De mes anciennes virées sur la côte normande, outre la belle lumière qui est toujours au rendez-vous, j’avais surtout gardé le souvenir des blockhaus que l’on découvrait au détour des longues promenades. Du béton parfois brisé jaillissaient des armatures métalliques qui se tordaient en l’air comme de monstrueuses pattes d’araignée. L’intérieur, lorsqu’on avait la témérité d’y pénétrer, était jonché de surprises : papier toilette et déjections humaines nauséabondes.
A l’ombre de ces mastodontes pestilentiels qui dérivaient lentement dans le sable et l’oubli, je frémissais en imaginant les longues nuit de veille, les mains ankylosées de froid autour des jumelles, l’humidité qui imprègne vêtements et biscuits, les bottes cirées malgré l’inconfort, le crachouillis des radios, la peur chronique qui vrille les intestins, les rafales de mitrailleuse couvrant le chuintement lancinant du vent, la brûlure d’une blessure, la fièvre dans une coque de béton traversée de courants d’air... Ces remugles confus de films de guerre étayés d’authentiques documents noir et blanc prenaient dans ces lieux force de légende. L’histoire paraissait incrustée dans le béton gris, suinter avec la rouille qui dégoulinait le long des sombres parois.
Après ces courts instants de sidération méditative - est-ce cela que l’on appelle le recueillement ? - je ressortais prestement à l’air libre pour retrouver, comme une chouette éblouie, la palette des Boudin et des Jongkind. Et là, cheveux au vent, dans le rôle d’une survivante qui après bien des épreuves fait sa dernière apparition avant le générique, je me racontais que dans quelques dizaines d’années, quand mes petits enfants ou arrière petits enfants viendront se promener sur cette côte, ces restes immondes seraient totalement enfouis, que d’ici là, le sable, le vent, les marées et la végétation, l’histoire aussi, auront achevé leur patient travail de cicatrisation.
Mais même après le ciné, la vie continue. Inexorablement, elle déverse son lot de péripéties au mépris des belles conclusions rhétoriques.
Or, voici que très récemment, pendant les vacances de pâques, je débarque avec mari et enfants à Saint Aubin, une jolie petite ville côtière nichée quelque part entre Deauville et Cherbourg. Nous avons juste trois jours pour faire le vide, et le plein de bon air. C’est bien assez si l’on songe qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre l’heure des repas en arpentant la côte. Au menu : la plage, la digue ou la route, à pied, en roller ou en voiture.
A première vue rien n’a changé. L’odeur des algues, la lumière, les cailloux sur la plage, tout est là. Mais à mesure que nous explorons la région, il apparaît que loin de s’être atténués ou raréfiés, les vestiges de la guerre sont devenus plus visibles et plus nombreux. Maintenant ils pullulent, exposés sur les places dallées et les parterres de gazon.
Dans le parc paysager du mémorial de Pégase un confortable banc de Teck fixe un point de vue que les agences immobilières qualifieraient d’imprenable. Il souligne au passage le pittoresque d’un canon soigneusement repeint sur fond de forêts verdoyantes.
Etrange tableau ! On dirait qu’entre temps, une autre guerre s’est déroulée à mon insu. Sur quelle planète vivais-je à ce moment ? Mais oui, bien sûr ! Il y a eu le cinquantenaire du débarquement en 94, son branle-bas médiatique et ses cortèges de touristes. J’aurais dû m’attendre à ce déballage. Un curieux sentiment d’irréalité et d’anachronisme m’obsède. Je ne suis pourtant ni devant la télé, ni dans un environnement virtuel. Je suis sur le site d’une bataille historique, et les armements exhibés datent bien des années 40. Mais ils sont bichonnés et reluisants. Au lieu de décrépir dans une décharge ou quelque cour de ferme, il semble que la renaissance printanière leur a profité autant qu’à la nature.
Ces lourdes armes tapies sous le masque de leur propre représentation m’inquiètent de plus en plus. Ce sont d’authentiques simulacres, du vrai faux kitch. Dénotent-elles simplement une guerre révolue ou mènent-elles une guerre actuelle ? Une guerre qui prend appui sur la notion de patrimoine là où l’autre se réclamait de la patrie, une guerre qui comme tant d’autres, sert les intérêts du commerce en recherchant la caution de l’histoire et de la culture. Où que j’aille, j’ai le sentiment d’être embrigadée de force dans un parcours touristique dont le caractère fort ambigu, éveille ma méfiance. Je suis tentée d’y reconnaître une des nombreuses manifestations contemporaines de ce que Philippe Zarifian nomme « le régime de guerre » : des guerres intérieures, larvées, qui se présentent sous un jour pacifique. [1]
Sur la petite place de Saint Aubin, face au syndicat d’initiative, un reste de blockhaus restauré abrite un canon. L’intérieur est re-nivelé par une nouvelle chape de béton, et une gentille petite volée de marches permet d’y accéder en toute sécurité. Le canon ressemble à un jouet en plastique. Peint de plusieurs couches d’époxy ou de Glycéro, il est embaumé d’un vert sapin brillant, nettement plus vif que les verts ternes utilisés dans l’armement. La peinture est tellement épaisse qu’elle arrondit toutes les aspérités, soude les parties, noie la visserie. Il ne manque que l’ample touche post cézannienne pour en faire un Bertrand Lavier. Ici, les enfants peuvent s’amuser sans crainte d’accrocs à leur fonds de culotte. Face à l’ironie douteuse de cette situation, le faux missile maquillé en American Air line qu’Alain Declercq exposait récemment au Palais de Tokyo paraît d’une fraîcheur presque puérile [2] . Je suis surtout intriguée par la gravure du fronton. A quoi rime cette frise abstraite ? Un semblant de scarification primitive ou quelque chose qui évoque l’art des années 50, peut-être un motif repiqué sur les bordures d’un tableau de Bissière. Je n’arrête pas de tournicoter autour. Non, il ne s’agit pas de traces accidentelles, les larges rainures sont proprement biseautées. Alors simple décoration ? Velléité d’art ? Il n’y a ni signature ni légende.
En guise d’aimable invitation, le canon pointe à l’intérieur des terres, vers une pizza-crêperie.
A l’entrée de Luc-sur-mer Lion-sur-mer nous sommes accueillis par un tank en parfait état. Il trône sur un carré de gravillons clairs qui le font ressortir par contraste tel un trophée ou un beau jouet grandeur nature. Comme sur les maquettes de collection, on peut admirer nombre de détails réalistes. Juste à proximité, une sculpture moderne s’élance vaillamment vers le ciel. Elle apparaît comme un cadeau bonus dans un paquet de lessive. A moi qui ne connaît rien aux tanks et ne sait même pas distinguer le modèle américain du modèle allemand, encore moins les anciens des nouveaux, cette héroïque sculpture signale clairement que je dois y associer une valeur positive. Merci, j’ai bien compris le message, je ne dois surtout pas confondre ce gentil tank avec les méchants. Celui là n’a sûrement rien à voir avec les tanks poussiéreux que j’aperçois en ce moment à la télé lorsqu’elle rend compte de l’évolution des armées anglo-américaines en Iraq.
Plus près de Saint Aubin, Langrune plage présente un autre ensemble : entourée des inévitables pizza-crêperies et autres commerces touristiques, se trouve une large place récemment aménagée où se répartissent harmonieusement syndicat d’initiative, monument aux morts, bacs fleuris, et une drôle de sculpture qui ressemble à une compression de César. Elle bénéficie également d’une généreuse couche de peinture protectrice, d’un vert militaire un peu plus crédible que le canon de St Aubin. Cette fois, l’ambiguïté du statut artistique de la chose est sciemment exacerbée. Tout, du socle, de la référence à César, jusqu’à la signature autographe de « Colas » gravée dans la plaque métallique du socle, désigne l’oeuvre d’art instituée et officielle. Cependant, nonobstant l’héritage du ready-made, et suivant sans doute un accès de bonne conscience aussi politique que pathétique, le dénommé Colas a tenu absolument à spécifier sur sa plaque :
« CECI N’EST PAS L’OEUVRE D’UN ARTISTE / CECI EST L’OEUVRE DE LA GUERRE / 1944 - 1994 / PLUS JAMAIS CELA »
Suit la signature de Colas puis la traduction anglaise du commentaire de l’auteur.
Je comprends qu’il y ait pour les artistes, une certaine indécence à instaurer leur art en exploitant le filon de la guerre. Pour que leur contestation paraisse crédible, il faut un acte désintéressé qui va jusqu’à dénier la valeur de l’art et de l’artiste. Pourtant, la complicité de l’art semble fort recherchée pour commémorer, contester ou célébrer la guerre (j’avoue ne plus très bien distinguer les nuances). Est-ce parce que l’art justement, connote le désintéressement et qu’il sait, par vocation, faire voir le beau jusque dans l’horreur ? Mais ce que je vois ici n’est pas comparable au romantisme des fresques napoléoniennes. Loin de magnifier ou de dramatiser la guerre, l’ersatz d’art qui est cultivé ici, en donne une image inoffensive et distrayante. Il la banalise au point de discréditer l’histoire, de désinvestir la légende. Dans ce parcours touristique l’art désigne tout ce qu’il touche du signe de l’accessoire et du futile. Le moindre vestige, rapetassé par les soins municipaux, se veut aussi aguicheur qu’une enseigne commerciale. Maquillés, les morts sont devenus de ridicules momies, des jouets pesants et grotesques, des dénégations de la mort.
