Via Kuro5hing :
Lori Haigh, une jeune galeriste de San Francisco, a eu un oeil au beurre noir pour avoir exposé une peinture inspirée des images qui ont récemment circulé dans les médias sur le scandale des prisonniers Irakiens torturés par des soldats américains (article du Marin Independent Journal).
La peinture est une grisaille de Guy Colwell intitulée « Abuse ». Elle représente deux soldats américains en train de torturer trois irakiens cagoulés et reliés à des fils électriques. Au fond, un autre soldat introduit une femme voilée dans la pièce. Le seul détail coloré du tableau est le drapeau américain éclaboussé de sang qui est porté en brassard par le personnage du premier plan.
Exposée d’abord en vitrine dès le 16 mai, la peinture a dû être décrochée et placée sur une cimaise plus discrète à l’intérieur de la galerie, après un jet d’oeuf sur la vitrine et plusieurs messages de menace dénonçant « l’anti-américanisme » de l’exposition. Finalement, suite à un agression physique commise par un inconnu qui a laissé Lori Haigh avec un oeil au beurre noir, celle-ci a décidé de fermer la galerie le 24 mai. Avant cela, elle avait pris soin de recouvrir toute sa vitrine avec des pages de vieux journaux... du 11 septembre 2003, relatant entre autres des récits de la guerre en Irak. Elle prétend que c’est une coincidence ! Elle se défend de promouvoir un art politique.
Une vidéo montre le départ de la galeriste parmi une foule d’activistes-artistes-saltimbanques réunie sur le trottoir devant la galerie. Les discours sont consternants. Chacun pousse sa chansonnette pour encenser la puissance de l’art de Colwell, dénoncer la censure, le terrorisme, la violence.
L’exposition de Smith, artiste apparenté au groupe punk-rock « The Dead Kennedys », qui devait suivre celle de Colwell, a dû être annulée. « It’s to bad » a dit Smith, qui loue l’ouverture d’esprit de Lori Haigh en lui attribuant ces propos : « You’re the artists, do whatever you want ».
Quand à Colwell, il déclare être désolé pour les pressions subies par Lori.
Un des supporters de Lori Heigh lui a écrit : « I’m sure that a few and dangerous minds don’t understand that they have only mimicked the same perversity this painting had expressed. » (je suis sûr qu’une minorité d’esprits dangereux n’ont pas compris qu’ils reproduisaient tout bonnement la perversité même que la peinture décrit)
Il faut croire que je fais aussi partie de ces simples d’esprit qui ne font pas très bien la différence entre des images qui contestent ou célèbrent la violence. C’est en tout cas sur ce doute que je m’attardais l’année dernière, lorsque je me trouvais imprégnée du marasme de l’artillerie artistique qui pullule sur la côte normande pour banaliser un régime de guerre distractif, pernicieux et chronique, dont on sait qu’il n’a toujours pas desserré son étau.
Exposer un tel tableau en pleine période de battage médiatique autour de ces images dont on se repaît avec la bonne conscience du sens moral outragé est-il un acte désintéressé ? Surtout quand le tableau est proposé en vente dans une galerie d’art ? Peut-on compter sur un second degré qui maintiendrait la bulle de l’art « dans un espace qui ne donne pas prise aux compromissions » ? [1]
Ici, aucune légende ou discours critique n’accompagne l’image pour nuancer l’interprétation. Juste un titre : « Abuse », comme si la condamnation morale allait de soi, comme si la grille de lecture était un présuposé universel partagé par l’humanité toute entière, y compris par ses tortionnaires latents ou patents. Foin de blabla et de discours, laissez nous jouir des images, elles parlent d’elles-mêmes !
Et que dit d’elle-même une image ? Elle affirme. Elle affirme le plaisir des sens, le plaisir de la forme, et si c’est une peinture, le plaisir de peindre. Comme l’inconscient, l’image ne connaît pas de mode négatif.
