Nous l’annoncions il y a quelques semaines : la première séance de lecture collective avec « reader » avait lieu le 12 janvier, dans la salle d’exposition Michel Journiac, à Fontenay aux Roses, Université de Paris 1.
C’était comme au cinéma. Imaginez que vous assistez avec d’autres personnes à un film muet, mais sans images ! Un fond blanc et du texte en Verdana qui court après un petit curseur au rythme capricieux. Le texte s’accumule, défile, telle une musique silencieuse. Le sommaire des textes est affiché à côté. En fin de parcours, retour à la page blanche. Aussitôt, le flux reprend avec un nouveau texte, un rythme légèrement différent. Le regard s’applique à suivre. L’immatérialité extrêmement poussée de l’épreuve ne nous concède aucune possibilité de saisie (impossible de prendre des notes comme on le ferait lors d’une lecture orale), même pas un devenir image du texte par des enrichissements graphiques. Restent la lumière et la traversée du sens.
Quelques-uns des participants (pour la plupart des étudiants de Licence ou de Maîtrise en arts plastiques) ont bien voulu répondre à notre invitation en nous offrant un récit critique de leur expérience. Qu’ils en soient tous remerciés. Nous publions ici l’intégralité de leurs témoignages en commençant par celui de notre invité Etienne Cliquet, artiste et co-auteur (avec Robin Fercoq et Erational) du projet « reader ».
La playlist des textes qui ont été projetés pour cette soirée est consultable sur le site de teleferique.org. Il est évidemment préférable d’y jeter un coup d’oeil avant d’entamer la lecture des commentaires qui suivent (lecteur javascript ou lecteur flash).
Le vent soufflait à près de 100 km/h en sortant de la gare de
Fontenay vers 16h15 si bien que je n’ai pas traîné pour me rendre à la
salle Michel Journiac située dans le campus de l’université de la
Sorbonne. Sur place, un étudiant qui m’excusera de ne pas me souvenir
ici de son nom, m’attendait dans un espace d’exposition blanc. Il
m’offrit gentiment une cigarette. La porte grande ouverte, le vent qui
s’engouffrait, les lots de chaises dépareillées dans le fond rendaient
cette salle au fur et à mesure plus sympathique. J’aime la banlieue, synonyme d’attitude tangente, points de vue périphériques. Je ne cherche pas d’espace spécifique pour les lectures collectives mais
plutôt la possibilité d’en organiser régulièrement.
L’installation du
dispositif fut brève et ne représentait pas plus d’intérêt que balayer
le sol, installer des chaises, allumer le portable et le
vidéo-projecteur. Entre 18h et 18h15 la salle s’est remplie d’une
quarantaine de personnes. Face à eux, Isabelle Vodjdani me présenta en
quelques mots. La main dans la poche arrière de mon jean, faussement
décontracté, j’ai décrit les différentes étapes du projet « reader »
avant de cliquer sur play puis d’ajouter « ma playlist dure le temps
d’un moyen métrage, environ 25 minutes ». A partir de ce moment, plus
un mot ! Tout le monde se mit à lire en silence sans même murmurer.
Attentif au bon déroulement de la séance, j’observais d’abord les
éventuels bugs avant de tomber sur quelques coquilles dans le texte
qui me firent honte. Je guettais aussi l’expression du lectorat, une
moue, un changement de position. Pour ne pas trop focaliser sur des
détails, j’ai décidé un moment de prendre quelques photos. C’est beau
les gens qui lisent ensemble. On dirait qu’ils font de la télépathie.
Le choix du tempo variait peu entre les différents textes ? J’avais
adopté un rythme neutre, égal, sans vraiment en avoir conscience. Ma
playlist comportait pas mal de textes théoriques sur des conceptions
du temps provenant de mes lectures récentes. Trop sérieux, trop
thématique, tautologique ? Peut être, et je ne suis, à priori, pas le
meilleur utilisateur de « reader » ni le moins bon. Disons que je
l’expérimente. A posteriori, je suis satisfait qu’avec une playlist
minimale, les lecteurs furent attentifs. Il me tarde déjà d’en
organiser une autre.
La fin de la séance allait me surprendre un peu.
Arrivé au dernier texte, j’ai cru bon de dire que la séance était
terminée et que j’étais disposé à répondre aux questions. Les
réactions ne se sont pas faites attendre. Une discussion très vive
s’est engagée entre satisfaits et insatisfaits. De mon coté, j’ai
essayé de répondre en restant le plus informatif possible. « Reader »
subtilise le temps de lecture de chacun provoquant peut être ainsi
autant d’intérêt que de menaces...à suivre...
Il est finalement difficile d’écrire ce texte, de rendre compte de la lecture commune qui a eu lieu le lundi 12 janvier dans la salle Michel Journiac. Il est difficile de filtrer ses sentiments, de décrire ses sensations quand une expérience pose de nouvelles conditions et positions à l’habitude. Toutefois je m’y essaye, et nous verrons bien.
Projeté sur un mur, un écran d’ordinateur fait face aux spectateurs. L’installation d’Etienne Cliquet proposait une série de courts textes s’affichant sur un mode autonome d’écriture.
Lorsque la lecture commence, des mots s’éclatent expulsés d’un curseur qui court de ligne en ligne. Pendant quelques minutes c’est à cet impact que je m’attache, laissant de coté le sens de l’histoire. De l’effet visuel provoqué résulte une concentration optique à deux niveaux : dans un premier temps la lecture induit le suivi et la compréhension de l’histoire. Dans un second temps le déroulement du texte stimulé par le curseur est un appel permanent à la curiosité du spectateur. Le mouvement de l’œil régissant toute lecture se trouve doublé et dirigé à son tour. Deux types de vitesses se côtoient et produisent un nouvel ordre. Le curseur devient hors d’atteinte, impose un rythme et définit un temps indépendant de tout contrôle. Ces deux niveaux de concentration rendent la lecture active, attractive, entraînent une course incessante où l’histoire se lit pendant qu’elle s’écrit.
