, they move diagonal, up and down, et cetera. But when you conceive of the piece that is jumping between squares—it’s a very beautiful notion.”
Art 21, Gabriel Orozco, Games : Ping Pong, Billiards, and Chess
Hier, 11 septembre, j’apprenais que le journal réformateur iranien Shargh (Orient) faisait l’objet d’une condamnation pour avoir publié le 7 septembre dernier, ce dessin d’échiquier qui oppose un cavalier blanc et un âne noir. Selon le journal iranien Entekhâb, le dessin illustrait un article intitulé “une autre règle du jeu", et expliquait que dans le jeu politique l’Iran ne joue pas selon les règles et usages internationaux, mais suit une autre démarche. Ceci, associé au halo qui entoure la tête de l’âne, a été interprété comme un propos injurieux envers le régime. Malheureusement, il est impossible d’en savoir plus sur le contexte éditorial, la page du 7 septembre du journal Shargh a vraisemblablement été purgée de cet article. Dommage ! J’aurais bien aimé savoir quelle est la démarche de l’âne sur un échiquier. Est-ce qu’il trottine patiemment ou est-ce qu’il rue dans les brancards ? Peut-être ne fait-il que de l’immoblisme après tout !
Le culot avec lequel le régime iranien tient tête à la communauté internationale sans se laisser émouvoir par la carotte et le bâton ressemble à l’immobilisme buté de l’âne. Bien sûr, sous la pression il fait bien un petit pas en avant ou en arrière, mais c’est pour revenir aussitôt au même point. Les iraniens ont même un mot pour ça : istâdégui (rester debout, tenir sur sa position). Cette attitude ne manque pas d’intriguer les commentateurs qui écartent d’emblée l’hypothèse de la bêtise, car venant d’un pays qui est à l’origine du jeu d’échecs, ils se disent qu’il doit y avoir anguille sous roche.
Pourtant, les iraniens, n’ont jamais revendiqué l’invention du jeu d’échecs. Et puis qui a jamais entendu parler d’un champion iranien des échecs ? En Iran, il n’y a que les gosses qui jouent aux échecs, les adultes préfèrent les cartes ou le jacquet. Ferdowsi (Xe siècle) attribuait l’invention des échecs aux indiens et il s’était apparemment inspiré du “Mâdayân î chatrang” que les spécialistes datent du début du 7e siècle.
Jean-Louis Cazaux voit dans cette attribution aux indiens une forme de dénégation qui n’est pas tout à fait exempte de ruse et de condescendance :
“Cette histoire est intéressante pour plusieurs aspects. D’abord, elle accrédite par les Persans eux-mêmes l’origine indienne des Échecs. Ensuite, elle cadre la date d’arrivée pour la fin du 6e siècle. Enfin, elle mentionne le Nêw-Ardaxšîr, vite déformé en Nard, qui est transmis en retour aux Indiens et qui est l’ancêtre du Backgammon. Ce dernier point n’est vraisemblablement pas fidèle à la réalité historique et il convient de rappeler que ce texte est une légende. Rien ne prouve que la scène de l’arrivée du Chaturanga (les Échecs) à la cour du roi de Perse soit historique, même si elle n’est pas invraisemblable non plus…
Il est intéressant de noter que pour un texte composé dans l’intention d’encenser l’honneur national, les Persans ont préféré attribuer l’invention des Échecs (Chatrang) aux étrangers et revendiquer un jeu de hasard pour eux-mêmes. Cela nous surprend mais il faut comprendre que notre échelle de valeur ne s’applique pas à toutes les cultures ni à toutes les époques. Là par exemple, les jeux de réflexion étaient vus comme des simples divertissements alors que les jeux de hasard étaient tenus en plus haute estime parce qu’ils engageaient le dialogue avec les Dieux”
Pour ma part, j’ai souvent été tentée de penser que dans le jeu international, les iraniens jouaient plutôt au poker. Il semble qu’ils soient tellement retors à ce jeu là, que même quand leurs coups de bluff sont éventés, les experts trouvent encore le moyen se prendre la tête en se demandant quel besoin avaient-ils de tricher alors qu’ils ont déjà des cartes assez redoutables à jouer. Mais c’est peut-être seulement les experts qui ont l’esprit tordu et éprouvent le besoin de se flatter le cerveau en surestimant leur adversaire. Si celui-ci se dégonflait trop facilement, ils seraient au chômage les pauvres.
A vrai dire, il est plus probable que tout ces jeux se mélangent. Après tout, les échecs ou le poker ne sont que des grilles de lecture par lesquelles nous essayons d’appréhender une réalité trop complexe. C’est bien la fonction du jeu.
Les artistes qui conçoivent des jeux, sont généralement intéressés par le fait d’en subvertir les règles afin de faire ressortir le plaisir ludique gratuit au détriment de l’âpreté de la passion de gagner. Par exemple, Robert Filliou produisait des dés à tous les coup gagnants dont toutes les faces portent un as. Avec Play de 1996, Uri Tzaig faisait jouer deux équipes de foot avec deux ballons. D’autres font des jeux vidéo sans enjeu. Et Orozco aimait que son jeu d’échec soit interminable :
“They’re all horses so there are no queens and kings, towers and bishops, just horses. And they’re running endlessly because they are all together running in this open field.”