« Peu importe, là encore, dans quel sens est posé le rapport de représentation, si la peinture est renvoyée au visible qui l’entoure ou si elle crée à elle seule un invisible qui lui ressemble. l’essentiel c’est qu’on ne peut dissocier similitude et affirmation. »[2]
Détail dans le détail, une éclaboussure de sang sur le drapeau américain qui est à son tour une tache colorée sur l’épaule du personnage du premier plan peut-elle suffire à établir la distance critique ? J’ai encore des doutes ; la couleur, au premier degré, est un motif de jubilation et de valorisation, surtout quand elle s’oppose à la grisaille qui pétrifie le reste du tableau en monument monolithique, comme un immuable institué. Naïvement, je ne peux voir dans cette peinture autre chose qu’une acceptation de l’horreur, au motif de la prééminence du drapeau américain, quand bien même ce dernier serait taché de sang.
Récemment, Netlex s’interrogeait sur l’impact des images de torture déversées dans les médias[3]. A le lire, billet après billet pendant tout le mois de mai, on finit par se demander si la diffusion massive de ces images n’aurait pas été soigneusement orchestrée comme le déploiement d’une arme de guerre morale. Le bénéfice qu’il y aurait à tirer, pour l’Etat Américain, d’une image avilie et déshumanisée de l’Irakien, l’emporterait sur les embarras d’un scandale. En effet, qui peut avoir envie d’éprouver de l’empathie avec des êtres anonymés, tombés à ce degré d’abjection ? L’empathie ordinaire suppose un minimum d’identification. Personne ne désire entamer un processus d’identification avec la souffrance et la mort. Aussi redoutable soit-elle, j’avoue que cette hypothèse paraît vraisemblable. Cependant rien ne nous prémunit de l’empathie morbide qui s’opére à bas bruit et bien malgré nous avec les images de torture diffusées par les médias. Comment une société entière n’en serait-elle pas secrètement minée ? Ce serait là un effet secondaire d’autant plus redoutable qu’il échapperait aux manipulations politiciennes.
« En tant que phénomène esthétique, la fonction critique de l’art porte en elle sa propre défaite. La liaison même de l’art à la forme contrecarre la négation de la servitude humaine dans l’art. Pour être niée, l’aliénation doit être représentée dans l’oeuvre d’art avec l’apparence (Schein) de la réalité comme réalité dépassée et maîtrisée. Cette apparence de maîtrise soumet nécessairement la réalité représentée à des critères esthétiques et ainsi la prive de son horreur. En outre, la forme de l’oeuvre d’art investit le contenu des qualités de la jouissance. Le style, le rythme, la métrique introduisent un ordre esthétique lui-même source de plaisir et qui réconcilie avec le contenu. La qualité esthétique de la jouissance, et même le divertissement, a toujours été inséparable de l’essence de l’art, quelque tragique, quelque exempte de compromis que soit l’oeuvre d’art. »[4]
La force de l’art, le nerf de sa guerre, résiderait donc dans son incapacité à nier ce qu’il énonce. Définitivement inapte aux gérémiades, aux condamnations, aux dénonciations, face à l’horreur, il est condamné à le sublimer. Le contexte événementiel dans lequel la peinture de Colwell a été montrée, ne permettait sans doute pas qu’on l’apprécie comme de l’art. Ou bien son art n’était pas assez puissant pour surmonter les effets pervers de la « désublimation répressive » opérée par les médias et qui a valu un gnon à Lauri Haigh.
[1] Marcadé Bernard, Il n’y a pas de second degré. Remarques sur la figure de l’artiste au XX eme siecle, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999.
[2] Michel Foucault, "Ceci n’est pas une pipe"(1967), in Dits et écrits, tome I, Gallimard, 1994.
[3]Netlex a publié de très nombreux billets sur le sujet. En voici juste un échantillon :
Scandale des priosonniers : publication de nouvelles informations accablantes 22/05
L’humiliation pornographe 21/05
No touch, torture is torture 16/05
Mêlons nous de ce qui ne nous regarde pas 14/05
Interrogatoires en Irak et convention de genève 12/05
de la sale guerre à la guerre sale 8/05
[4] Herbert Marcuse, Eros et civilisation (1955), Seuil, 1970.