Allez comprendre pourquoi, je me sens comme un mort-vivant. Je traîne sur la digue avec l’impression d’être engluée dans un de ces rêves poisseux qui ont un arrière goût de cauchemar. Il faut que je me secoue. Rien de mieux qu’une baignade hors saison pour remettre les pieds sur terre. Je ne sais pas si Machiavel avait raison quant à la supériorité des fantassins sur la cavalerie [3] , mais il y a des jours où je me dis que sentir l’eau et les cailloux sous ses pieds, ça doit faire du bien. L’assaut s’avère fastidieux, je dois m’y reprendre à quatre fois pour surmonter les crampes que procure l’eau glaciale, avant de pouvoir faire quelques brasses. J’en ressors avec le torse douloureux et un bel accès de tachycardie. Vrai ! Pour une fois, ce n’est pas du cinéma.
Ce petit fricotage avec la mort m’a rassurée. Me voilà bien vivante et aguerrie par dessus le marché. Allez ! Je me remets encore à l’eau. Cette fois, c’est un plaisir.
[1] Philippe Zarifian, Pourquoi ce nouveau régime de guerre ?, in Multitudes n° 11, hiver 2003, pp12-23
[2] Feed back d’Alain Declercq, exposition "Hardcore", Palais de Tokyo du 27/02 au 18/05/2003
[3] J’ai emprunté le titre de cet article à l’ouvrage de Nicolas Machiavel (l’art de la guerre, 1521) qui traite entre autres, de la supériorité des fantassins sur la cavalerie. Vous pouvez en trouver de larges extraits (Traduction française de Jean-Vincent Périès, 1825) sur le site Les classiques des sciences sociales
Faut-il taire et cacher le passé ou s’en nourrir pour éviter le retour de telles inepties ?
bel article, très intello. juste deux détails :
la photo de l’horizon n’a pas pu être prise entre Langrune et Saint Aubin, le bord de mer étant sans discontinuité bâti donc ni herbe, ni barbelé ; elle semble plus probablement prise sur les falaises de Luc sur Mer.
La photo du tank est à l’entrée de Lion sur Mer, pas de Luc.
Merci pour vos corrections topographiques. La mémoire est toujours subjective, et la mienne semble avoir l’étrange faculté de rétrécir l’espace ; en légendant les photos à l’aide de mes seuls souvenirs et d’une carte IGN, j’ai sous-estimé les distances parcourues. Après vérification sur les images satellite et sur le site Normandie44 la mémoire, je constate que vous avez raison. A ma décharge, ces ressources n’existaient pas encore sur internet au moment où je rédigeais cet article. Vos remarques ont le mérite de rappeler que le travail de « rattrapage de la mémoire par l’histoire » (pour reprendre l’expression de Jean-Jacques Fouché) reste toujours à parfaire, même pour un récit de peu d’importance.
« Faut-il taire et cacher le passé ou s’en nourrir pour éviter le retour de telles inepties ? » demandez-vous.
Si le passé était quelque chose de pré-établi qu’il suffirait d’exhumer pour conjurer l’avenir, il y a longtemps que nous serions sages. Mais le passé s’invente par petits morceaux (c’est l’anamnèse) et nous en produisons tous les jours sans en avoir forcément conscience. Pris isolément, ces morceaux, traces ou pans de mémoire, ne font pas toujours sens, du moins pas pour tout le monde. Ce n’est qu’une fois triés, recoupés, interprétés et mis en histoire qu’ils trouvent un sens. Donc la manière de présenter des documents ou des vestiges n’est pas sans importance. La question du rôle de la mémoire individuelle ou collective, de l’histoire, de l’oubli et du pardon aussi, est déjà amplement débattue par les historiens et les philosophes, elle refait régulièrement surface dans l’actualité politique à l’occasion des polémiques sur la repentance et l’identité nationale, des controverses relatives au droit de légiférer sur l’histoire (rôle positif de la colonisation, génocide arménien), ou encore de l’institution de nouvelles commémorations (abolition de l’esclavage). Si le sujet vous intéresse, et puisqu’il me faut faire acte de contrition pour mes négligences, voici une page de liens vers des articles, des compte-rendus d’ouvrages ou des œuvres en rapport avec la question de la mémoire. Ces débats montrent que le « devoir de mémoire », pour indispensable qu’il soit, peut aussi pêcher par excès en nourrissant le ressentiment ou en renforçant des positions identitaires. Cela ne va pas sans risques de manipulations ou de distorsions qui servent parfois des intérêts discutables.
Il n’est pas nécessaire d’être particulièrement « intello » pour comprendre que l’esthétisation des vestiges de guerre éparpillés sur la côte normande et transformés en attractions touristiques, est plus à même de servir le commerce local que de nourrir la mémoire. Le tourisme de mémoire est peut-être édifiant quand les armes, sobrement présentées dans un musée avec des cartels explicatifs, sont dotées d’une valeur documentaire qui participe à la compréhension de l’histoire, mais lorsque celles-ci sont intégrées au décor, fétichisées, et déconnectées de tout récit, elles flattent surtout une fascination enfantine (pour ne pas dire primaire) pour la guerre. Était-ce vraiment le but recherché ?
On devine bien sûr, que ces arrangements décoratifs sont plutôt le résultat d’un compromis : il est convenable de se souvenir de la guerre, mais pas au point de gâcher le paysage et de compromettre le tourisme. Alors on restaure, on sécurise, et pour montrer qu’on a bien pris soin du patrimoine mémoriel, on rehausse la chose sur un socle ou enjolive son pourtour. L’entretien de ces reliques au delà de leur fonction documentaire suscite un engouement morbide dont je ne saisis pas l’utilité. Le résultat est bien pire que la vue d’un tank rouillé croupissant dans une décharge ou celle d’un méchant blockhaus abandonné. Ce qui est réjouissant dans le blockhaus abandonné ce n’est pas le blockhaus, mais le fait qu’il est justement abandonné. Les signes de l’abandon, la laideur exposée, n’est-ce pas le mieux que nous ayons à dire de la guerre ?
C’est ce que semble avoir en partie compris l’artiste américain Sam Durant qui trouve un malin plaisir à rivaliser en laideur dans la conception de son projet de mémorial à la guerre d’Irak proposé pour l’exposition qui commence dans deux jours au ICA de Londres. Remarquons au passage, que cette anticipation sur un futur mémorial, manifeste la hâte de reléguer dans le passé une guerre qui n’est que trop présente et dont personne ne voit encore l’issue. C’est dire que le culte excessif de la mémoire peut aussi être envisagé comme une façon de fuir le présent.
A la galerie Yvon Lambert, il y a en ce moment deux expositions sur la politique anti-terroriste et la guerre d’Irak.
Louise Lawler, « No official estimate » :
Louise Lawler dont on pourrait dire que tout l’art consiste à faire voir les images insues qui sont entre les images exposées, présente une série répétitve de photos en clair obscur. Ce sont des photos très sombres où se détache sur le côté droit, un trapèze de lumière dans lequel on perçoit un dessin de grille géométrique assez dense mais au trait ténu. Il n’y a pas grand chose à voir, cependant les photos insistent et se répètent. On pense à la lumière projetée dans la pénombre d’une pièce depuis une fenêtre grillagée ou un soupirail. Connaissant le travail de Louise Lawler, on devine que la grille est un bout de dessin de Sol Lewitt. Mais pourquoi cette répétition ? On ne comprend pas de quoi il retourne. Et c’est au moment où l’on abandonne la partie et qu’à regret le regard se détache des photos en balayant une dernière fois la cimaise, que la chose devient visible : entre les photos, il y a des chiffres sybillins inscrits à même le mur avec une typo très fine. Il s’agit des différents chiffres avancés par les médias sur l’estimation des irakiens morts pendant la guerre. Le dossier de presse de l’exposition de Louise Lawler est rempli d’articles de journaux. Non pas des critiques élogieuses sur son travail comme cela se fait d’habitude, mais une collection d’article faisant état de la progression des morts en Irak et de la difficulté à établir une estimation fiable des morts. En rentrant le soir, j’apprenais que selon le Washingtonpost, les dernières estimations officielles données par le Pentagon s’élèvent à 1000 morts par semaine pour le dernier trimestre de l’année 2006, mais ces chiffres dit-on, seraient largement sous-estimés.
Des photos, donc, qui représentent une oeuvre d’art, et entre les photos, des chiffres qui se rapportent à la guerre, à ce qui est à priori exclu de l’art mais qui le hante quand-même, à tel point que l’image de cet intérieur sombre peut être mésinterprété et vu comme l’intérieur d’une cellule de prison.
Jenny Holzer, « Nothing Follows » :
Jenny Holzer représente les pièces administratives relatives au centre de détention de Guantanamo et aux opérations officieuses menées en Irak et en Afghanistan que le gouvernement américain avait déclassifiées. Il s’agit de formulaires, de lettres, d’empreintes digitales. Les documents sont plus ou moins caviardés ou effacés par la censure pour préserver l’anonymat des personnes citées. Jenny Holzer en fait des huiles sur toile agrandies, des pièces uniques, réalisées avec des procédés mécaniques qui les rendent très proches des sérigraphies de Warhol. Les fonds sont rose-orangé, vert de baryte, jaune de chrome, bleu cobalt ou blanc cassé. Les couleurs sont décoratives, moins pop que chez Warhol, et les formats restent relativement modestes. On peut voir quelques unes de ces toiles sur le site de la galerie Cheim & Read et une vue de l’exposition réalisée l’année dernière dans cette galerie sur le blog News Grist. S’interrogeant sur l’esthétisation de ces documents, John Haber écrit :
« Without question, her latest acts of protest look strangely elegant and go for wildly high prices. Yet even in painting she is adopting a technique that, with Warhol, once meant its death, and she gives his silkscreen a black mark, many times over. Her black streaks replicate the mark of censorship, but they stand as well for other absences—lives that have paid the cost of lies, torture, and war. With the blur of a Gerhard Richter or smear of an Andy Warhol silkscreen, any visual indicator appears, as Derrida might put it, under erasure. That suggests how, in the hand of an artist, the marks of a censor may paradoxically release meanings.