Une relation privilégiée d’exclusivité s’instaure quand le lecteur est pour une fois signifié en un temps commun de celui de l’écrivain, si l’on peut nommer ainsi l’exécution d’un programme informatique. Le souffle de l’auteur s’étale alors comme lorsque nous épions par-dessus une épaule un dessinateur en train de composer son idée. Et, dans l’intimité consentie, nous assistons ici à l’accouchement artificiel d’une pensée.
Artificiel (c’est à dire produit de la technique) car les textes soumis manquent de ruptures, de jeux avec le spectateur. Pour être plus clair, même si le tout est conçu préalablement, l’illusion eut pu s’alimenter d’autres pièges (supposer des doutes ou hésitations, créer de fausses corrections, améliorer la gestion du temps...). Mis à part le rassemblement du public, à quoi bon dérouler un texte de façon régulière sous nos yeux si ce n’est pour prêter attention à la vie derrière les mots ?
J’arrête là ces remarques stériles (mais qui sait...) car j’aimerai citer Marie-José Mondzain qui dans son livre L’image peut elle tuer ? consacre un paragraphe à la nouvelle situation des images depuis l’ invention du cinéma et de la télévision à travers le dispositif des écrans :
« C’est à partir de [l’espace social (vision, projection)] que s’organise l’espace des spectateurs, leur place à bonne distance mais dans des ténèbres relatives qui tendent à abolir la distance réelle des corps par rapport à l’écran et des corps entre eux. Donc quelque chose se met en place dans l’espace collectif où se joue en même temps la communauté du spectacle et la solitude de la vision. Dans le même temps se distribuent des places d’où chacun éprouvera les émotions singulières que les images vont provoquer. Quelque chose de politique est en jeu car ce rassemblement ne produit aucune vision commune. Chacun depuis sa place perçoit des signes visibles, sonores et narratifs tels que, à la fin du spectacle, la question s’ouvre seulement de savoir ce qui fut partagé. » (p.49-50)
Le constat présent est à mon avis très juste. Du moins il met en forme ce que chacun à déjà pensé ou senti à l’occasion d’une projection. Il est difficile de dire en quoi « la solitude de la vision » qu’Etienne Cliquet a tenté de déranger en proposant une discussion pendant la diffusion est inamovible.
Il reste que cette expérience commune est troublante : tout en lisant pour moi-même je m’interrogeais par instants sur la façon dont les autres lisaient le texte. Le spectateur se meut dans une temporalité qui lui est propre. Ainsi chacun évolue dans un temps parallèle de celui de l’autre et une lecture à plusieurs vitesses se met en place sur fond d’écran commun.
« donner un sens plus pur aux mots de la tribu. »
(Mallarmé, le tombeau d’Edgar Poe, 1877.)
Etienne Cliquet a choisi de travailler sur la lecture collective. Pour
le lancement de son projet « reader », supporté par le collectif Teléférique, l’artiste a convié un ensemble de personnes à lire simultanément les textes d’une playlist.
Articles de journaux, musiques, blagues, pubs, romans, théories...
Quelles sont les véritables valeurs de ces textes que nous lisons dans le métro, sur notre lieu de travail ou bien enfermés dans notre foyer familial ? Nous écoutons et lisons ce qui nous ressemble. Mais nos lectures sont-elles vraiment importantes ? Des paroles en l’air peuvent nous paraître évidentes. De suite, on se fixe des conditions d’existence et s’empresse de les rapporter à notre entourage.
Faire vivre les textes et les laisser fuir afin de fondre l’alliage du papier. Ici, le texte est une matière qui se transforme pour nous être donné.
Etienne Cliquet orchestre des écrits urbains qui nous font rire, pleurer, trembler et refléchir. De simples textes qui sont projetés et rythmés. La lecture silencieuse est imposée et collective. Les extraits sont préselectionnés. Nous sommes conviés par la lecture poétique qui abolit les frontières de l’individualisme. Des extraits d’oeuvres d’auteurs comme Kafka, Diderot et MC Solaar s’animent hors des contextes historiques et sociologiques. Dans le travail d’Etienne Cliquet, le temps de lecture est une redécouverte. La récitation silencieuse dresse un sanctuaire sans mur et canalise les regards.
Les textes défilent et prennent de plus en plus d’espace. Ce sont comme des plaques tectoniques qui progressent et nous entrainent dans un glissement de terrain. Les fossés se resserrent. Les attentions se croisent ; le vide est une cloison à abattre. La littérature est une terre d’accueil et de receuil.
« Nous étions loin, mais loin des problèmes de banlieue, étions des anonymes dans cet autre milieu. » (MC Solaar, temps mort).
« Si tu déplaces...
Si tu déplaces
La feuille blanche
D’un rien s’ajuste
Dans la trame
Et toi
Comme un aveugle ébloui
Tu transcris
Ce que te dicte le jour
Avec un tremblement
De bête blessée
Qui voudrait voir clair. »
(Hélène Cadou, La mémoire de l’eau, Rougerie, 1993)
Le travail d’Etienne Cliquet est intéressant par la neutralité qu’il propose à travers son mode de lecture, c’est-à-dire que l’on ne peut plus distinguer les textes par la couverture, l’ancienneté du papier ou le support, ils sont tous sur un même plan, ce qui peut être intéressant pour les personnes qui ont des a priori à la vue de certains livres : « c’est un vieux livre, il doit donc être trop compliqué à lire », ou l’inverse : « Oh ! ce sont les paroles de la chanson de MC Solaar, je ne lis pas ça ». Ce travail permet de réunir des gens de tous horizons et de tous niveaux sociaux.
Néanmoins, d’un point de vue technique, je partage l’avis exprimé lors de la soirée à propos du caractère fatiguant de l’exercice, étant données, la couleur de l’écran, la taille de la typographie et l’absence de pause pendant la lecture. Je trouve aussi un peu décevant que les différents rythmes de défilement des textes n’aient pas été réfléchis.
Posons-nous une question : Dans quelle situation peut-on lire collectivement, en même temps, et si possible silencieusement ?