Comment se fait-il que dans cette affaire Colwell, plein de liens se cassent en quelques jours ?
Au moment où j’écrivais le précédent billet deux des liens signalés par Kuro5hing n’étaient déjà plus valides. Et maintenant je m’aperçois que les liens que j’avais mis dans le précédent billet pour pointer sur l’article du Marine Independant Journal ne fonctionnent plus.
Un de perdu, dix de retrouvé ; il n’y a qu’à remonter de lien en lien avec ceux qui marchent encore. Voici donc d’autres sources pour documenter cette affaire :
Anna L.Conti : The Capobianco Gallery is closing, 26 mai 2004
The Examiner, Last straw for art gallery, 26 mai 2004 par J.K. Dineer
Zeke’s Gallery Boy I’m Glad I’m here in Montreal, 28 mai 2004 (avec une photos du tableau encore en circulation sur le web)
Zeke’s Gallery, What the outcome was, 30 mai 2004
SFGate, le 30 mai 2004
Et aujourd’hui, Netlex signale l’affaire en évoquant deux autres sources :
Fenimore Cooper’s Daily Excesses, 30 mai 2004
The american street : Une réflexion de David Neiwert sur les comportements proto-fascistes.
Dans la série, on peut également mentionner cette campagne d’affichage très Pop, inspirée des mêmes images de torture qui ont défrayé la chronique (repérée par Jean-Luc Raymond sur mediatic).
Je n’ai pas réussi à savoir qui est à l’origine de cette campagne d’affichage qui aurait été faite à Los Angeles. Son caractère décoratif, agréable pour le regard, fait bien sûr penser à la série des Disaster de Warhol. Mais la façon dont ces affiches se fondent dans l’environnement publicitaire urbain, me fait plus penser à une installation de Renée Green vue en 1997 au Deichtorhallen de Hambourg pour une exposition intitulée "Home sweet home" : il s’agissait d’un salon décoré en toile de Jouy rose ; parmi les motifs galants s’insinuait le motif d’une scène de pendaison. Perdue parmi les autres motifs, cette scène était seulement mise en valeur par le halo lumineux d’un abat-jour. Les décorations murales en découpe de silhouettes de la jeune artiste Kara Walker procèdent d’une démarche similaire.
Dans ces installations décoratives, l’image s’inscrit comme un point d’ombre dans le confort de la bonne conscience et invite au doute et à la réflexion, bien plus sûrement que la culpabilité assénée des documens bruts (qui par ailleurs, gardent bien évidemment leur valeur de témoignage).
Cette stratégie, qui consiste à ne pas prendre le regardeur de front pour ne pas éveiller ses résistances, était bien connue de Matisse qui savait glisser des détails un peu choquants ou scabreux, souvent à caractère sexuel, dans l’harmonie décorative et bourgeoise de ses toiles.
Une précision à propos de la campagne d’affichage à Los Angeles que je mentionnais dans le post ci-dessus :
Merci à Dave in the hay ; En suivant les liens de son billet publié hier sur AEIOU, Blog and the city, j’ai pu en savoir plus sur l’origine de cette campagne d’affichage. Il s’agirait des membres ou acolytes de freewayblogger.com, probablement Scarlet Pimpernel lui même qui est le créateur de freewayblogger.
La page d’accueil de freewayblogger présente en ce moment une image représentant une de ces affiches collée sur la passerelle d’une autoroute. L’image de la page d’accueil pointe vers l’illustration utilisée pour un article du site myway en date du 12 mai, discutant les propos de Donald Rumsfeld à propos des techniques d’interrogation utilisées en Irak. Puis je retrouve une version en vignette de l’image sur cette page du site de freewayblogger.
Par ailleurs, Freewayblogger pointe vers un article de Yves Eudes paru dans journal Le Monde en date du 10 juin 2004. Cet article attribue ces affiches à (alias) Scarlet Pimpernel, un homme autour duquel s’est formé un collectif d’artistes et activistes baptisé PostGen venu prêter main forte à l’action de cet "afficheur-guerillero" qui est également le créateur du site Freewayblogger.