[-]
As yet another irony, here the censors omit nothing of the horror but the names of detainees, reducing every single instance to a relentless, handwritten alphanumeric code. The anonymity compounds the brutal maltreatment, suggesting that both aspects of the machine of war crush a human identity. Up close, the weight of evidence is crushing, too, and so is its avoidance by the press and television. From a distance, the black marks and the worn surfaces characteristic of silkscreen becomes more haunting, as if stepping away these makes lives disappear yet again. »
Chez Yvon Lambert, les plus beaux tableaux sont ceux auxquels on est confronté avant de ressortir de la salle. Ce sont des tableaux dont les textes sont entièrement censurés : sur chacun se détache un rectangle noir lapidaire, de guingois sur fond blanc cassé, avec quelques bavures dans les marges qui trahissent le document maintes fois photocopié.
Le plaidoyer de John Haber est tellement poignant que je m’étonne de n’avoir pas été tout de suite frappée par sa vérité : la violence ostensible de l’occultation à laquelle il se montre sensible m’est plutôt apparue comme un jeu de caches plastiquement riche. Quoique défendable, son argumentation me semble relever d’une justification morale secondaire dont ne se réclame d’ailleurs pas Jenny Holzer. John Haber tient à voir une dramatisation de la disparition des personnes dans ces peintures. Sur le coup, je n’ai pas été particulièrement émue par le travail de Holzer. Je veux dire, pas moralement émue. A peine la nature des documents identifiée, j’ai cessé de lire en me disant que je connaissais déjà tout ça par la presse et que ce ne sont pas des fragments lus ici à la sauvette qui m’apprendront quelque chose de nouveau, surtout quand mon attention est retenue par les modulations du rose-orangé du fond d’un des tableaux, parce que celui-là, je crois, a été fait avec un mélange de couleurs et non avec un seul pigment. Un bon documentaire ou un article bien fait sont certainement plus utiles pour informer, éveiller l’indignation ou susciter l’empathie pour les victimes. J’ai donc continué à regarder en appréciant le parti esthétique que Jenny Holzer arrive à tirer de ces documents rébarbatifs. J’ai surtout pensé au plaisir de l’artiste qui compulse tout cela pour choisir les configurations les plus intéressantes, à la façon dont ses critères visuels se précisent à mesure qu’elle prolonge cet exercice, au différentiel qu’elle s’autorise dans la balance entre l’éloquence symbolique et formelle. Bien sûr, je n’étais pas insensible au fait qu’elle aille chercher la beauté dans de tels documents. N’aurait-elle pas trouvé matière à faire aussi bien avec n’importe quelle autre archive administrative ? Pourquoi est-il plus intéressant de fouiller l’ignominie et la douleur ? Est-ce du cynisme ?
Je pense que la question ne se pose pas dans ces termes.
Il y a un an, je m’étais mise à collectionner les images du camp de Guantanamo dans le même dossier que mes photos de capucines. Je collectionnais celles où l’on voit la tache orange d’un prisonnier derrière le grillage. Une photo d’un buteur néerlandais du mondial de foot vu à travers le filet du goal s’est aussi glissée dans la collection : il était habillé en orange. Donner une explication compassionnelle à cette collection serait hypocrite, il est évident que je collectionnais ces images pour le plaisir de la tache orange qui fleurit dans l’image. Pourtant, je ne collectionnais pas n’importe quelle image de n’importe quelle chose orange, tout comme Holzer ne se sert pas de n’importe quel document administratif. L’idée du confinement des prisonniers m’intéressait en ce qu’elle s’opposait aux propriétés optiques de la couleur qui jaillit hors du plan de l’image, sort du grillage de la prison ; elle mettait cette propriété en valeur, elle faisait voir le mouvement de la couleur qui se détache du plan, trouve une issue qui n’a rien à voir avec les histoires de guerre, de torture et de prison.
C’est ainsi que j’ai vu les peintures de Jenny Holzer : des images qui se rapportent à la guerre, mais s’en détachent. Certains pourraient voir là du cynisme, c’est plutôt de ce mouvement de détachement qu’il est question. On ne parle pas de cynisme à propos du détachement professionnel du chirurgien qui opère un corps sanguinolent. Pour être affirmée, la beauté doit aussi montrer le mouvement qui l’émancipe de la gangue des contingences morales ou sentimentales. C’est bien un tour de Jenny Holzer que de nous faire découvrir de tels truismes !
P.S. du 1/04/07 : des photos de l’exposition de Jenny Holzer sont visibles sur le blog espace holbein.
Artistes de guerre
L’exposition de Michel Lebrun Fanzarolli, War in the gulf, qui est présentée en ce moment à la Galerie Hors Sol, jusqu’au 11 novembre, renouvelle à sa manière, le genre des tapis de guerre. En attendant une première version “fait main en Iran” qui paraît-il, devrait être livrée bientôt pour figurer dans SLICK qui est la nouvelle FIAC Off de l’année, les tapis de Michel Lebrun Fanzarolli sont pour le moment de simples rectangles de moquette de 183cm de large, accrochés au mur comme des tableaux. Des captures d’écran de scènes de la guerre d’Irak vues à la télé y sont agrandies et imprimées au jet d’encre. Le grain de l’image vidéo se fond dans le grain de la moquette, les contours arrondis de l’écran de télé se découpent sur le fond anthracite de la moquette et l’ourlet du pourtour évoque celui des tapis de sol pour voiture.
Avec Cécile Griesmar, directrice de la galerie et co-organisatrice de SLICK, nous avons évidemment parlé des tapis de guerre afghans et d’art de guerre. Parler de l’art de la guerre ou des guerres actuelles ou imminentes eut été déplacé et trop frontal, encore que l’évocation des frictions entre artistes-reporters et reporters-artistes nous ait amenées à effleurer la guerre des images dont on a encore une fois observé le rôle non négligeable dans la guerre de Juillet au Liban. Donc, nous avons plutôt parlé d’art de guerre en général et de la récurrence actuelle de ce thème dans les productions artistiques. Elle m’a montré à titre d’exemple, le catalogue de l’exposition ATTACK ! qui avait été organisée à Vienne en 2003. Je l’ai feuilletté rapidement tout en bavardant, et remarqué au passage les bunkers décorés de jeux de lumières colorées d’Erasmus Schröter. Nous aurions pu aussi évoquer l’exposition de Paul Virilio à la Fondation Cartier en 2002-2003, Ce qui arrive, ou encore l’exposition de 2004 au Whitney Museum of American Art : War Protest In America 1965-2004, et sans doute bien d’autres choses, mais on ne peut penser à tout.
J’ai quitté Cécile Griesmar, un peu contrariée de n’avoir pu retrouver le nom de cette artiste canadienne dont je lui décrivais le travail et qui, en 2004, avait exposé un tapis très décoratif parsemé de mines anti-personnelles. Il s’agissait de Dominique Blain bien sûr ! Son tapis a été fait au Pakistan selon les dessins qu’elle avait fourni aux ateliers. Deux articles critiques sur cette oeuvre, l’une en français, par Nicolas Mavrikakis, et l’autre en anglais par Isa Tousignant, relèvent le cynisme d’un art décoratif s’adressant à une élite confinée, réalisé par des enfants sous-payés à l’autre bout du monde pour une artiste réputée politique ou activiste.
De là, j’ai traversé le quartier du Palais Royal puis la Seine, pour voir une exposition de Michel Aubry qui montre en ce moment sa Salle d’Armes à la Galerie Marion Meyer. Le propos de Michel Aubry, cheminant entre musique, armes, costumes et architecture étant plus hermétique, son travail a moins de chances de provoquer les mêmes controverses que celui de Dominique Blain. Sa façon de chercher à hisser toute forme et tout objet au rang d’un improbable instrument de musique hérissé d’anches est si compliquée que le regardeur se laisse plutôt absorber par les acrobaties formelles nécessaires à chaque transposition. Michel Aubry est justement un des premiers artistes à avoir intégré des tapis de guerre afghans dans ses installations. Mais il n’y en avait pas à la Galerie Meyer.
L’artiste américain Kevin Sudeith s’est pour sa part converti en collectionneur et marchand de tapis spécialisé dans les tapis de guerre. Il tient un blog qui s’intéresse aux tapis de guerre afghans et autres actualités, dont la condition des femmes afghanes(évidemment ! ce sont elles qui tissent). Sur son site commercial WarRug.com, on peut trouver de nombreuses photos et une classification des tapis de guerre.
Des tapis de guerre afghans, on en trouve en vente sur ebay, pour des prix allant de 500 à 3000 euros environ. Certains sont assez beaux, on se laisserait presque tenter…
Mais est-ce que j’ai envie d’avoir un de ces tapis de guerre chez moi ? La première fois que je me suis mariée, mes parents m’ont offert un tapis de Shiraz. C’est toujours ce qu’on offre aux jeunes mariés. En Iran, comme dans tous les pays producteurs de tapis, le tapis est la base de l’ameublement, dans les foyers modestes et traditionnels, c’est même le seul ameublement. Avoir un tapis, c’est être en mesure de s’installer et de fonder un foyer. Un tapis dure plus qu’une vie et se transmet d’une génération à l’autre, c’est un gage de pérennité. Comment peut-on désirer s’installer sur un tapis de guerre ? Certes, on pourrait me dire que le doux massage des brins de laine sous les pieds nus ne laisse aucun doute sur la jouissance que procure le fait de piétiner en image, les chars, les bombardiers et les hélicoptères de l’ennemi, mais tout de même, je préfère encore marcher sur des fleurs et je doute qu’il en soit autrement pour les afghans. Est-ce que les afghans utilisent vraiment ces tapis pour eux-mêmes ?