J’ai pensé à la lecture de l’Évangile pendant la messe. Le prêtre, par sa lecture, se retrouve dans le rôle qu’occupe le curseur chez Cliquet. Pourquoi pas ? Mais prouvons quand même que la religion n’a pas tout inventé (histoire de nous rassurer !)
S’il fallait trouver une utilisation, une fonctionnalité, au projet d’Etienne Cliquet, je pense qu’adapter cette technologie à la lecture de poèmes serait assez pertinent. Après tout, quand un peintre expose, il a la faculté de régler les conditions d’exposition dans lesquelles les oeuvres seront baignées (lumière, recul, ...) ; pourquoi la poésie n’aurait-elle pas des outils qui lui permettraient d’imposer (de proposer, pardon) un rythme de lecture ? Je reste assez dubitatif quand des poètes lisent leurs propres textes : « Aurais-je lu le poème de cette façon ? », « L’aurais-je lu si rapidement ici et si lentement là ? »... Bref, cette suggestion a aussi ses faiblesses. « Karaoké » pour poésie, contraintes techniques (on ne peut pas flâner dans le texte...)
Et puis, après tout : pourquoi s’entêter à trouver une utilité à ce programme !
Autre point, j’aime beaucoup (et cela n’engage que moi) cet Art qui n’en est plus, pas tout à fait, ou qui est autre : titiller les frontières Art/Technologie (ou dans d’autres oeuvres Art/Sciences, Art/Politique, ...) en étant plus « du reste » que de l’Art, eh bien cela me plait énormément !
Aux déçus, je leur dirai que l’art a rarement fait de découvertes technologiques. Alors, parler de détecteur laser de balayement de regard et tralala ne relève absolument pas de l’utopie mais du phantasme.
Du point de vue technique, le défilement mot par mot est un peu robotique et destabilisant. En revanche, j’ai apprécié la lecture suivant la ponctuation qui était plus déliée, plus fluide, plus digeste.
Le confort des utilisateurs/lecteurs est à améliorer...
Aussi, je vois en ce programme une petite touche de cynisme. Reader pourrait être un programme de lecture pour citoyens assistés d’une société (c’est brut et méchant, mais à développer). Nous pourrions faire un rapport à la gestion du temps, qui nous préoccupe tous.
J’ai donc vécu une expérience sans trop de contraintes car on est libre de ne pas lire (après tout !).
LIRE/PAS LIRE reste cependant la seule liberté que l’on puisse obtenir de ce projet.
Mes commentaires sur la présentation de reader à la salle Michel Journiac
sont le fait de quelqu’un qui, quoique très favorable, est totalement extérieur à la démarche et qui a plus vécu dans le monde de la communication commerciale que dans le monde de l’art. Je ne mettrai pas des « pour moi » à chaque phrase mais j’insiste sur le côté personnel de la critique.
Il y a eu un malentendu sur le terme de lecture collective (ceci vérifié par des conversations entre étudiants) car avant de voir l’outil certains imaginaient que la mise en commun de la lecture passait par la parole. Certains ont parlé avant, de séance de chant grégorien. Il faut sans doute soit expliquer plus, soit trouver d’autres termes. Par exemple, lecture collective et silencieuse (au pis aller) ou orchestre de silences.
Personnellement je pense qu’en séance, bien que l’assistance soit par définition favorable et demandeuse, une présentation plus formelle et plus lisible eut été préférable. Il faisait sombre et ni l’artiste, ni sa position entre l’art et l’informatique, ni le produit informatique n’ont été présentés ; je suggère de prévoir une présentation « construite » et claire pour l’avenir.
Ceci étant on est tout de suite pris au jeu, mais :
La présentation est trop ou pas assez ascétique. N’oublions pas que la quasi-totalité des français (non pauvres) ont l’habitude des écrans, donc il faut soit jouer carrément la rusticité avec des écrans de type DOS soit faire un peu plus convivial avec un minimum de travail sur la taille des caractères et le contraste lettres/fond. Ici je perçois une vraie impression de négligence par rapport à la forme sans savoir si elle est voulue ou si elle résulte d’une insuffisance technique.
Dès le début on perçoit qu’il n’y a pas de rapport entre le rythme et le sens du texte. Il ne me semble pas que l’aléatoire soit la bonne solution (même si son usage peut servir à des moments exceptionnels par exemple pour exprimer le désarroi). Soit l’artiste impose son rythme, soit il le cherche chez les autres. On pourrait par exemple faire lire le texte à haute voix par différentes personnes et étudier ensuite les variations temporelles sur les enregistrements, quitte à les retravailler après, les amplifier, les déplacer etc. Il y a encore place pour beaucoup de recherche avant de passer à une réactivité immédiate qui pose d’autres problèmes (quel chef d’orchestre ?).
Pour moi la sensation de communauté de lecture n’a pas duré très longtemps car d’une part l’absence de lien texte/temps donnait presque l’envie de créer son propre tempo, d’autre part, le fait qu’un grand nombre de lignes étaient affichées permettait de freiner puis d’accélérer pour rattraper, d’aller relire etc. Les observations en fin de séance ont montré que ce décrochage avait séduit plusieurs spectateurs.
Je ne ferai pas de commentaires sur le choix des textes si ce n’est que, préoccupé par la lecture au sens physique j’ai souvent survolé le sens et que je n’ai pas souvenir d’une construction ou d’un message. Enfin j’ai été surpris par l’assistance que j’attendais plus fournie.
En conclusion je pense qu’à ce stade l’artiste doit intervenir (il pourra toujours se retirer par la suite) pour créer une correspondance texte/temps perceptible par les lecteurs, améliorer le confort de lecture (couleurs et contrastes), encadrer le lecteur en n’affichant que peu de mots à la fois.
Je suis tout à fait séduit par l’expression « musique silencieuse » et je pense que pour que ces séances deviennent des concerts symphoniques il faut amener les membres de l’orchestre à jouer non seulement ensemble mais rigoureusement en même temps. Il sera toujours temps d’aboutir plus tard à des « boeufs » silencieux.
NB : Reader est sous licence GPL. Vous trouverez les descriptifs, spécifications techniques et juridiques, ainsi que les outils permettant d’éditer avec reader à partir de cette page.