Extrait :
« "Bourbier accompli", "Merci pour tout cet argent, et désolé pour vos enfants morts, -signé- Halliburton", "Tués au combat = 800. Armes de destruction massive = 0", "Révoquez Bush", "Bush ment", "Quand Clinton mentait, personne n’en mourait". ".. Les millions d’automobilistes circulant sur les autoroutes 5 et 405, qui traversent l’agglomération de Los Angeles, aperçoivent régulièrement des dizaines de grandes pancartes noir et blanc affichant des slogans hostiles au président Bush et à la guerre en Irak. Elles sont accrochées aux passerelles, aux grillages de protection, aux arbres, aux panneaux routiers, aux talus bordant la chaussée. Il y a aussi des images, notamment une reproduction stylisée de la célèbre photo du prisonnier irakien cagoulé, bras écartés, attendant d’être électrocuté, accompagnée de la légende "Pas en notre nom".
L’auteur de ces messages est un homme grand et musclé de 42 ans, qui habite avec un copain et deux lapins apprivoisés dans une maison mal entretenue au sud de Los Angeles, à trois minutes de l’autoroute 5. Il tient à rester anonyme et a choisi comme nom de guerre Scarlet Pimpernel. Scarlet a été journaliste en Amérique centrale, professeur d’anglais à Los Angeles, créateur d’une petite organisation non gouvernementale (ONG) au Mexique. Aujourd’hui, il vit de ses rentes grâce à un héritage, ce qui lui permet d’être "afficheur-guérillero" à temps plein : "Puisque les médias sont aux mains du gouvernement et des milieux d’affaires, j’ai dû réinventer le plus vieux média du monde." »
Cet article nous apprend également que Les actions de freewayblogger et PostGen sont relayées par des centaines de personnes mobilisées à l’occasion de concerts.
Comme le faisait remarquer Chryde, il est très difficile de retrouver la source d’une vague information traînant sur le web dès que celle-ci circule depuis plus d’une semaine. A plus forte raison, quand il s’agit d’actions de propagande menées par des groupes d’activistes anonymes ou pseudonymes aux ramifications multiples.
En juin je m’interrogeais sur l’origine de cette campagne d’affichage iRaq/iPotence commencée en mai dernier, et je croyais l’avoir trouvée grâce à l’article du 10 juin de Yves Eudes dans le Monde qui l’attribuait à l’entourage de Scarlet Pimpernel et aux artistes et activistes de freewayblogger et du groupe PostGen.
Mais il y a quelques jours, en visitant le blog de Lithium, je découvre le site de Forkscrew
Forkscrew présente la série des 4 affiches iRak/iPollution en page d’accueil, un manifeste pacifiste ici, deux autres affiches par là, et un lien "Get Posters" vers le site de politicalgraphics où l’on peut acquérir ces affiches pour 80 $ pièce.
Voilà donc Forkscrew, collectif ou label, c’est comme vous voudrez, qui est donné comme l’auteur de ces affiches détournées.
Ce qui me laisse perplexe aujourd’hui, c’est l’implicite complicité qui lie Forkscrew et la société qui commercialise les iPoncifs. Dans le droit d’auteur américain, le "fair use" tolère des contrefaçons d’oeuvres ou de labels à des fins de parodie et de critique pourvu que cela ne porte pas atteinte aux intérêts économiques de celui dont l’oeuvre a été détournée.
Parfaitement reconnaissables, ces affiches détournées continuent à véhiculer leur message publicitaire d’origine tout en dotant le produit iPognon d’une plus value de bonne conscience politique qui ne pourra que flatter les jeunes à qui s’adresse le produit. Voilà une symbiose d’intérêts bien comprise. De quoi aurait-on à se plaindre ?
iPost-Scriptum : désolée d’avoir écorché le nom de la marque, mais je n’ai pas envie de recevoir la visite de centaines de GogoGoogleurs à la recherche de leur petit joujou. Jusqu’ici j’avais réussi à éviter de la désigner, mais cette fois il a fallu trouver autre chose.