De qui et Pour qui sont ces tapis ?
(notes de lecture commentées)
Des chercheurs travaillent sur le sujet. Nigel Lendon (School of Art) et Tim Bonyhady (Faculty of Law) du Australian National University ont monté un blog Rugs of war, dans lequel ils notent tout ce qui peut intéresser leur recherche initiée par une exposition qu’ils avaient organisée en 2003 et 2004 à Canaberra et Adelaïde. Les textes du catalogue sont entièrement téléchargeables sur le site de l’école d’art de l’université d’Australie.
Un des textes du catalogue, “This space is mine” (.rtf) est de Jasleen Dhamija qui travaille pour des organismes internationaux tels que l’UNESCO ou le PNUD, comme experte internationale en développement et spécialiste de l’étude de l’artisanat et des traditions culturelles dans l’habilitation des femmes. Elle témoigne avoir remarqué pour la première fois un de ces tapis de guerre afghans en 1980, à New Dehli. Selon Jasleen Dhamija, la facture des premiers tapis de guerre indique plutôt un usage autochtone et exclut la production de commande pour l’exportation. Pour elle, il n’y a pas de doute que ces tapis expriment l’exaspération des afghans face à l’occupant soviétique. De son point de vue, les artisans afghans sont des auteurs, au plein sens du terme.
L’article très fouillé de Tim Bonyhady (.rtf) est beaucoup plus nuancé. Il tente de remonter l’histoire de l’apparition des tapis de guerre en Afghanistan et de leur réception en Occident. Ses recherches montrent qu’il n’est pas évident de voir dans les tapis de guerre l’expression de la résistance du peuple afghan face à l’occupant. Il rappelle d’abord que les tapis “picturaux” ainsi que l’intégration de motifs n’appartenant pas au répertoire traditionnel était une pratique bien antérieure à l’occupation soviétique. Il signale par exemple, un tapis réalisé en 1934 pour être offert à l’empereur du Japon. Ce tapis représentait des geishas et s’ornait d’avions nichés aux quatre coins. Il mentionne également des tapis de la fin du XIXe et du début du XXe siècle qui représentent des portraits d’hommes politiques. Ces précédents favorisent l’hypothèse que le choix des motifs est plutôt déterminé par la clientèle.
Il y a bien sûr des controverses sur l’authenticité de ces tapis. Certains estiment que l’intrusion de ces nouveaux motifs est une dégénérescence artificiellement entretenue par le commerce et la forte demande occidentale, d’autres au contraire, y voient l’expression du génie local et de sa capacité à intégrer des éléments nouveaux dans son répertoire formel.
L’article de Nigel Lendon (.rtf) est spécifiquement consacré à la question de l’authenticité des tapis de guerre. L’auteur se débat avec le serpent de mer ethnographique dans le cadre duquel est censé se définir une tradition et montre la complexité de la tâche dans un contexte où la guerre, l’instabilité politique, les déplacements de populations et les exigences des relations commerciales deviennent des facteurs déterminants dont il est impossible de faire abstraction.
A ces facteurs déjà complexes on pourrait encore ajouter les apports antérieurs à l’occupation soviétique. Outre les tapis “picturaux” mentionnés par Tim Bonyhady dont le style est vraisemblablement d’inspiration occidentale, un article de Christelle Parrenin sur une exposition de tapis de guerre présentée à Milan en 2001, nous rappelle fort à propos les très nombreuses broderies géopolitiques que l’artiste italien Alighiero e Boetti avait fait faire en Afghanistan à partir 1971. Ce sont quelque 6000 tapisseries brodées par les femmes afghanes entre 1971 et 1994 ! Dans un pays peu industrialisé dont la population est toujours à l’affut de quelques bonnes affaires, on imagine que des commandes qui ont fait travailler tant de petites mains ont fini par laisser des traces sur l’artisanat local.
Il apparaît donc que la question de l’authenticité, au sens de l’attribution du travail à un auteur pleinement responsable et investi de son oeuvre, devient indécidable quand ceux qu’on présume être auteurs ne sont pas libres car tenus à des impératifs de commande et de survie.
Mais revenons à l’article de Tim Bonyhady qui souligne les flottements sur l’appellation de ce nouveau genre de tapis. Les afghans les appellent tout simplement des “kalachnikov” parce que ce sont d’abord les motifs de kalachnikovs qui s’étaient répandus dans ces tapis. Cependant, en Occident, ces tapis ont tantôt été désignés comme “victory rugs", “liberty rugs", “protest rugs” ou encore “anti-war rugs". C’est finalement l’appellation très factuelle de “war rugs” qui s’est imposée. L’indécision quant à l’interprétation qu’il convient de donner à ces expressions artistiques montre bien l’ambiguité qui est inhérente aux arts de guerre qui témoignent avant tout de la fascination pour la guerre et, inutile de le nier, d’une admiration enfantine pour les armes qui confèrent la puissance.
Selon Tim Bonyhady, la première exposition de tapis de guerre aurait été organisée par Luca Brancati à Turin en 1988. Cette exposition s’est ensuite déplacée aux Etats Unis, et a aussitôt attiré l’attention du milieu de l’art contemporain, car les articles de presse qui en parlaient jouxtaient des articles concernant des artistes tels que Gerhard Richter, John Cage ou Jeff Koons.
Ces tapis de guerre connaîtront donc un grand succès sur les marchés occidentaux. Pour satisfaire la demande, les réfugiés de Peshavar (au Pakistan) ont même dû embaucher des garçons dans leurs ateliers de tapisserie alors que ce métier est habituellement réservé aux filles. A partir des années 90 ce sont surtout les musées et les marchands allemands qui vont entretenir l’intérêt pour les tapis de guerre Afghans. Aux Etats Unis, l’intérêt pour les tapis de guerre décroît en proportion du désengagement de Washington en Afghanistan après le retrait soviétique, mais le réinvestissement militaire de l’Afghanistan consécutif au 9/11 marque le début d’un nouvel engouement et d’un renouvellement des motifs dans les tapis de guerre. Même si certains motifs n’ont pas toujours été au goût des américains, selon Tim Bonyhady, la plus grande partie de la production cherche d’abord à flatter le point de vue de la clientèle anglo-américaine :
“The viewpoint of most of these rugs is equally novel. Instead of expressing their makers’ sentiments in the manner of the rugs celebrating the mujahideen’s victory of the Soviets, these rugs express the views of their expected American purchasers.”
Tim Bonyhady rapporte que selon les marchands de tapis de Kaboul les afghans n’achètent pas ces tapis qui représentent des armes destinées à tuer les afghans, seuls les militaires en achètent. Il ajoute que le succès des tapis de guerre auprès des américains s’est accru à mesure qu’ils y ont reconnu l’expression de leur propre politique.
Faut-il en conclure qu’il n’y a d’art de guerre que celui du vainqueur ?
Franges :
PS-1 : On connaît au moins un exemple d’art de guerre du vaincu ; il s’agit des monuments aux morts érigés par la IIIe république dans les années 1880 en commémoration de la défaite de Sedan. Mais c’es une autre histoire et un autre contexte politique.
PS-2 : En dépit du respect que j’ai pour le travail des artistes qui utilisent les tapis de guerre, je ne peux qu’être attristée par la facilité avec laquelle ceux-ci, sans doute à leur insu et avec la complicité des artisans orientaux, se résignent à l’idée que le Moyen-Orient est voué à s’installer durablement dans la guerre.
« On rapporte qu’en ville,
Le massacre général, comme fleurs de tapis,
A donné la couleur sang aux bottes boueuses
Et que le miroir a abandonné sa mémoire vive
A l’étourderie sénile »
"Poème de l’exil" (Tchekâme-ye koutch), Nâder Nâderpour, Paris, hiver 1965
In, Shâhkârhâ, Zibâtarin She’r-e Now (chef d’oeuvres de la nouvelle poésie), recueil de poèmes choisis et présentés par Ahmad Shâmlou, Téhéran 1968, éditions Khousheh.
Comme promis par Cécile Griesmar, le tapis fait-main de Michel Lebrun-Fanzaroli était bien au rendez-vous à la foire de SLICK.
Tapis de Michel Lebrun-Fanzaroli, série "War in the gulf", SLICK 2006, reproduit avec l’aimable autorisation de la galerie Hors Sol [1]
J’étais curieuse de voir comment les captures vidéo seraient transposées dans la facture d’un vrai tapis. C’est que d’un médium à l’autre, il y a du chemin à parcourir ! Les déterminations formelles attachées à un médium ne manquent pas d’entrer en conflit avec l’autre. Comment réussiront-elles à s’entendre ? L’image de guerre qui s’expose ici a sans doute été le champ de bataille d’une autre guerre qui oppose des formes et des savoir-faire.
Des petites mains munies d’un couteau à bout crocheté ont noué et coupé un à un les brins de laines colorées sur des fils de chaîne en se guidant sur un dessin grandeur tendu à quelques centimètres derrière le cadre. Elles se sont interrompues tous les 5 ou 6 rangs pour tasser les brins entre les fils de trame à l’aide d’un peigne métallique, puis ont égalisé la fourrure avec des ciseaux plats avant de reprendre leur minutieux travail avec dextérité. Le dessin n’a pas besoin d’être trop analytique, il n’énumère pas les points. Mais il doit au moins indiquer les changements de couleur, ce qui suppose déjà un traitement de l’image qui anticipe sur le degré de finesse du tapis[2].