J’ai rêvé de Reader, mais ce n’était pas tout à fait Reader.
C’était quelque chose comme un "écriveur".
J’écrivais devant mon écran, mais le curseur ne voulait plus s’arrêter ; il avançait en clignotant.
Même quand je n’écrivais rien !
Mes silences, mes moments d’hésitation, étaient imperturbablement comptabilisés espace après espace, ligne après ligne.
Impossible de revenir en arrière.
Le texte devenait un énorme gouffre que j’essayais vainement de combler.
Le fil de la syntaxe, laborieusement conçue, était sans cesse interrompue par ces intervalles plus ou moins longs de non écriture.
Le peu de sens que j’essayais de former se délitait à mesure que je le construisais.
Les mots même, fragmentés, devenaient un bégaiement inintelligible.
Plus je m’entêtais, plus le gouffre se creusait.
J’étais comme l’imbécile qui cherche à construire un château avec de l’eau.
N’est-ce pas terrifiant ?
En me réveillant, ça allait mieux, je trouvais même l’idée plutôt amusante.
Quelques jours plus tard, en me promenant sur le blog de Red Thread(s) j’ai trouvé cette petite phrase de Marguerite Duras citée en anglais :
« There should be a writing of non-writing. »
Ensuite j’ai tout oublié, jusqu’à aujourd’hui.[1]
Mais ce matin, en écoutant parler un étudiant, je me suis souvenue que j’aime les gens qui savent intercaler des silences dans leur parole pour laisser du temps à la pensée. C’est une chose que je ne sais pas faire. Peut-être qu’un "écriveur" m’y aiderait ?
C’est qu’une fois écrit, le mot "silence" fait encore du bruit.
[1] A l’évidence, j’avais également voulu oublier le reste de la citation de Duras qui évoquait trop "les mots en liberté" de F.T. Marinetti.
Trouvé chez CityZen :
« Je navigue sur mon écran, l’oeil vif, toujours sur le qui vive, je guette les signes avant-curseur. »
o(^_^)o
Guest-blogueur sur AEIOU, Etienne Cliquet fait le point sur divers précédents dans l’histoire du scrolling et autres défileurs de textes temporisés. Dans un billet intitulé Moment trouble du scrolling il mentionne entre autres précédents, le Samsung means to come de Young-Hae Chang, ainsi que le dérouleur de texte du magazine du site du Mudam conçu par Claude Closky.
Sa présence dans l’équipe de fluctuat.net rend d’autres rédacteurs attentifs à des réalisations qui de près ou de loin pourraient évoquer Reader ; ainsi, Puck signale parmi les projets nominés au flash festival 2004, celui d’Anne James Chaton, Paris 3, et le projet After Tokyo d’Eric Sadin et Gaspard Bédié-Valérian.
Et puis il y a quelques temps, sur mediatic, Jean-Luc Raymond pointait sur cette page d’Olaf van Zandwijk chez ETSV Scintilla, un texte où l’humain et le robot s’entremêlent pour dérouler les confidences très émouvantes d’un serveur web.
On pourrait sans doute trouver bien d’autres exemples approchants et faire des comparaisons. Mais le ferions-nous selon les mêmes critères ? S’il est vrai que ces différentes réalisations offrent des similitudes lorsqu’elles sont vues en ligne, répondent-elles aux mêmes objectifs en ce qui concerne l’acte de lecture ?
Par exemple on pourra apprécier le décor urbanistique du projet d’Eric Sadin, ou préférer la virulence des animations de Young-Hae Chang qui crée une tension entre lisibilité et visualité, mais il est évident que reader ne se place pas sur ce terrain ; en offrant un choix d’habillages graphiques allant du plus zen au plus pop, et du décor rustique au décor kitch, on comprend bien que reader se réclame d’une très duchampienne "beauté d’indifférence" pour mieux concentrer l’attention sur le texte et le processus de lecture.
Il me semble plus intéressant de confronter reader et le scroller du site du mudam. Reader offre une relative facilité d’édition et permet à l’éditeur-interprète de moduler finement le rythme de défilement du texte, rythme qui sera ensuite imposé à tous les lecteurs. A l’inverse, le scroller automatique du site du mudam permet au lecteur de choisir parmi quelques vitesses de défilement standard. Contrairement à reader, l’habillage visuel est inamovible, mais du point de vue fonctionnel, c’est un outil personnalisable que l’on adapte à un usage individuel.
Dans son livre, le temps exposé [1], Dominique Païni oppose le cinéma en salle qui impose sa temporalité à un public captif, au cinéma qui s’expose sur les cimaises des musées (où le spectateur fait lui même son montage selon le point de vue qu’il adopte sur le film, sa mobilité et ses aller-retours). A côté de cette vision immersive et absorbante que l’on pratique de moins en moins en allant au cinéma, se développe donc une vision plus active mais peut-être aussi plus flottante et picoreuse qui ressemble à celle que beaucoup pratiquent chez eux en circulant devant une télé allumée.
A une époque qui valorise avant tout la flexibilité et la convenance individuelle, où les produits se font personnalisables ou customisables, où l’art sollicite la participation active du spectateur, il paraît pour le moins singulier que reader impose un tempo de lecture collectif et assigne une position apparemment passive au regardeur.
De la passivité :
Je ne suis pas convaincue que le fait de lire avec reader (que ce soit sur mon écran ou dans un amphi avec d’autres gens) soit si passif. Certes, je reste tranquillement assise, mais se caller sur un tempo qui m’est imposé, trouver ma façon de m’adapter à cette temporalité, représente un vrai travail. Mettre à mal mon propre rythme de lecture pour être à l’écoute de ce qui s’exprime dans le rythme qui m’est imposé me transforme beaucoup plus que la facilité de choisir un rythme de lecture convenant à mes habitudes ou à mon humeur. Et je conçois que ce processus d’adaptation soit différent selon les individus. L’expérience de reader m’a paru en tout cas beaucoup plus déstabilisante et transformatrice que les agitations presse bouton proposées par bien des dispositifs interactifs qui flattent mon libre arbitre.
