Guest-blogueur sur AEIOU, Etienne Cliquet fait le point sur divers précédents dans l’histoire du scrolling et autres défileurs de textes temporisés. Dans un billet intitulé Moment trouble du scrolling il mentionne entre autres précédents, le Samsung means to come de Young-Hae Chang, ainsi que le dérouleur de texte du magazine du site du Mudam conçu par Claude Closky.
Sa présence dans l’équipe de fluctuat.net rend d’autres rédacteurs attentifs à des réalisations qui de près ou de loin pourraient évoquer Reader ; ainsi, Puck signale parmi les projets nominés au flash festival 2004, celui d’Anne James Chaton, Paris 3, et le projet After Tokyo d’Eric Sadin et Gaspard Bédié-Valérian.
Et puis il y a quelques temps, sur mediatic, Jean-Luc Raymond pointait sur cette page d’Olaf van Zandwijk chez ETSV Scintilla, un texte où l’humain et le robot s’entremêlent pour dérouler les confidences très émouvantes d’un serveur web.
On pourrait sans doute trouver bien d’autres exemples approchants et faire des comparaisons. Mais le ferions-nous selon les mêmes critères ? S’il est vrai que ces différentes réalisations offrent des similitudes lorsqu’elles sont vues en ligne, répondent-elles aux mêmes objectifs en ce qui concerne l’acte de lecture ?
Par exemple on pourra apprécier le décor urbanistique du projet d’Eric Sadin, ou préférer la virulence des animations de Young-Hae Chang qui crée une tension entre lisibilité et visualité, mais il est évident que reader ne se place pas sur ce terrain ; en offrant un choix d’habillages graphiques allant du plus zen au plus pop, et du décor rustique au décor kitch, on comprend bien que reader se réclame d’une très duchampienne "beauté d’indifférence" pour mieux concentrer l’attention sur le texte et le processus de lecture.
Il me semble plus intéressant de confronter reader et le scroller du site du mudam. Reader offre une relative facilité d’édition et permet à l’éditeur-interprète de moduler finement le rythme de défilement du texte, rythme qui sera ensuite imposé à tous les lecteurs. A l’inverse, le scroller automatique du site du mudam permet au lecteur de choisir parmi quelques vitesses de défilement standard. Contrairement à reader, l’habillage visuel est inamovible, mais du point de vue fonctionnel, c’est un outil personnalisable que l’on adapte à un usage individuel.
Dans son livre, le temps exposé [1], Dominique Païni oppose le cinéma en salle qui impose sa temporalité à un public captif, au cinéma qui s’expose sur les cimaises des musées (où le spectateur fait lui même son montage selon le point de vue qu’il adopte sur le film, sa mobilité et ses aller-retours). A côté de cette vision immersive et absorbante que l’on pratique de moins en moins en allant au cinéma, se développe donc une vision plus active mais peut-être aussi plus flottante et picoreuse qui ressemble à celle que beaucoup pratiquent chez eux en circulant devant une télé allumée.
A une époque qui valorise avant tout la flexibilité et la convenance individuelle, où les produits se font personnalisables ou customisables, où l’art sollicite la participation active du spectateur, il paraît pour le moins singulier que reader impose un tempo de lecture collectif et assigne une position apparemment passive au regardeur.
De la passivité :
Je ne suis pas convaincue que le fait de lire avec reader (que ce soit sur mon écran ou dans un amphi avec d’autres gens) soit si passif. Certes, je reste tranquillement assise, mais se caller sur un tempo qui m’est imposé, trouver ma façon de m’adapter à cette temporalité, représente un vrai travail. Mettre à mal mon propre rythme de lecture pour être à l’écoute de ce qui s’exprime dans le rythme qui m’est imposé me transforme beaucoup plus que la facilité de choisir un rythme de lecture convenant à mes habitudes ou à mon humeur. Et je conçois que ce processus d’adaptation soit différent selon les individus. L’expérience de reader m’a paru en tout cas beaucoup plus déstabilisante et transformatrice que les agitations presse bouton proposées par bien des dispositifs interactifs qui flattent mon libre arbitre.
De la lecture collective :
Dans les compte rendus qu’ils ont donné de la première lecture collective, Etienne Cliquet dit : "on dirait qu’ils font de la télépathie", et Aurélien Michel évoque le rituel de la messe. De son côté, liz, dans un commentaire sur ce forum, s’inquiète du caractère totalitaire que pourrait recouvrir une société de la télépathie "où le seul danger resterait celui de penser ". Elle ajoute encore : "Au plaisir complaisant de la spéculation, esthétique, théorique tout ce qu’on voudra, qui fait qu’on cherche là tous les éléments de l’oeuvre ouverte, il faudrait ajouter une critique de l’économie de ce projet, une critique politique, par exemple du publicaptif, de la collectivisation, des systêmes religieux, de la simultanéité, etc. etc., sous un angle non spéculatif".