Le résultat, pour le tapis de Lebrun-Fanzaroli, est surprenant ; certes, je ne m’attendais pas au tapis de soie photo-réaliste qui aurait été beaucoup trop onéreux et surtout beaucoup trop long à réaliser eu égard aux rythmes de production de l’art contemporain. Le tapis de Lebrun-Fanzaroli est fait avec de la grosse laine et nécessite de ce fait, un effort important de simplification des motifs. D’ailleurs, l’artiste a bien déblayé le terrain en choisissant une image qui, comparée à celles qui ont été imprimées sur moquette, est d’une grande lisiblité : le profil d’un bombardier F117 Night Hawk se découpe en contre-jour, juste au dessus de la ligne d’horizon, sur le fond d’un paysage dépouillé avec coucher de soleil. Cependant, à cause des tapis de guerre afghans, je m’attendais à ce que la simplification nécessaire à la transposition des motifs adopte ici aussi, le style naïf qui fait apparaître les armes comme des jouets. Mais le tapis de Lebrun-Fanzaroli ressemble plutôt aux Derains néo-impressionnistes et flamboyants de la période 1905-06. L’effort de synthèse passe par un divisionnisme sommaire ou tachisme fauve et se détourne résolument du cloisonnisme graphique qui est commun à la plupart des arts populaires.
C’est la première fois que je vois un tapis oriental qui pousse la référence à la peinture jusqu’à mimer les touches de pinceau. D’après la directrice de la galerie Hors Sol, Lebrun-Fanzaroli aurait livré l’image de la capture vidéo sans donner d’instructions précises aux ateliers, il a voulu laisser les artisans iraniens transposer l’image selon leur propre jugement. Au vu du résultat, il semble que ceux qui ont réalisé ce tapis avaient parfaitement conscience d’oeuvrer pour un artiste français et l’idée qu’ils se font de l’art français, bien que flatteuse, est datée. L’hommage rendu au rayonnement de l’art français s’arrête au mieux à 1906, ce qui nous renvoie un siècle en arrière, dans le sillage de l’impressionnisme que l’engouement touristique n’a toujours pas désavoué. Les cultures dialoguent à coup de stéréotypes : le tapis persan résume le Moyen Orient tandis que l’impressionnisme français résume l’Occident.[3]
Quand Tim Bonyhady parle de tapis "picturaux", il fait sûrement allusion à l’idée générale que l’on se fait de l’organisation spatiale du tableau figuratif et à l’importation de sujets ou motifs appartenant au répertoire pictural, peut-être aussi à un certain souci de "réalisme" dans le rendu des motifs, mais probablement pas au rendu de la touche picturale. La courte histoire des tapis picturaux ne lui donnait aucune raison de penser que le pictorialisme tapissier puisse aller jusqu’à s’intéresser aux "Brushstrokes" d’un Lichtenstein par exemple. La conception frontale de l’espace correspond à l’usage occidental où l’on n’hésite pas à accrocher un tapis au mur lorsqu’on le trouve précieux, quand bien même ce mode d’accrochage entrerait en conflit avec la composition multi-orientée du tapis. Les tapis dits picturaux et mono-orientés se conforment donc à cet usage. Ils sont faits par (ou pour) le regard occidental : une façon de lui adresser un sourire poli comme un miroir. C’est aussi l’occasion d’assimiler les normes esthétiques de l’Occident, parfois, de les adopter .
Parmi les différentes catégories de tapis traditionnels, seuls les tapis de prière ont une orientation symétrique verticale qui différencie le haut du bas. Pendant la prière, le "mihrab" du haut est orienté vers la Mecque. Après la prière, on enroule le tapis et le range dans un coin. Les tapis de prière pourraient admettre un accrochage mural sans souffrir une incohérence formelle, mais ce serait déjà une perte de sens : pour un musulman, l’expression "perdre le Nord" se traduit par "ne plus connaître la direction de la Mecque". Mais la grande majorité des tapis orientaux, ceux sur lesquels on vit au quotidien, est multi-orientée ; les jeux de répétition, rotation et symétrie assurent une équivalence des points de vue. Ce sont des par terres, des jardins, ils sont faits pour être vus d’en haut, habités et foulés aux pieds.
Dans son fameux texte "Des espaces autres", si souvent cité par les critiques et les artistes contemporains, Michel Foucault évoque les jardins et les tapis persans comme un exemple « d’hétérotopie heureuse et universalisante »[4]. A partir de la fin des année 80, ce texte de Foucault, avec sa notion clef d’hétérotopie, est devenu un appui précieux pour penser l’espace physique et symbolique des installations en articulation avec leur lieu de présentation.
Le texte de Lebrun-Fanzaroli [5] sur le site de la galerie Hors Sol fait référence aux jardins représentés par les tapis d’Orient, jardins auxquels il substitue des scènes de guerre. Les images de la guerre du golfe de 91, déterritorialisées par la télé, devenues aussi envahissantes et irréelles que le génie sorti de la lampe, sont censées retrouver leur lieu et leurs frontières natives dans le tapis d’Orient. Assignée à résidence, la guerre est priée de rester chez elle et cesser de venir nous inquiéter jusque dans nos foyers. Une injonction ironique, mais qui confirme au passage la mutation d’un stéréotype qui d’orientaliste est devenu néo-orientaliste [6] ; l’Orient n’est plus seulement associé au tapis mais aussi à la guerre qui lui devient consubstantielle.
Ironique bien sûr, puisque la tentative de reterritorialisation de la scène de guerre dans l’espace supposé oriental du tapis est démentie par la forme de l’écran de télévision qui s’y inscrit comme frontière explicite, motif principal et source première de l’image.
On note par ailleurs, que le tapis n’a pas de franges. Celles-ci ont été ourlées d’un point de bride rustique. Le tapis ayant été tissé dans le sens d’accrochage de l’image qui à son tour reproduit les proportions d’un écran de télévision, il aurait été bizarre de laisser des franges car celles-ci se seraient retrouvées sur la longueur, ce qui est tout à fait hors norme. La frange est toujours sur la largeur et la lisière est sur la longueur. Avec des franges, le tapis aurait eu l’air d’un demi-tapis. Pour couper court au conflit des formats, il fallait donc couper les franges.
Dans le stand de la galerie Hors Sol à la foire de SLICK, le tapis de Lebrun-Fanzaroli était accroché au mur comme un tableau. Les moquettes, préfigurations de tapis, que j’avais vues quelques semaines auparavant au mur de la galerie, étaient cette fois empilées au sol comme dans les magasins de tapis. Dans le contexte d’une foire d’art contemporain, cela pouvait évoquer les piles d’affiches de Felix Gonzales-Torres qui se présentent comme des sculptures graphiques dans lesquelles le visiteur peut piocher.
Le tapis de Lebrun-Fanzaroli s’accroche au mur comme un tableau, il est mono-orienté et hyper-pictural, il est formaté par l’écran de télévision et n’a pas de franges. Est-il encore identifiable comme un tapis oriental ? Le motif principal est un écran de télévision, le motif central un bombardier américain, et le fond un paysage lyrique qui est censé se situer quelque part dans le golfe (dit le titre). Assurément, c’est un tableau à poils qui n’abandonne pas l’image à sa nudité : titre, tapis, moquette, sculpture, peinture, télé, motifs, objet d’art ou objet utilitaire... se recouvrent et jouent à saute mouton. Parergon de parergon, les identités s’encadrent et se dépassent ad libitum pour produire des êtres hybrides à l’identité flottante[7].
Une petite fille que sa mère empêchait de marcher sur les moquettes protestait : "mais ce sont des tapis, j’ai le droit de marcher dessus, c’est fait pour !". Et c’était déjà, à défaut de la guerre d’Irak que Fanzarolli tente de renvoyer dans ses pénates au volant d’un tapis, un petit bout de la guerre des formes importée dans nos foyers.
Dans cette guerre des formes, les morts et les blessés ne perdent pas du sang mais du sens, à commencer par le sens de l’orientation. Les survivants sont des mutants qui parlent une langue aux intonations d’une richesse inouie mais dont on ne comprend pas encore toutes les subtilités grammaticales. Les premières observations tendent à montrer que cette langue qui ignore la négativité [8], est pourtant entachée d’une suspicion constante : l’antiphrase hante le discours ; la négation et la négation de la négation, sont toujours implicites à l’enchâssement explicite de propositions contradictoires mais mutuellement inclusives, donc infiniment réversibles. Selon les spécialistes, la question n’est pas de savoir combien d’itérations il faut simuler pour interpréter ce qui se profile à première vue comme une rhétorique du désespoir, mais de déterminer si ce nombre doit être pair ou impair. Mais les partisans du pair et de l’impair s’opposent à leur tour aux indécideurs qui estiment qu’il faut s’interdire de résoudre l’ambiguité inhérente à cette langue, car ce serait ignorer la présomption d’ironie qui selon eux, en fait toute l’originalité.
Notes :
[1] Photo faite à SLICK dans le stand de la galerie Hors Sol, le 28 octobre 2006 : il faut noter que la diagonale de lumière apparaissant sur cette image, n’est pas inscrite dans l’oeuvre de Lebrun-Fanzaroli, il s’agit simplement d’un rayon de soleil arrivant par la fenêtre qui éclairait le stand de la galerie à la foire de SLICK.
Taille aproximative : le tapis m’a semblé un peu plus petit que les moquettes qui mesurent 183x122cm.
NOTA : En raison des droits associés, je ne dispose pas des droits de reproduction sur cette photo. Par conséquent, pour toute autorisation de reproduction, il faudra s’adresser à l’artiste ou à la galerie Hors Sol.
[2] wikipedia, fabrication du tapis persan
[3] en persan contemporain, "farangui" qui vient de franc, français, qualifie tout ce qui est occidental. Dans le persan ancien, c’était le mot "roumi" (romain) qui avait cette signification.
