Tout blogueur qui se respecte a sa petite théorie sur les blogs, et souvent sa liste de références plus ou moins hiérarchisées, selon que ses centres d’intérêt le portent plutôt vers la technique, l’histoire, les processus cognitifs, le business, les enjeux politiques, communautaires, littéraires, psychologiques, ou autres.
Depuis un mois et demi, pour contrebalancer le caractère fort subjectif du texte que j’ai écrit sur ma petite traversée des blogs, j’ai commencé à lister des articles ou ressources sur les blogs et sur l’écriture/lecture en ligne (ce qui déborde bien évidemment le cadre des blogs). A vrai dire, je ne sais plus à quel aspect je m’intéresse le plus. Le fichier dans lequel je consigne les signets est devenu un capharnaüm indescriptible, et je désespère de parvenir à y faire le ménage.
En attendant, voici un article qui mérite une mention à part, et qui m’avait échappé lors de sa parution le 21 mai 2004 (vite ! j’ajoute le fil de Homo Numericus à mon lecteur RSS, car ce n’est pas la première fois que j’y trouve de très bonnes choses).
L’article de Pierre Mounier, Ecritures d’Internet : phénomène littéraire global, est excellent : sensible, nuancé, jamais niais, fort bien développé, et de surcroît très agréable à lire.
Dans le même ordre de préoccupations, voici quelques autres articles que j’avais cochés :
- Netlex, 26 mai 2004, Le weblog comme Ouvroir de Littérature Potentielle
Netlex, 9 avril 2004, Les weblogs : production de sens et systèmes complexes
Hervé le Crosnier, petite chronique tenue pendant quatre jours, du 14 au 17 juin, sur le blog de Biblio Acid :
Ca va bloguer
Des auteurs par million
Blog in, blog on, ...blog out
Panne de réseauDolores Tan (Les coups de langue de la Grande Rousse), novembre 2002, Cybernarcissisme mon vautour
Philippe de Jonckheere, septembre 2002, Journaux en ligne, article écrit dans le cadre du colloque "écritures en ligne" à l’université de Rennes 2, (Compte-rendu du colloque par LLdeMars)
G. Steiner, Le commentaire est-il une écriture seconde ? (atelier-débat sur fabula.org)
En anglais :
- Maish Nichani, Venkat Rajamanickam, mai 2001, Grassroots KM through blogging
Parmi les nombreux articles intéressants présentés sur le site : Into the Blogosphere (Merci à Netlex pour ce lien très riche) :
Steve Himmer, The Labyrinth Unbound : Weblogs as Literature
Torill Elvira Mortensen, Personal Publication and Public Attention, Weblogs and the Dilemma of Academia.
Kylie Jarrett, Battlecat Then, Battlecat Now : Temporal Shifts, Hyperlinking and Database Subjectivities
Voilà, c’est évidemment incomplet et très partial, c’était le dessus de mon panier.
Jean Luc Raymond signale sur Mediatic un très bon article de Martin Roell, publié à l’occasion du Blog Talk de Vienne en juillet 2004, sur l’écosystème de la gestion et des échanges de connaissances à travers les weblogs.
Titre du papier : Distributed KM - Improving Knowledge Workers’ Productivity and Organisational Knowledge Sharing with Weblog-based Personal Publishing.
Vrai que cet article est passionnant.
Je me permets d’en faire un petit résumé personnalisé pour mémoire.
Pour commencer, Roell établit une distinction entre information et connaissance.
L’information est assimilable à un objet statique, elle est impersonnelle, explicite, décontextualisable, digitalisable, facilement reproductible, largement distribuable, mais n’a pas de sens intrinsèque.
La connaissance est dynamique, subjectivée, tacite, analogique (parce qu’incorporée ?), doit être recréée plutôt que reproduite, transmise par relations interpersonnelles plutôt que distribuée, et trouve un sens dans l’interprétation personnelle.
La méconnaissance de cette distinction serait responsable de l’échec de ce qu’habituellement on assimile au Knowledge Management qui dans une large mesure, gère et évalue surtout de l’information.
Or l’information en soi, n’a pas d’utilité tant qu’elle reste une chose morte. Elle ne trouve son efficacité que lorsqu’elle devient une connaissance, qu’elle est interprétée, utilisée et dotée d’un sens.
Selon Roell, la difficulté d’analyser et de reconnaître les processus d’élaboration de la connaissance, tient au fait que le médium numérique (c’est à dire le tout venant de la bureautique) n’est pas apte à les représenter, car on n’y consigne que des résultats. Il évoque comme contre-exemple, les carnets de Léonard de Vinci, ou ceux de Thomas Edison. En les lisant, on a l’impression d’entrer dans la pensée de l’auteur.
Ce qu’on peut comprendre ici, c’est que Roell exige plus du Knowledge Management. Ce qui pouvait être assimilable à l’ étude de la gestion de l’information, doit devenir une poïétique, c’est à dire l’étude des processus créatifs ou pour rester plus général, l’étude des processus cognitifs.