Mais dans l’article rassemblant les compte-rendus, Germain Bailly cite Marie-José Mondzain pour aboutir à la question très wittgensteinienne de ce qui fut partagé dans cette expérience ; nous lisons ensemble le même texte, mais est-ce que nous donnons le même sens aux mots que nous lisons, et est-ce que nous éprouvons les mêmes sensations dans cette expérience de lecture ? Cette seule question suffit pour balayer d’un trait l’hypothèse de la télépathie ou d’une communion de pensée. La vive discussion qui a suivi montre plutôt que cette lecture collective a attisé la velléité de penser des participants.
Cela dit, rien n’exclut qu’avec le temps et la répétition des lectures collectives, on glisse peu à peu vers des discours et des modes de réception de plus en plus consensuels comme cela a été le cas pour les flash-mobs ; les premiers participants qui débattaient ferme par blogs interposés ayant déserté le terrain, on a assisté à l’émergence d’un nouveau public de fans qui chattaient sur des forums, essentiellement pour s’autocongratuler.
Pour ma part, si sur ce forum je me suis beaucoup étendue dans la spéculation esthétique ou dans l’observation complaisante des effets induits par reader, c’est qu’en définitive, plutôt qu’aux idées reçues, je préfère m’en remettre à mon corps et à mes sensations pour fonder ma pensée.
Est-ce à dire que toute entreprise collective se réduit à une expérience solitaire ?
Je n’irai pas jusque là. Même si je suis seule dans l’épreuve de la chose collective, il reste un sens commun du texte partagé et le silence consenti à plusieurs qui a une saveur incomparable au bourdonnement de la solitude. Il y a surtout, à cause de ce temps pris ensemble, une reconnaissance objectivée du temps d’absorbement dans la lecture, un temps qui dans la solitude est plutôt vécue comme une perte coupable. Partager une expérience, c’est faire acte de conscience.
Dans la page de présentation du projet reader conçue pour le site d’Agglo, Etienne Cliquet et Erational concluent sur ces mots : "Lire ensemble fait de nous des témoins et constitue un pacte des lecteurs. Aujourd’hui comme hier, pourtant, ce temps a souvent été jugé improductif." C’est pourquoi, malgré les contraintes, par ailleurs enrichissantes, qu’impose reader, il me semble que prendre le temps de lire ensemble n’est pas chose vaine.
[1] Dominique Païni, le temps exposé. Le cinéma de la salle au musée. Paris, Editions cahiers du cinéma, coll "essais", 2002
Pour reprendre la comparaison d’Isabelle, il me semble qu’il y a également un lien entre Reader et le script de van Zandwijk chez ETSV Scintilla. L’interface de lecture est un formulaire (textarea en HTML) qui constitue un champ de saisie pour l’utilisateur (c’est le cas pour Jreader, le lecteur Javascript de Reader). Lorsqu’un texte apparait tout seul dans cet espace initiallement dédié à l’utilisateur, c’est la machine qui parle. C’est comme si votre traitement de texte se mettait à écrire de lui-même... Creader, le lecteur à télécharger (programmé en langage C) est une console MS/DOS, un champ de saisie également utilisé pour effectuer des lignes de commandes (ex : ls liste les fichiers dans le répertoire en cours).
Le programme qui parle tout seul, qui s’autonomise par la pensée (et se révolte parfois) est un mythe qui traverse l’histoire de l’informatique occidentale. La légende juive du Golem semble en être la source pour Norbert Wiener (God & Golem inc. 1964). Frankenstein de Mary Shelley (1831) constitue une relecture. Dans le cinéma, les exemples ne manquent pas : L’androïde Hel dans Metropolis de Fritz Lang, l’ordinateur central HAL9000 dans 2001 l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, Robocop, l’ordinateur de Neo dans Matrix qui l’interpelle en affichant "hello neo". Toutes ces machines, cyborg et autres créatures se révoltent et souvent contre leurs créateurs. Notons qu’au Japon, les robots sont davantage protecteur comme l’atteste le plus populaire d’entre-eux, Astroboy.
A propos de la lecture collective, je revendique la part d’autorité de cette forme qui n’a rien à voir avec du pouvoir. Cette part d’autorité constitue pour moi une responsabilité de parole nécessaire à l’exercice de la démocratie (y compris dans un espace à configuration horizontale comme Internet). La question de l’auteur n’a rien à voir. C’est encore autre chose...
Sinon, effectivement, Reader cherche à focaliser l’attention davantage sur le texte et le processus de lisibilité que l’esthétique de l’interface utilisée (Les projets de Young-Hae Chang et Claude Closky sont au contraire tous les deux très graphiques il me semble).