[4] Michel Foucault, "Des espaces autres" (1967-84), Hétérotopies, sur le site Foucault.info :
« Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies ;" [-] "Le jardin, c’est un tapis où le monde tout entier vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c’est une sorte de jardin mobile à travers l’espace. Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante (de là nos jardins zoologiques). »
[5] Michel Lebrun-Fanzaroli, War in the Gulf, Galerie Hors Sol, 2006 :
« War in the Gulf interroge l’opacité de l’information diffusée pour rendre compte de la Guerre du Golfe de 1991 ... des images le plus souvent « intemporelles » et « insituables »... pourtant censées raconter un événement localisé et daté.
A l’époque, comme beaucoup, j’avais été, pour le moins, intrigué par cette non information ce qui a provoqué cette série de Captures d’écrans. Le choix de la moquette comme support des images, est une référence ironique au tapis d’Orient ... à ces tapis dont les motifs traditionnels représentent un jardin idéal ... un clos merveilleux où règne la paix. »
[6]Dag Tuastad, Neo-Orientalism and the new barbarism thesis : aspects of symbolic violence in the Middle East conflict(s), août 2003, Editeur : Routledge, part of the Taylor & Francis Group.
Abdus Sattar Ghazali, Neo-Orientalists of the Rand Corporation, décembre 2003, American Muslim Perspectives.
[7] Jacques Derrida, « Parergon », La vérité en peinture, Champs, Flammarion, Paris 1978, p.44
« Faire l’économie de l’abîme : non seulement s’épargner la chute dans le sans-fond en tissant et repliant à l’infini le tissu, art textuel de la reprise, multiplication des pièces à l’intérieur des pièces, mais aussi établir les lois de la réappropriation, formaliser les règles qui contraignent la logique de l’abîme et font la navette entre l’économique et l’anéconomique, la relève et la chute, l’opération abyssale qui ne peut que travailler à la relève et ce qui en elle reproduit régulièrement l’effondrement. »
Rosalind Krauss, « A Voyage on the North Sea », Art in the age of the Post-Medium Condition, Thames & Hudson, UK 1999, p.32 :
«
From the theory of grammatology to that of the parergon, Jacques Derrida built demonstration after demonstration to show that the idea of an interior set apart from, or uncontaminated by, an exterior was a chimera, a metaphysical fiction. Whether it be the interior of the work of art as opposed to its context, or the interiority of alived moment of expericence as opposed to its repetition in memory or via written signs, what deconstruction was engaged in dismantling was the idea of the proper, both in the sense of the self-identical – as in « vision is what’s proper to the visual arts » - and in the sense of the clean or pure – as in « abstraction purifies painting of all those things, like narrative or sculptural space, that are not proper to it ». That nothing could be constituted as pure interiority or self-identity, that this purity was always already invaded by an outside, indeed, could itself only be constitueted through the very introjection of that outside, was the argument mounted to scuttle the supposed autonomy of the aesthetic expericence, or the possible purity of an artistic medium, or the presumed separateness of a given intellectual discipline. The self-identical was revealed as, and thus dissolved into, the self-different. »
[8] Imaginons par exemple, un anti-novlangue babélien au vocabulaire infiniment bariolé et nuancé, mais sans négativité.
Sur l’absence de négation en art, voir ma note du 9 juin 2004 : l’art de la guerre, l’image qui blesse l’oeil.
Jacques Derrida, « Parergon », ibid, p.108 :
« La semence s’erre. Ce qui est beau, c’est la dissémination, la coupure pure sans négativité, un sans sans négativité et sans signification. La négativité est signifiante, elle travaille au service du sens. »
C’est un peu digressif et mal référencé, mais je prend note quand-même de cette petite collection de tapis de propagande soviétique signalée par Puck sur Aeiou.
Le tapis de Cristi Pogasean : "Abduction from the Seraglio", 2005, woolen carpet, 110 x 160 cm
En recevant l’annonce de la manifestation Art in the New Field of Visibility, un ensemble d’expositions et conférences qui seront présentées à Amsterdam, Bucarest, et Paris de Janvier à Mars 2007, je découvre le tapis de l’artiste roumain Cristi Pogasean qui donne une version contemporaine de L’enlèvement au sérail.
Cristi Pogasean n’est pas le seul à avoir eu l’idée d’adapter L’enlèvement au sérail pour en faire un enlèvement en Irak [1].
Mais dans le contexte de l’histoire roumaine, ce tapis prend un relief intéressant. La Roumanie, qui vient d’intégrer l’Union Européenne, a aussi un artisanat traditionnel du tapis qui s’était développé du temps où elle était soumise à l’empire ottoman.
Réalisé fin 2005, le tapis de Cristi Pogasean reproduit avec beaucoup de réalisme l’image des otages roumains que la télévision Aljazeera avait diffusée fin mars juste après leur kidnapping en Irak, et qui avait fait le tour des médias [2]. Le 28 mars 2005, trois journalistes roumains, Marie Jeanne Ion, Sorin Miscoci et Ovidiu Ohanesian, ainsi que leur guide irako-américain, avaient été kidnappés dans la banlieue de Bagdad. Les trois journalistes ont été libérés le 22 mai 2005, mais leur guide avait été retenu par les autorités américaines pour complément d’enquête. Sur l’image, les hommes armés qui gardent les otages ont le visage encagoulé dans des kefiehs. Ces deux accessoires, kefieh et mitrailleuse, suffisent pour qu’on les identifie à des terroristes islamistes. Le décor du fond, tendue de méchantes couvertures aux motifs végétaux baroques renvoie au goût populaire d’un Orient interlope et contemporain qui aime le kitch et la surcharge. On ne pouvait imaginer mise en scène plus efficace pour résumer les valeurs négatives attribuées aujourd’hui à l’Orient.
Manipulé par l’image de presse mais se voulant manipulateur à son tour, l’artiste ne fait que surenchérir. La bordure fleurie qui enserre l’image, et le choix du tapis comme médium, renforcent le cliché. Cette outrance aura-t-elle le mérite d’éveiller enfin notre sens critique ou bien ne fera-t-elle que nous confirmer dans nos a priori ?
Selon le critique d’art Stefan Tiron, qui commente l’oeuvre de Cristi Pogasean, la scène de L’enlèvement au sérail, serait un sujet assez populaire en Roumanie pour qu’on en fasse des tapis-tableaux. Il paraît qu’on rencontre souvent un de ces tapis accroché au mur dans les maisons roumaines. L’engouement pour ce thème s’explique aisément de la part d’un peuple qui est resté longtemps sous domination ottomane. En même temps, traiter ce sujet dans la forme d’un tapis c’est aussi reconduire une sorte d’allégeance à l’ancienne influence ottamane. Cette influence est donc positivement intégrée et revendiquée bien que démentie par la teneur manifeste du sujet : Constance est retenue contre son gré par le pacha Selim, mais son coeur reste chez les siens, en Occident. Certains verront dans l’adoption du tapis, une forme sécularisée de l’influence orientale, une appropriation positive ou le résultat d’un heureux dialogue des cultures, d’autres y verront au contraire un syndrôme de Stockholm dont il faut essayer de guérir.
Pour Stefan Tiron, l’image des otages roumains prisonniers des arabesques du tapis traduit toujours la même fascination ambivalente pour un Orient perçu comme un piège séducteur dans lequel on risque de perdre son identité et son histoire propre. Rappelons que l’exposition de Cristi Pagacean dont il fait la critique, a pour titre "Tales from the other side".
Est-ce pour éviter de se laisser piéger dans les rets de cet Orient tortueux que Stefan Tiron s’arrête en si bon chemin dans son analyse ? Est-ce la crainte de perdre ou de retrouver sa propre histoire qui le retient dans cette entreprise ? En définitive, Stefan Tiron apporte une preuve de ce danger, mais une preuve inversée, lorsqu’il relègue l’histoire de la libération des otages au décor du tapis. Trop compliquée, l’histoire ne peut qu’être arabesque, aussi, il se croit dispensé de s’y intéresser. Pourtant, c’est bien un morceau de l’histoire roumaine qui se trame encore dans cette turquerie.
En effet, dès la fin du mois de mai 2005, la presse révélait que le commanditaire de cette prise d’otage n’était ni un irakien ni un islamiste mais l’homme d’affaire roumano-syrien Omar Hayssam, qui avec ce coup monté, et grâce à la complicité du guide irako-américain détenu avec les trois otages roumains, cherchait à se dépêtrer d’une histoire crapuleuse pour laquelle il faisait l’objet de poursuites judiciaires en Roumanie. En juillet 2006, on a encore appris qu’Omar Hayssam était lié aux services secrets roumains et que cette prise d’otage avait sans doute été menée avec la complicité du SRI [3].
L’art de la guerre consiste ici à délocaliser la part indésirable de sa propre histoire en l’attribuant à l’autre, comme on délocalise les industries sales dans les pays en voie de développement. Si l’orientalisme d’un Montesquieu consistait à voir ses propres travers en empruntant le regard de l’autre, le nouvel orientalisme des médias contemporains, dont le tapis de Cristi Pogasean souligne les artifices jusqu’à la caricature, emprunte le chemin exactement inverse.
[1] L’enlèvement au Serail - (Berne) L’Enlèvement en Irak, par Jacques Schmitt (15/09/2006), Res Musicae
[2] par exemple sur CNN
[3] Otages roumains : coup monté par leurs mécènes, La libre Belgique, le 27 mai 2005
Business du kidnapping en Irak, Voltairenet, 9 juin 2005
Les services secrets roumains décapités, le Figaro, 25 juillet 2006
L’artiste Janek Simon vient de remporter le prix d’art polonais "Views" 2007 pour son robot-pain-baladeur et son mixeur automatique de chaînes télé. En cherchant à en savoir plus sur ses drolatiques bricolages, je découvre qu’en 2004 il avait réalisé lui aussi, un tapis de guerre, mais d’un genre particulier.