La plupart des outils numériques qui servent à classer et consigner les connaissances, ne rendent pas compte de l’imbrication complexe des facteurs personnels, relationnels, et informationnels qui participent au processus d’élaboration de la connaissance. Sauf le courriel qui est un outil à la fois personnel (privé et personnalisable) et social.
Et qu’est-ce qui peut, mieux que le courriel, rendre compte de la gestation d’une pensée personnelle qui reste en interaction avec le social ?
Le Weblog !
Suit une définition du Weblog comme journal personnel et néanmoins public qui admet que l’on y consigne des bribes d’informations, des pensées “demi-cuites", des citation ou hyperliens vers d’autres ressources en ligne (du tout cuit ?).
Le Weblog étant également ouvert aux commentaires, il admet la contribution de personnes extérieures. Les hyperliens externes et la présence des commentateurs permettent dans une certaine mesure, de rendre compte du réseau d’échanges sociaux dans et au travers duquel se trame le débat intérieur. Mais le fait d’accueillir des commentaires permet également d’élargir ce réseau et de bénéficier de plus de retours.
La simplicité apparente de la hiérarchie du weblog qui affiche les entrées dans un ordre chronologique inversé, encourage une prise de notes rapide, plus spontanée et moins sélective, ce que l’arborescence d’un plan (ou d’un système de dossiers et sous dossiers) a tendance à inhiber. Ainsi, certains chaînons de l’élaboration de la connaissance qui restaient invisibles deviennent ainsi visibles.
Par ailleurs, la possibilité de relier plusieurs entrées par des liens hypertextes et (ce que Roell oublie de mentionner) la possibilité offerte par certains logiciels de weblogs d’attribuer des catégories aux entrées, permet de créer des classements qui s’avèrent plus souples qu’un plan univoque, puisqu’une entrée peut appartenir à plusieurs sous-ensembles. Si l’on ajoute à cela les moteurs de recherche (interne ou externe au weblog) il devient facile de retrouver les informations ou de les réorganiser en associant quelques mots clés à la recherche.
Enfin, les blogs favorisent une écriture narrative. Les connaissances sont portées par une voix, elles sont contextualisées, investies d’émotion et de sens. La narration est reconnue comme un puissant moyen pour transmettre des connaissances.
Remarques “mi-cuites”
(Humm…Voilà nombre d’arguments fort séduisants, qui me poussent à me dire qu’après tout, je devrais peut-être mettre mon localblog en ligne. Peut-être, peut-être. Trépanée dans l’Agora ? Une autre fois, un autre jour, j’y repenserai…)
Mais n’oublions pas que Roell place son analyse dans le cadre de communautés de travail qui entretiennent leurs blogs sur un réseau intranet au sein d’une entreprise ou d’une organisation. On peut comprendre dans ces conditions, sa vision un peu idyllique des processus de coopération qui se font via les commentaires ou les dialogues croisés entre blogs.
Quand Roell avance que le partage des connaissances via les weblogs peut être un moyen de réduire les malentendus, cela est peut-être vrai en intranet, dans un cercle professionnel restreint, mais sur internet, je n’en suis pas encore tout à fait convaincue.
Les blogs qui se propulsent sur internet fédèrent rarement une communauté d’entraide et d’écoute bien ciblée et taillée à leur mesure. La (mauvaise) qualité des commentaires peut devenir au contraire pour ces weblogs une force d’inertie qui les tire vers le bas pour peu que le maître des lieux se laisse trop facilement séduire par une audience complaisante. C’est un risque. Cependant, en y regardant attentivement et au delà de ce qui se joue dans le seul champ des commentaires ou les liens hypertextes explicites, on perçoit des jeux subtils d’influence ou des associations libres en chaîne, qui confinent au délire collectif. Les voies de frayage des idées et bribes d’idées sont si discrètes, complexes et finement ramifiées, qu’un observateur à demi attentif pourrait croire à de la télépathie. Ce “délire” est loin d’être inintéressant et il est plein de surprises, heureuses surprises parfois imputables à des “malentendus". Ce qui en résulte est souvent de meilleure qualité que les contributions explicitement associées à l’entrée d’un blog.
Il faut savoir Martin Roell est lui-même membre d’une "communauté blogosphérienne" qui s’est crée à travers la blogosphère..Des personnes ayant des centres d’intérêts communs : "le weblog comme espace personnel de gestion de la connaissance". C’est une communauté au sens vrai du terme puisque qu’ils collaborent ensemble sur des articles scientifiques, organisent des rencontres pour discuter des problématiques qui les intéressent, etc...
Martin Roell lui-même base son article sur les reflexions d’un autre bloggeur, Dave Pollard ( jamais vu une personne aussi prolifique et au registre de connaissance aussi étendues - et postant un long billet chaque jour ), et d’autres bloggeurs. En fait, on voit bien dans les échanges de cette communauté comment leurs reflexions se fécondent mutuellement.
Les reflexions de Roell sur les weblogs en tant qu’espace personnel de gestion de connaissances peuvent être appliquées dans bien d’autres situations.