De la lecture collective :
Dans les compte rendus qu’ils ont donné de la première lecture collective, Etienne Cliquet dit : "on dirait qu’ils font de la télépathie", et Aurélien Michel évoque le rituel de la messe. De son côté, liz, dans un commentaire sur ce forum, s’inquiète du caractère totalitaire que pourrait recouvrir une société de la télépathie "où le seul danger resterait celui de penser ". Elle ajoute encore : "Au plaisir complaisant de la spéculation, esthétique, théorique tout ce qu’on voudra, qui fait qu’on cherche là tous les éléments de l’oeuvre ouverte, il faudrait ajouter une critique de l’économie de ce projet, une critique politique, par exemple du publicaptif, de la collectivisation, des systêmes religieux, de la simultanéité, etc. etc., sous un angle non spéculatif".
Mais dans l’article rassemblant les compte-rendus, Germain Bailly cite Marie-José Mondzain pour aboutir à la question très wittgensteinienne de ce qui fut partagé dans cette expérience ; nous lisons ensemble le même texte, mais est-ce que nous donnons le même sens aux mots que nous lisons, et est-ce que nous éprouvons les mêmes sensations dans cette expérience de lecture ? Cette seule question suffit pour balayer d’un trait l’hypothèse de la télépathie ou d’une communion de pensée. La vive discussion qui a suivi montre plutôt que cette lecture collective a attisé la velléité de penser des participants.
Cela dit, rien n’exclut qu’avec le temps et la répétition des lectures collectives, on glisse peu à peu vers des discours et des modes de réception de plus en plus consensuels comme cela a été le cas pour les flash-mobs ; les premiers participants qui débattaient ferme par blogs interposés ayant déserté le terrain, on a assisté à l’émergence d’un nouveau public de fans qui chattaient sur des forums, essentiellement pour s’autocongratuler.
Pour ma part, si sur ce forum je me suis beaucoup étendue dans la spéculation esthétique ou dans l’observation complaisante des effets induits par reader, c’est qu’en définitive, plutôt qu’aux idées reçues, je préfère m’en remettre à mon corps et à mes sensations pour fonder ma pensée.
Est-ce à dire que toute entreprise collective se réduit à une expérience solitaire ?
Je n’irai pas jusque là. Même si je suis seule dans l’épreuve de la chose collective, il reste un sens commun du texte partagé et le silence consenti à plusieurs qui a une saveur incomparable au bourdonnement de la solitude. Il y a surtout, à cause de ce temps pris ensemble, une reconnaissance objectivée du temps d’absorbement dans la lecture, un temps qui dans la solitude est plutôt vécue comme une perte coupable. Partager une expérience, c’est faire acte de conscience.
Dans la page de présentation du projet reader conçue pour le site d’Agglo, Etienne Cliquet et Erational concluent sur ces mots : "Lire ensemble fait de nous des témoins et constitue un pacte des lecteurs. Aujourd’hui comme hier, pourtant, ce temps a souvent été jugé improductif." C’est pourquoi, malgré les contraintes, par ailleurs enrichissantes, qu’impose reader, il me semble que prendre le temps de lire ensemble n’est pas chose vaine.
[1] Dominique Païni, le temps exposé. Le cinéma de la salle au musée. Paris, Editions cahiers du cinéma, coll "essais", 2002
Pour reprendre la comparaison d’Isabelle, il me semble qu’il y a également un lien entre Reader et le script de van Zandwijk chez ETSV Scintilla. L’interface de lecture est un formulaire (textarea en HTML) qui constitue un champ de saisie pour l’utilisateur (c’est le cas pour Jreader, le lecteur Javascript de Reader). Lorsqu’un texte apparait tout seul dans cet espace initiallement dédié à l’utilisateur, c’est la machine qui parle. C’est comme si votre traitement de texte se mettait à écrire de lui-même... Creader, le lecteur à télécharger (programmé en langage C) est une console MS/DOS, un champ de saisie également utilisé pour effectuer des lignes de commandes (ex : ls liste les fichiers dans le répertoire en cours).
Le programme qui parle tout seul, qui s’autonomise par la pensée (et se révolte parfois) est un mythe qui traverse l’histoire de l’informatique occidentale. La légende juive du Golem semble en être la source pour Norbert Wiener (God & Golem inc. 1964). Frankenstein de Mary Shelley (1831) constitue une relecture. Dans le cinéma, les exemples ne manquent pas : L’androïde Hel dans Metropolis de Fritz Lang, l’ordinateur central HAL9000 dans 2001 l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, Robocop, l’ordinateur de Neo dans Matrix qui l’interpelle en affichant "hello neo". Toutes ces machines, cyborg et autres créatures se révoltent et souvent contre leurs créateurs. Notons qu’au Japon, les robots sont davantage protecteur comme l’atteste le plus populaire d’entre-eux, Astroboy.
A propos de la lecture collective, je revendique la part d’autorité de cette forme qui n’a rien à voir avec du pouvoir. Cette part d’autorité constitue pour moi une responsabilité de parole nécessaire à l’exercice de la démocratie (y compris dans un espace à configuration horizontale comme Internet). La question de l’auteur n’a rien à voir. C’est encore autre chose...
Sinon, effectivement, Reader cherche à focaliser l’attention davantage sur le texte et le processus de lisibilité que l’esthétique de l’interface utilisée (Les projets de Young-Hae Chang et Claude Closky sont au contraire tous les deux très graphiques il me semble).
Bravo ! Erational a créé un convertisseur automatique de lecteur de fil RSS en langage TRML. Je suppose que la temporisation du fil RSS sur reader est faite selon un réglage standard, car je vois les textes s’afficher selon un rythme très régulier.