Le "Carpet invader" de Janek Simon est un tapis de prière caucasien qui sert d’écran de projection horizontal pour un bon vieux jeu d’arcade auquel sont conviés les spectateurs. Hormis le pourtour fleuri du tapis, l’espace central est sans cesse recomposé au gré des déplacements des petites figurines qui se tirent dessus. Le graphisme pixellisé des figurines est "naturellement" en accord avec la facture traditionnelle d’un tapis. On a juste l’impression de regarder les motifs à la loupe. Bien joué !
Vu le succès des tapis de guerre afghans, je me demandais ce qu’attendaient les iraniens pour fabriquer des tapis nucléaires en s’inspirant par exemple des vues satellites du site de Natanz pour les compositions géométriques, ou bien en camouflant les rosaces du logo atomique dans les parterres fleuris. Eh bien c’est maintenant chose faite, et sous une forme bien plus national-kitch que je ne l’aurais imaginé.
Hier, à l’occasion du déplacement du président iranien dans la région du Sud Khouzestân, deux femmes des environs de Birjend lui ont offert un tapis-tableau intitulé : "énergie nucléaire". Tissé de leurs propres mains, le cadeau accompagnait leurs doléances au sujet des problèmes de transport auxquels elles sont confrontées du fait que leur atelier de tissage se trouve loin de la ville. Il faut croire qu’elles ont su brosser l’image dans le sens du poil, car le président a aussitôt ordonné au gouverneur de la région de leur attribuer un terrain en ville afin qu’elles puissent y établir leur atelier.
Bah ! Tant qu’on ne fait que se bagarrer à coup de tapis...
En ce moment, le Withney Museum of American Art présente deux grandes expositions sur les rapports critiques entre l’art et la guerre :
War Protest In America 1965-2004, du 26 août au 24 Octobre 2004, est centré sur les expressions protestataires qui ont fleuri pendant la guerre du Vietnam dans le cinéma indépendant. L’exposition présente des films documentaires (Third World Newsreel, Emile de Antonio, Beryl Fox, Jean-Luc Godard, D.A. Pennebaker, et nombre de productions anonymes) ainsi que des films expérimentaux (Paul Sharits, Stan Brakhage, Carolee Schneemann...).
Memorials of War, du 19 août au 28 Novembre, présente des documents, sculptures et photographies produites entre 1960 et 1988. Les oeuvres exposées appartiennent aux collections du musée, elles constituent une mémoire de la guerre : Chris Burden (America’s Darker Moments,1994), Robert Morris (lithographies Mémorial de guerre, 1970), Jon Haddock’s (Children Fleeing Napalm Strike, Modified, 1972), Sigmund Abeles’ (Vietnam Series : Helicopters, 1967), Edward Kienholz (assemblage : The Non War Memorial) et Vik Muniz (images floutées en mémoire des fusillades du Kent,1988-90).
Pour finir, Demonstrate, le projet de l’artiste Ken Goldberg, est associé à ces expositions. Il s’agit d’offrir un accès public et virtuel au Sproul Plaza de Berkeley, là où le "Free Speech Movement" avait débuté il y a 40 ans. (Web-cam sur la Plaza, interface de contôle de la caméra, diffusion d’informations et échange de fichiers).
Via Kuro5hing :
Lori Haigh, une jeune galeriste de San Francisco, a eu un oeil au beurre noir pour avoir exposé une peinture inspirée des images qui ont récemment circulé dans les médias sur le scandale des prisonniers Irakiens torturés par des soldats américains (article du Marin Independent Journal).
La peinture est une grisaille de Guy Colwell intitulée « Abuse ». Elle représente deux soldats américains en train de torturer trois irakiens cagoulés et reliés à des fils électriques. Au fond, un autre soldat introduit une femme voilée dans la pièce. Le seul détail coloré du tableau est le drapeau américain éclaboussé de sang qui est porté en brassard par le personnage du premier plan.
Exposée d’abord en vitrine dès le 16 mai, la peinture a dû être décrochée et placée sur une cimaise plus discrète à l’intérieur de la galerie, après un jet d’oeuf sur la vitrine et plusieurs messages de menace dénonçant « l’anti-américanisme » de l’exposition. Finalement, suite à un agression physique commise par un inconnu qui a laissé Lori Haigh avec un oeil au beurre noir, celle-ci a décidé de fermer la galerie le 24 mai. Avant cela, elle avait pris soin de recouvrir toute sa vitrine avec des pages de vieux journaux... du 11 septembre 2003, relatant entre autres des récits de la guerre en Irak. Elle prétend que c’est une coincidence ! Elle se défend de promouvoir un art politique.
Une vidéo montre le départ de la galeriste parmi une foule d’activistes-artistes-saltimbanques réunie sur le trottoir devant la galerie. Les discours sont consternants. Chacun pousse sa chansonnette pour encenser la puissance de l’art de Colwell, dénoncer la censure, le terrorisme, la violence.
L’exposition de Smith, artiste apparenté au groupe punk-rock « The Dead Kennedys », qui devait suivre celle de Colwell, a dû être annulée. « It’s to bad » a dit Smith, qui loue l’ouverture d’esprit de Lori Haigh en lui attribuant ces propos : « You’re the artists, do whatever you want ».
Quand à Colwell, il déclare être désolé pour les pressions subies par Lori.
Un des supporters de Lori Heigh lui a écrit : « I’m sure that a few and dangerous minds don’t understand that they have only mimicked the same perversity this painting had expressed. » (je suis sûr qu’une minorité d’esprits dangereux n’ont pas compris qu’ils reproduisaient tout bonnement la perversité même que la peinture décrit)
Il faut croire que je fais aussi partie de ces simples d’esprit qui ne font pas très bien la différence entre des images qui contestent ou célèbrent la violence. C’est en tout cas sur ce doute que je m’attardais l’année dernière, lorsque je me trouvais imprégnée du marasme de l’artillerie artistique qui pullule sur la côte normande pour banaliser un régime de guerre distractif, pernicieux et chronique, dont on sait qu’il n’a toujours pas desserré son étau.
Exposer un tel tableau en pleine période de battage médiatique autour de ces images dont on se repaît avec la bonne conscience du sens moral outragé est-il un acte désintéressé ? Surtout quand le tableau est proposé en vente dans une galerie d’art ? Peut-on compter sur un second degré qui maintiendrait la bulle de l’art « dans un espace qui ne donne pas prise aux compromissions » ? [1]
Ici, aucune légende ou discours critique n’accompagne l’image pour nuancer l’interprétation. Juste un titre : « Abuse », comme si la condamnation morale allait de soi, comme si la grille de lecture était un présuposé universel partagé par l’humanité toute entière, y compris par ses tortionnaires latents ou patents. Foin de blabla et de discours, laissez nous jouir des images, elles parlent d’elles-mêmes !
Et que dit d’elle-même une image ? Elle affirme. Elle affirme le plaisir des sens, le plaisir de la forme, et si c’est une peinture, le plaisir de peindre. Comme l’inconscient, l’image ne connaît pas de mode négatif.
« Peu importe, là encore, dans quel sens est posé le rapport de représentation, si la peinture est renvoyée au visible qui l’entoure ou si elle crée à elle seule un invisible qui lui ressemble. l’essentiel c’est qu’on ne peut dissocier similitude et affirmation. »[2]
Détail dans le détail, une éclaboussure de sang sur le drapeau américain qui est à son tour une tache colorée sur l’épaule du personnage du premier plan peut-elle suffire à établir la distance critique ? J’ai encore des doutes ; la couleur, au premier degré, est un motif de jubilation et de valorisation, surtout quand elle s’oppose à la grisaille qui pétrifie le reste du tableau en monument monolithique, comme un immuable institué. Naïvement, je ne peux voir dans cette peinture autre chose qu’une acceptation de l’horreur, au motif de la prééminence du drapeau américain, quand bien même ce dernier serait taché de sang.
Récemment, Netlex s’interrogeait sur l’impact des images de torture déversées dans les médias[3]. A le lire, billet après billet pendant tout le mois de mai, on finit par se demander si la diffusion massive de ces images n’aurait pas été soigneusement orchestrée comme le déploiement d’une arme de guerre morale. Le bénéfice qu’il y aurait à tirer, pour l’Etat Américain, d’une image avilie et déshumanisée de l’Irakien, l’emporterait sur les embarras d’un scandale. En effet, qui peut avoir envie d’éprouver de l’empathie avec des êtres anonymés, tombés à ce degré d’abjection ? L’empathie ordinaire suppose un minimum d’identification. Personne ne désire entamer un processus d’identification avec la souffrance et la mort. Aussi redoutable soit-elle, j’avoue que cette hypothèse paraît vraisemblable. Cependant rien ne nous prémunit de l’empathie morbide qui s’opére à bas bruit et bien malgré nous avec les images de torture diffusées par les médias. Comment une société entière n’en serait-elle pas secrètement minée ? Ce serait là un effet secondaire d’autant plus redoutable qu’il échapperait aux manipulations politiciennes.