Personnellement, je vois ces espaces comme une interface entre plusieurs sphères de la vie d’un individu ( je développe une réflexion la dessus en ce moment ), et comme espace d’interface entre connaissance formelle et connaissance informelle. Un processus peut s’y dérouler : la transformation d’une connaissance informelle en connaissance formelle. Les "small pieces loosely joined" qui au fur et à mesure deviennent "strongly joined pieces" ..
Oui, tant que l’on conçoit le weblog comme un outil de gestion personnelle des connaissances permettant d’éventuels enrichissements par interférence avec d’autres blogueurs, je suis d’accord pour dire que c’est un outil très intéressant.
Mais Roell, comme vous le soulignez, parle d’un cercle de personnes qui partagent les mêmes intérêts professionnels. Dans son article il vise plus spécifiquement (en tout cas assez souvent) des cercles professionnels qui publient en intranet.
Je conçois que ce système de partage de connaissances et de coopération puisse fonctionner à merveille dans un milieu scientifique où l’attitude face aux TIC est assez "normalisée". Je veux dire par là, que dans une communauté de scientifiques il y aura peu de disparités entre ceux qui utilisent volontiers le courriel, le blog, voire un spip ou un wiki, et ceux qui y seraient réticents. Ces disparités sont plus importantes dans le domaine des sciences humaines. Par ailleurs, toutes proportions gardées, les scientifiques s’astreignent plus facilement à l’écriture concise qui convient aux weblogs.
Prenons l’exemple concret du milieu dans lequel je travaille : Université de Paris-1, UFR d’arts plastiques et sciences de l’art. Mes collègues sont artistes, plasticiens, historiens, théoriciens de l’art, philosophes... Jusqu’à présent, les tentatives de coopération par TIC interposées ont été peu concluantes, du moins en ce qui concerne les projets qui intéressent une grande partie des collègues. Par exemple, il est un dossier important que nous discutons en réunions, commissions et sous-commissions, depuis plus d’un an, mais les ébauches de débat ou de simple information par Mailing List (je ne parle même pas de blogs) tombent toujours à l’eau. Pourquoi ?
1- Parce que beaucoup de personnes intéressantes dont l’avis a du poids dans la communauté, seront réticentes à utiliser ne serait-ce que le courriel (ne croyez pas que ce soient des demeurées. Loin de là ! Elles ont seulement d’autres priorités). De ce fait, le débat en ligne, s’il devait se poursuivre, se déroulerait dans une sous-communauté qui ne représente pas les vrais rapports de force qui déterminent les prises de décision. On s’y investirait en vain, car presque tout serait à refaire en IRL.
2- Parce que l’utilisation du langage y est beaucoup plus hétérogène. Mes collègues ont beaucoup de talent. Pour peu qu’ils s’y mettent, ils posteraient des écrits fleuves ou des édifices théoriques qui, à être trop bien ficelées, décourageraient toute velléité de discussion et d’interférence.
Pour en finir avec mon petit cercle professionnel, pour l’instant, seuls les échanges à l’intérieur d’un très petit groupe de travail parviennent à tirer profit des TIC. Les choses évoluent, mais lentement.
Par ailleurs, il ne faut pas ignorer que la gestion des connaissances n’est pas seulement une affaire de transparence de la pensée ou d’optimisation de la circulation des informations comme on voudrait nous le faire croire dans la plupart des discours qui vantent l’usage des TIC. Les cadres d’entreprise qui s’initient au KM apprennent bien d’autres choses dans leurs stages : ils apprennent aussi l’opportunité de la rétention d’information et l’art de communiquer certaines connaissances au bon moment et sous une bonne forme. On comprend alors que lorsqu’il s’agit de manier un peu de pouvoir, le weblog en soi ne soit pas suffisant. Il faut encore créer l’équivalent des commissions et sous-commissions, des coulisses, des antichambres, des lieux de rencontre fortuites, toutes ces choses qui permettent de tamiser finement les niveaux : communication des informations, échange des connaissances, débats informels, débats décisifs, connivences et alliances.
Cela déborde bien sûr le cadre des weblogs. C’est normal, on ne peut pas tout attendre des weblogs surtout si l’on reconnaît l’importance de la ramification complexe des lieux de discussion et de décision des jeux de pouvoir qui s’exercent dans les cercles professionnels.
L’article de Eric S. Raymond sur l’anthropologie de la coopération dans le développement des logiciels libres (1998) n’a rien à voir avec les blogs, mais bien qu’il soit déjà assez ancien, il nous donne une assez bonne idée des usages implicites et explicites d’un travail collégial.
"Cela déborde bien sûr le cadre des weblogs. C’est normal, on ne peut pas tout attendre des weblogs surtout si l’on reconnaît l’importance de la ramification complexe des lieux de discussion et de décision des jeux de pouvoir qui s’exercent dans les cercles professionnels."
Oui, entièrement d’accord. J’irai même plus loin. Je pense que vouloir tranformer les weblogs en outils de gestion de connaissance formels ou rigides leur ôteraient leur nature. Je crois qu’ils sont par essence informels et mouvants avec des contours toujours redessinés.
[ Je fais court, je reposterai un longue réponse dans très peu de temps ]
You’re welcome ;-)