Mais comme la plupart des fils RSS sont réglés pour n’afficher dans le lecteur que les premières lignes d’un article, cela donne par exemple :
"Liberation.fr - A la une
Combats sanglants et enlèvements en Irak
Les affrontements se poursuivaient jeudi entre forces de la coalition et combattants
sunnites ou miliciens chiites Trois Japonais sept Coréens et un Britanniques ont été
kidnappés Najaf aux mains des fidèles de Moqtada al Sadr
http://www.liberation.fr/page.php?Article=192854"
Jusque là tout va bien, cela se passe comme sur mon lecteur Sharpreader. Mais là où ça coince, c’est qu’avec le RSS2TRML de reader je ne peux pas activer le lien qui me permettra d’accéder à l’article complet. Et si je m’entête en essayant de copier l’URL de l’article pour le coller dans mon butineur, alors ça devient un sport de souris assez comique. Essayez donc d’attraper avec votre curseur une ligne de texte qui se débine. Ah la la, ces artistes !
Au passage, jetez un petit coup d’oeil sur le bas de la page, dans la petite fenêtre "looknfeel". Là il y a une surprise plutôt agréable, puisqu’on peut choisir un habillage (fleuri, flashy, cinéma, calme, etc...) pour l’interface de lecture.
Introduction : Le texte ci-dessous constitue ma contribution à la démo n°22 de Téléférique qui a eut lieu le 19 mars 2004 de 21h à 22h dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne à Paris à l’occasion du colloque intitulé "Programmation orienté art" (CRECA). Mon texte apparaissait sous forme de lecture collective, en vidéoprojection sur console MS/DOS et défilant selon une temporisation prédéterminée avec le logiciel Reader que je co-développe. Cette lecture était également accompagnée au piano par Jean-Charles Versari, musicien et chanteur, ex-membre du groupe "Les Hurleurs" qui a bien voulu composer un morceau à cette occasion. De nombreuses informations proviennent de compte-rendus publiés par Raoul Marc Jennar, Docteur en Science politique, sur le site de l’URFIG, organisation non gouvernementale travaillant entre Bruxelles, Paris et Genève à l’éclaircissement des textes de l’OMC. Il existe plusieurs autres sources que vous trouverez en bas de page dans lesquelles je suis venu puiser concernant les accords AGCS dont j’ai entendu parler pour la première fois lors d’une conférence de Marie-José Mondzain, le jeudi 26 février 2004 à l’école des Beaux-Arts de Toulouse où j’’enseigne.
« Imaginez, un vendredi soir de 1994, les parlementaires français reçoivent un document de 22500 pages qu’ils doivent voter le mardi suivant : 22500 pages à lire en 4 jours... Il s’agit des accords du GATT qui instituent l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), l’accord relatif aux Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle dans le Commerce (ADPIC). Pourtant, les législateurs dans de nombreux pays du monde entier n’auront pas le temps de lire ce document. Aux Etats-Unis, Ralph Nader, fondateur de l’ONG "Public Citizen" propose alors un prix de $10000 à une oeuvre charitable désignée par tout membre du congrès américain en mesure de signer une attestation qu’il avait lu l’accord et de répondre à 10 questions simples le concernant. Personne ne s’est présenté. Les Etats-Unis comme les autres pays étaient au bord de la ratification d’un Accord qui allait avoir des effets dévastateurs sur l’emploi, l’environnement, la souveraineté nationale et la démocratie, et les législateurs n’en avaient aucune connaissance. Finalement, le vote ayant été repoussé d’un mois, un sénateur républicain a accepté le défi de "Public Citizen", signé l’attestation et répondu aux questions. Puis il a tenu une conférence de presse pour annoncer que s’il avait eu l’intention de voter cet accord dans un premier temps, il s’était ravisé, HORRIFIE par ce qu’il avait appris en lisant le texte. L’Accord a été approuvé par 235 votes contre 200 à la Chambre et par 68 contre 32 au Sénat. Les 303 voix "pour" votaient-elles en connaissance de cause ?
Quelques années plus tard, imaginez un document de 3000 pages sous la surveillance d’un gardien dans une salle isolée. Nous sommes en fin 2002. Vous êtes au Parlement Européen à Bruxelles, situé rue Wiertz. Dans le bâtiment Salvador de Madariaga à usage administratif ou le bâtiment Louise Weiss, quelque part à coté d’un bel hémicycle, est déposé un exemplaire et un seul de ce document. Sans avoir le droit de prendre des notes et encore moins de faire des photocopies, un seul parlementaire par groupe politique a seulement le droit de venir le consulter. Dans le jargon de l’OMC, on l’appelle la "liste des demandes". Elle contient la liste des services publics que chacun des pays membres souhaite voir privatiser et libéraliser dans les autres pays du monde. En Europe, la commission obtint tout d’abord des 15 gouvernements européens de tenir leurs langues sur l’existence de cette liste... Grace à des fuites de certains démocrates, la commission européenne a bien voulu lacher du lest en envoyant cet exemplaire unique au parlement européen placé dans les conditions que je viens de vous décrire.
La méthode employée est la même une année plus tard. Suite à la "liste des demandes", le 31 mars 2003, les 140 pays membres, communiquent à l’OMC la liste des services qu’ils sont prêts à offrir à la concurrence internationale dans le cadre de l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS). Il existe une salle contenant ces décisions prises à l’insu de mesure démocratique fondamentale. Selon les mêmes restrictions, un exemplaire des 125 pages dans une salle sous surveillance est mis à disposition d’un seul parlementaire européen par groupe politique qui devra laisser sa sacoche à l’entrée pour ne pas prendre de notes. Pascal Lamy, alors Président de la Commission Européenne avait déclaré qu’il voulait que les offres européennes soient "substantielles et significatives". Et, effectivement, il a proposé au Comité 133 un document répondant à cette ambition. Pour ceux qui l’ignorent, le Comité 133 est un comité qui réunit, dans l’opacité la plus totale, des hauts fonctionnaires de la Commission avec deux hauts fonctionnaires de chacun des 15 pays. Et c’est là que tout se décide. Mais jamais, jamais les parlements nationaux, ni le Parlement européen n’ont eu connaissance des notes d’importance majeure qui sont discutées au Comité 133. C’est ce Comité qui par exemple a avalisé des documents de Pascal Lamy qui affirment, l’un après l’autre, que les règles de l’OMC ont la prééminence sur toutes les autres qu’elles soient sociales, éthiques ou environnementales. Ce sont donc des fonctionnaires qui n’ont pas de compte à rendre aux citoyens qui font ces choix fondamentaux...