« En tant que phénomène esthétique, la fonction critique de l’art porte en elle sa propre défaite. La liaison même de l’art à la forme contrecarre la négation de la servitude humaine dans l’art. Pour être niée, l’aliénation doit être représentée dans l’oeuvre d’art avec l’apparence (Schein) de la réalité comme réalité dépassée et maîtrisée. Cette apparence de maîtrise soumet nécessairement la réalité représentée à des critères esthétiques et ainsi la prive de son horreur. En outre, la forme de l’oeuvre d’art investit le contenu des qualités de la jouissance. Le style, le rythme, la métrique introduisent un ordre esthétique lui-même source de plaisir et qui réconcilie avec le contenu. La qualité esthétique de la jouissance, et même le divertissement, a toujours été inséparable de l’essence de l’art, quelque tragique, quelque exempte de compromis que soit l’oeuvre d’art. »[4]
La force de l’art, le nerf de sa guerre, résiderait donc dans son incapacité à nier ce qu’il énonce. Définitivement inapte aux gérémiades, aux condamnations, aux dénonciations, face à l’horreur, il est condamné à le sublimer. Le contexte événementiel dans lequel la peinture de Colwell a été montrée, ne permettait sans doute pas qu’on l’apprécie comme de l’art. Ou bien son art n’était pas assez puissant pour surmonter les effets pervers de la « désublimation répressive » opérée par les médias et qui a valu un gnon à Lauri Haigh.
[1] Marcadé Bernard, Il n’y a pas de second degré. Remarques sur la figure de l’artiste au XX eme siecle, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999.
[2] Michel Foucault, "Ceci n’est pas une pipe"(1967), in Dits et écrits, tome I, Gallimard, 1994.
[3]Netlex a publié de très nombreux billets sur le sujet. En voici juste un échantillon :
Scandale des priosonniers : publication de nouvelles informations accablantes 22/05
L’humiliation pornographe 21/05
No touch, torture is torture 16/05
Mêlons nous de ce qui ne nous regarde pas 14/05
Interrogatoires en Irak et convention de genève 12/05
de la sale guerre à la guerre sale 8/05
[4] Herbert Marcuse, Eros et civilisation (1955), Seuil, 1970.
Comment se fait-il que dans cette affaire Colwell, plein de liens se cassent en quelques jours ?
Au moment où j’écrivais le précédent billet deux des liens signalés par Kuro5hing n’étaient déjà plus valides. Et maintenant je m’aperçois que les liens que j’avais mis dans le précédent billet pour pointer sur l’article du Marine Independant Journal ne fonctionnent plus.
Un de perdu, dix de retrouvé ; il n’y a qu’à remonter de lien en lien avec ceux qui marchent encore. Voici donc d’autres sources pour documenter cette affaire :
Anna L.Conti : The Capobianco Gallery is closing, 26 mai 2004
The Examiner, Last straw for art gallery, 26 mai 2004 par J.K. Dineer
Zeke’s Gallery Boy I’m Glad I’m here in Montreal, 28 mai 2004 (avec une photos du tableau encore en circulation sur le web)
Zeke’s Gallery, What the outcome was, 30 mai 2004
SFGate, le 30 mai 2004
Et aujourd’hui, Netlex signale l’affaire en évoquant deux autres sources :
Fenimore Cooper’s Daily Excesses, 30 mai 2004
The american street : Une réflexion de David Neiwert sur les comportements proto-fascistes.
Dans la série, on peut également mentionner cette campagne d’affichage très Pop, inspirée des mêmes images de torture qui ont défrayé la chronique (repérée par Jean-Luc Raymond sur mediatic).
Je n’ai pas réussi à savoir qui est à l’origine de cette campagne d’affichage qui aurait été faite à Los Angeles. Son caractère décoratif, agréable pour le regard, fait bien sûr penser à la série des Disaster de Warhol. Mais la façon dont ces affiches se fondent dans l’environnement publicitaire urbain, me fait plus penser à une installation de Renée Green vue en 1997 au Deichtorhallen de Hambourg pour une exposition intitulée "Home sweet home" : il s’agissait d’un salon décoré en toile de Jouy rose ; parmi les motifs galants s’insinuait le motif d’une scène de pendaison. Perdue parmi les autres motifs, cette scène était seulement mise en valeur par le halo lumineux d’un abat-jour. Les décorations murales en découpe de silhouettes de la jeune artiste Kara Walker procèdent d’une démarche similaire.
Dans ces installations décoratives, l’image s’inscrit comme un point d’ombre dans le confort de la bonne conscience et invite au doute et à la réflexion, bien plus sûrement que la culpabilité assénée des documens bruts (qui par ailleurs, gardent bien évidemment leur valeur de témoignage).
Cette stratégie, qui consiste à ne pas prendre le regardeur de front pour ne pas éveiller ses résistances, était bien connue de Matisse qui savait glisser des détails un peu choquants ou scabreux, souvent à caractère sexuel, dans l’harmonie décorative et bourgeoise de ses toiles.
Une précision à propos de la campagne d’affichage à Los Angeles que je mentionnais dans le post ci-dessus :
Merci à Dave in the hay ; En suivant les liens de son billet publié hier sur AEIOU, Blog and the city, j’ai pu en savoir plus sur l’origine de cette campagne d’affichage. Il s’agirait des membres ou acolytes de freewayblogger.com, probablement Scarlet Pimpernel lui même qui est le créateur de freewayblogger.
La page d’accueil de freewayblogger présente en ce moment une image représentant une de ces affiches collée sur la passerelle d’une autoroute. L’image de la page d’accueil pointe vers l’illustration utilisée pour un article du site myway en date du 12 mai, discutant les propos de Donald Rumsfeld à propos des techniques d’interrogation utilisées en Irak. Puis je retrouve une version en vignette de l’image sur cette page du site de freewayblogger.
Par ailleurs, Freewayblogger pointe vers un article de Yves Eudes paru dans journal Le Monde en date du 10 juin 2004. Cet article attribue ces affiches à (alias) Scarlet Pimpernel, un homme autour duquel s’est formé un collectif d’artistes et activistes baptisé PostGen venu prêter main forte à l’action de cet "afficheur-guerillero" qui est également le créateur du site Freewayblogger.
Extrait :
« "Bourbier accompli", "Merci pour tout cet argent, et désolé pour vos enfants morts, -signé- Halliburton", "Tués au combat = 800. Armes de destruction massive = 0", "Révoquez Bush", "Bush ment", "Quand Clinton mentait, personne n’en mourait". ".. Les millions d’automobilistes circulant sur les autoroutes 5 et 405, qui traversent l’agglomération de Los Angeles, aperçoivent régulièrement des dizaines de grandes pancartes noir et blanc affichant des slogans hostiles au président Bush et à la guerre en Irak. Elles sont accrochées aux passerelles, aux grillages de protection, aux arbres, aux panneaux routiers, aux talus bordant la chaussée. Il y a aussi des images, notamment une reproduction stylisée de la célèbre photo du prisonnier irakien cagoulé, bras écartés, attendant d’être électrocuté, accompagnée de la légende "Pas en notre nom".
L’auteur de ces messages est un homme grand et musclé de 42 ans, qui habite avec un copain et deux lapins apprivoisés dans une maison mal entretenue au sud de Los Angeles, à trois minutes de l’autoroute 5. Il tient à rester anonyme et a choisi comme nom de guerre Scarlet Pimpernel. Scarlet a été journaliste en Amérique centrale, professeur d’anglais à Los Angeles, créateur d’une petite organisation non gouvernementale (ONG) au Mexique. Aujourd’hui, il vit de ses rentes grâce à un héritage, ce qui lui permet d’être "afficheur-guérillero" à temps plein : "Puisque les médias sont aux mains du gouvernement et des milieux d’affaires, j’ai dû réinventer le plus vieux média du monde." »
Cet article nous apprend également que Les actions de freewayblogger et PostGen sont relayées par des centaines de personnes mobilisées à l’occasion de concerts.
Comme le faisait remarquer Chryde, il est très difficile de retrouver la source d’une vague information traînant sur le web dès que celle-ci circule depuis plus d’une semaine. A plus forte raison, quand il s’agit d’actions de propagande menées par des groupes d’activistes anonymes ou pseudonymes aux ramifications multiples.
En juin je m’interrogeais sur l’origine de cette campagne d’affichage iRaq/iPotence commencée en mai dernier, et je croyais l’avoir trouvée grâce à l’article du 10 juin de Yves Eudes dans le Monde qui l’attribuait à l’entourage de Scarlet Pimpernel et aux artistes et activistes de freewayblogger et du groupe PostGen.
Mais il y a quelques jours, en visitant le blog de Lithium, je découvre le site de Forkscrew
Forkscrew présente la série des 4 affiches iRak/iPollution en page d’accueil, un manifeste pacifiste ici, deux autres affiches par là, et un lien "Get Posters" vers le site de politicalgraphics où l’on peut acquérir ces affiches pour 80 $ pièce.
Voilà donc Forkscrew, collectif ou label, c’est comme vous voudrez, qui est donné comme l’auteur de ces affiches détournées.
Ce qui me laisse perplexe aujourd’hui, c’est l’implicite complicité qui lie Forkscrew et la société qui commercialise les iPoncifs. Dans le droit d’auteur américain, le "fair use" tolère des contrefaçons d’oeuvres ou de labels à des fins de parodie et de critique pourvu que cela ne porte pas atteinte aux intérêts économiques de celui dont l’oeuvre a été détournée.
Parfaitement reconnaissables, ces affiches détournées continuent à véhiculer leur message publicitaire d’origine tout en dotant le produit iPognon d’une plus value de bonne conscience politique qui ne pourra que flatter les jeunes à qui s’adresse le produit. Voilà une symbiose d’intérêts bien comprise. De quoi aurait-on à se plaindre ?
iPost-Scriptum : désolée d’avoir écorché le nom de la marque, mais je n’ai pas envie de recevoir la visite de centaines de GogoGoogleurs à la recherche de leur petit joujou. Jusqu’ici j’avais réussi à éviter de la désigner, mais cette fois il a fallu trouver autre chose.