Aussi, j’en arrive à penser que dans cette frénésie du jeu sans fin, la fonction de l’âne qui joue à ne pas jouer en refusant de bouger d’un iota pourrait bien être de faire tourner le monde en bourrique.
J’étais bien partie pour consigner toutes sortes d’âneries dans le forum de cet article, mais avec cette manie incorrigible qui me pousse à la dispersion, j’ai négligé d’entretenir la collection depuis plus d’un an. Un petit rattrapage s’impose, car je m’aperçois qu’il ne sert à rien de faire semblant d’oublier. L’illusion ici, était de croire qu’on peut se débarrasser de l’obsession en multipliant les obsessions. Mais celles-ci finissent toujours par se retrouver quelque part, comme de vieilles connaissances qui feignent la surprise lorsqu’elles se croisent par hasard : « Comment ! Vous ici ? Que le monde est petit ! ». Le monde, bien sûr, n’est pas petit ; c’est l’univers mental dans lequel on évolue qui est étroit et fait si bien marcher la sérendipité ; que l’esprit se reconnaisse à chaque tour de manivelle n’a donc rien d’étonnant. C’est peut-être rassurant, mais assez désespérant, au fond. C’est pourquoi, je ne crains pas de m’égarer dans les digressions, même les plus hasardeuses, car j’ai beau essayer de me perdre, malheureusement, je finis toujours par retomber sur mon derrière, avec le même goût pour ce genre d’histoires où la simplicité se révèle être la meilleure part de l’intelligence en même temps que sa limite. La simplicité est parfois tellement déconcertante ! Face à elle, l’esprit dépose les armes et s’émerveille d’en ressentir du soulagement. Que ce soit par ruse ou par bêtise, les ânes excellent à ce jeu. Et quoique je m’en défende, je ne manque jamais de poser un marque-page à chaque fois que je croise une ânerie amusante, même s’il ne s’agit pas forcément d’une histoire bête.
L’âne à trois pattes
C’est ainsi qu’en fouillant les sources zoroastriennes à la recherche des origines du Simorgh, j’ai découvert un âne mythologique qui n’a vraisemblablement pas eu autant de succès que le Simorgh dans les légendes, car je n’en ai jamais entendu parler dans la littérature classique. Il s’agit de l’âne à trois pattes (khar-e sepâ selon le Bundahishn, 19-1 à 11 ou khar-e talâtâ selon le Rivâyât-e parsi, 91). Cet âne fabuleux a 3 pattes, 6 yeux, 9 bouches, 2 oreilles et 1 corne. Il est blanc et sa nourriture est spirituelle. Grand comme le Mont Alvand, ses deux oreilles entourent le Mâzandarân (nom de la mer Caspienne et d’une région au sud de cette mer). Cet âne sacré est l’assistant de l’étoile Tishtar (Sirius) qui règne sur les eaux et les océans. Quand il pisse dans l’océan, toutes les eaux sont purifiées. Un seul de ses braiments suffit pour féconder toutes les créatures marines femelles de nature ohrmazdienne !
Sheikh Aboubakr-e Neyshâbouri et le vent de l’âne
Cette histoire est dans le Mantegh-al-Teir de Attâr, à propos duquel je me suis laissée dériver dans une longue digression dont je ne vois pas encore le bout. Voici un résumé de l’histoire :
Un jour, Sheikh Aboubakr-e Neyshâbouri cheminait fièrement à dos d’âne, entouré de sa troupe de disciples, quand son âne lâcha un pet. A ce bruit, le Cheikh poussa un cri et déchira ses vêtements. Ses compagnons en furent consternés et lui demandèrent pourquoi il se mettait dans un tel état. Le Sheikh répondit : « Aussi loin que je regardais je me voyais maître du chemin. Je voyais mes disciples devant et derrière, et je me disais qu’en vérité je n’étais pas moins que Bâyazid*. Tel que je me vois aujourd’hui, honoré et entouré de disciples empressés, me disais-je, à coup sûr demain je traverserai la plaine du jugement dernier, la tête haute avec joie et grâce. C’est alors que j’étais absorbé dans ces pensées, que l’âne a lâché un vent. C’est la réponse que donne l’âne à celui qui se gonfle ainsi d’orgueil. »
(*Abou Yazid Bistâmi, qui vécut au 9ème siècle, était un célèbre mystique persan)
Et quand je maraude sans but, la sérendipité me sert des histoires bien réelles qui ne sont pas moins savoureuses :
L’âne qui a mangé l’argent de sa propre vente
Le 18 septembre, le journal algérien Al shorough publiait un fait divers qui a été ensuite repris sur RIA Novosti puis par d’autres sites, tel le Vancouver Sun qui y ajoute un commentaire désopilant. C’est l’histoire d’un âne qui a mangé l’argent destiné à sa propre vente pendant la transaction entre son ancien propriétaire et l’acheteur. Qui est désormais le propriétaire de l’âne ? Le vendeur ? L’acheteur ? L’âne ?… Aucun juge n’a encore réussi à résoudre le problème, et l’affaire doit maintenant aller devant la cour suprême.
L’âne high-tech
Pour finir, voici, en vidéo, un échantillon de la pratique du tuning appliquée aux ânes :-D