... défilement ...
Dès lors que les textes de l’Organisation Mondiale du Commerce demeurent illisibles, comment nos politiques et l’opinion publique pourraient-ils être au courant ? L’Accord Général pour le Commerce des Services concerne à lui seul tout le secteur tertiaire, soit 62% de la population active des pays industrialisés. Plus qu’un traité international chargé de fixer une situation, cet accord est un projet de négociation sans fin de privatisation de tout sous la pression de lobbies financiers. Il n’a virtuellement pas de limite, commercialiser, breveter toutes les ressources naturelles et fabriquées. Nous avons cru en France être protégé de ces mesures par la fameuse "exception culturelle". Malheureusement, il s’agit d’un report qui arrive à expiration en janvier 2005. En effet, le point 6 de l’annexe qui vaut pour tout le traité comme le stipule l’article 29 dit ceci : "En principe, les exemptions ne doivent pas excéder 10 ans". 10 ans pour la santé, la culture et l’éducation, c’est l’an prochain !
Quelqu’un me dit recemment : Le marché peut permettre aux artistes de préserver leur liberté. Soit, mais entre temps, l’OMC a remplacé le terme "art" de sa nomenclature par "Services récréatifs, culturels et sportifs". Au regard de ce qui advient, je suis dorénavant un animateur culturel dans une zone tarifaire prénommée Union Européenne... »
Etienne Cliquet, le 21 mars 2004
Autres ressources sur le net :
Informations concernant la liste des offres :
http://www.urfig.org/agcs-campagne-jennar-23-02-03-pt.htm
http://michel151.chez.tiscali.fr/Personnel/AGCS.html
http://www.polarisinstitute.org/gats/main.html
Informations concernant la liste des demandes :
http://wb.attac.be/article130.html?artsuite=2
http://www.lecourrier.ch/Selection/sel2003_203.htm
Informations concernant les accords de Marrakech (GATT) :
http://users.skynet.be/gresea/larzac_cancun.htm
http://www.reseaudesbahuts.lautre.net/article.php3?id_article=1177
http://www.tni.org/archives/george/senate-f.htm
Conférence de Raoul-Marc Jennar au format mp3 :
http://cip-idf.ouvaton.org/article.php3?id_article=572
Ce texte est également disponible ici
« Que de réflexions ne pourrais-je pas faire ici, Monsieur, sur le sublime de situation, si elles ne me jetaient pas trop hors de mon sujet ! »[1]
La lecture de ce texte avec reader, le soir du 19 mars dans lamphi de la Sorbonne, était aussi performative quun concert. Dailleurs, cétait un concert, puisque cette lecture était accompagnée par une très belle musique. Sur le coup, cette lecture ma fortement impressionnée, tant par la teneur du texte que par la solennité théâtrale de sa présentation. Mais jai été également extrêmement frustrée, car je nen gardais aucune trace ni référence.
Aussi, jen ai conclu, Etienne, que tu avais voulu nous mettre à lépreuve, en nous plaçant dans la même situation de quasi impuissance que celle qui avait été imposée aux parlementaires européens. Comme nous, ils ne pouvaient emporter aucune trace du texte, la fameuse « liste des demandes », et comme nous, ils disposaient dun temps limité (heures ouvrables) pour parcourir 109X35 pages de tableaux remplis dacronymes difficiles à déchiffrer, à comprendre, et surtout à mémoriser [2].
En somme tu as tiré parti de ce qui dans reader est le plus insupportable, cest à dire le caractère volatile dune lecture dont on ne garde aucune trace tangible.
Cest quen attendant la transcription en « dur » de ce texte et les références que tu mavais promises, jai eu le temps déprouver cruellement cette frustration, alors jai essayé de calmer mon impatience en lisant la « Lettre sur les sourds et les muets » de Diderot qui raisonne à partir de lhypothèse du « muet de convention », ce qui le conduit « à considérer lhomme, distribué en autant dêtres distincts et séparés quil a des sens ».
Jy trouve notamment, mention du clavecin oculaire du Père Castel (1688-1757) qui nest rien dautre quun ancêtre de lOptophone dont je parlais dans un précédent post. Or, le sourd-muet auquel Diderot montre le clavecin du Père Castel, ne voit pas la production colorée de ce clavecin comme la transposition de quelque chose de musical, car il na aucune idée de ce que peuvent être les intensités, les harmonies et les modulations de la musique. Non, selon Diderot, il comprend cela comme la transcription dun langage, cest à dire quelque chose de discret et de codé.
Bien que je ne puisse me laisser convaincre de ce que le sourd-muet soit insensible à la valeur expressive des couleurs, je veux bien suivre encore un peu Diderot, en imaginant que devant un texte défilant sur reader, ce sourd-muet aurait perçu les temporisations rythmiques du texte comme un enrichissement du vocabulaire, et le clignotement du curseur comme un langage interstitiel, quelque chose comme des commentaires écrits en morse. Ce qui serait assez éloigné de ma première expérience de reader, puisque je percevais le rythme du texte et du curseur comme des fonctions poétiques ou expressives, comparables aux inflexions de la voix, ou comme la transposition dun langage gestuel qui induirait un ton de parole. Avec la lecture silencieuse, je pouvais recomposer la musique du texte dans ma tête, et même, par une forme de kinesthésie immobile qui est propre à la lecture, trouver un écho sensitif du texte dans mon corps. Jétais alors plus près de Diderot lui même, qui, connaissant le texte dune tragédie par cur, assistait à une représentation en se bouchant les oreilles pour mieux se laisser émouvoir du jeu des acteurs [3].
Si je veux bien suivre Diderot sur son hypothèse de « lhomme distribué », cest que cette nouvelle lecture sonorisée de reader ma effectivement amenée au bord de la schizophrénie, car en occupant mon oreille par la musique, jen étais réduite à cette lecture sèche du sourd-muet très théorique de Diderot, pour lequel les mots nont pas de résonance sonore . Jaime ! Parce que quand ça marche, on atteint le nirvana du non sens ;) En soi, cest une prouesse assez rare pour être appréciable.
Dun côté une musique belle, presque lyrique, accapare mon sens auditif, et de lautre côté ce texte aride et révoltant méchappe à mesure que je le lis. Cest comme si on me demandait de déchiffrer la partition dun rondeau en mode mineur, tout en me faisant tonner une symphonie romantique en mode majeur dans les oreilles. Comment puis-je comprendre une partition dont je ne peux imaginer ni le rythme ni la mélodie bien que très abstraitement je parvienne à la déchiffrer ?
Comment se fait-il quen lisant avec reader, surtout lorsque cette lecture est doublée de musique, jai la sensation frustrante que le texte me fuit, que je ne peux pas lincorporer, alors quen écoutant un orateur, même sans prendre de notes, jai le sentiment de mimprégner de ses paroles et den avoir gravé lessentiel dans ma mémoire ?
Pourtant, si lon me demandait de faire un compte-rendu après lallocution dun des invités du colloque dune part, et après la lecture sonorisée de reader à la Sorbonne dautre part, il est fort probable que la moisson serait aussi maigre dans les deux cas. Mais pour lallocution jaurais eu limpression de comprendre (et dexpérience je sais que jaurais pu partiellement réinventer le propos dans ses grandes lignes) alors que pour la lecture, jaurais eu limpression dêtre surtout émue par une musique qui embellissait une histoire compliquée.
Le dispositif en grand écran dans un amphi sombre avec une musique à la fois dramatisante et consolatrice, nous mettait à laise, bien installés dans nos attitudes de consommateurs de distractions culturelles. Jai suivi la lecture sans problème de synchronisation, comme si jétais au cinéma pour voir une adaptation dun roman despionnage de Robert Ludlum. La seule chose à laquelle je pouvais prêter corps dans cette affaire, cétait la musique, ce qui rejetait le discours dans lirréalité dune fiction, et le texte dans la transparence des sous-titres.
Cest sans doute là, laspect le plus provoquant de cette séance de lecture que tu nous a donnée à la Sorbonne. Ce que dit ce texte paraît dautant plus scandaleux que tu faisais mine de le présenter comme une fiction.
« Voilà ce que le papier ne peut jamais rendre ; voilà où le geste triomphe du discours ! »[4]
[1] DIDEROT, « Lettre sur les sourds et les muets », in Lettre sur les aveugles, ISBN 2-08-071081-8
[2] cette partie de la conférence de Raul Marc Jennar sur lAGCS
[3] ibid : « Je fréquentais jadis beaucoup les spectacles, et je savais par cur la plupart de nos bonnes pièces. Les jours que je me proposais un examen des mouvements et du geste, jallais aux troisièmes loges : car plus jétais éloigné des acteurs, mieux jétais placé. Aussitôt que la toile était levée, et le moment venu où tous les autres spectateurs se disposaient à écouter ; moi, je mettais mes doigts dans mes oreilles Mais jaime mieux vous parler de la nouvelle surprise où lon ne manquait pas de tomber autour de moi, lorsquon me voyait répandre des larmes dans les endroits pathétiques et toujours les oreilles bouchées. Alors on ny tenait plus, et les moins curieux hasardaient des questions auxquelles je répondais froidement « que chacun avait sa façon découter, et que la mienne était de me boucher les oreilles pour mieux entendre » ».
[4] ibid : suite de la citation de Diderot par lequel jai commencé ce billet. Entre les deux morceaux, jai coupé ceci :
« On a fort admiré et avec justice un grand nombre de beaux vers dans la magnifique scène dHéraclius, où Phocas ignore lequel des deux princes est son fils. Pour moi lendroit de cette scène que je préfère à tout le reste, est celui où le tyran se tourne successivement vers les deux princes en les appelant du nom de son fils, et où les deux princes restent froids et immobiles.
Martian ! à ce mot aucun ne veut répondre. »
Comment venir à bout de tant de lecture ? Dire qu’il ne s’agit là que de commentaires, de critiques ou de synthèses de seconde main faites pour instruire le "vulgaire" ! C’est à peine si j’ai eu le temps de consulter la somme de documents pointés par Etienne. Et je me garde bien de faire des recherches plus poussées de crainte de découvir les montagnes qu’il me faudrait escalader pendant des nuits entières pour être vaguement informée. Si j’y parvenais, la fatigue et la saturation produiraient une telle confusion dans mon esprit, que j’en perdrais à coup sûr tout sens de discernement. Il ne me reste que le choix entre la mauvaise conscience et l’échec programmé.
Pourtant, malgré ma volonté d’abstinence, la déferlante continue. Sauf un petit footing rafraîchissant fait par sympathie pour cet autre qui doit courir aujourd’hui, j’ai finalement passé l’essentiel de mon samedi après-midi à parcourir des tas de textes sur l’OMC, l’AGCS et les intermittents.
La faute à qui ? A Netlex bien évidemment (-_^)
Dans son article d’hier, Introduction au nouveau printemps de l’intermittence, Netlex revient sur le dossier de l’OMC et de l’AGCS en pointant sur de nombreuses sources d’information qu’il répartit très équitablement entre différentes tendances, allant du site officiel de l’OMC, au site de la Coordination des intermittents et précaires d’Ile de France, en passant par Bellaciao, le site d’Attac, et j’en passe de plus intéressantes.
A propos de la contre proposition des intermittents qui s’élèvent contre un système de capitalisation des points de cotisation qui déterminerait le montant des indemnités au détriment du principe de solidarité (réduisant ainsi le régime des intermittents à une forme d’assurance privée qui ne profiterait qu’aux mieux lotis), Netlex fait très opportunément remarquer l’absence de la définition du mot "Capital" dans le lexique établi par le site des intermittents.
Le Capital ? Quel capital ? Où ça le capital[1] ? Pfff ! je m’essouffle, J’ai trop couru, et ce truc c’est du vif argent, il y en a même qui veulent me faire croire qu’il n’existe pas, que c’est une vue de l’esprit, pure spéculation ; il est aussi volatile qu’un texte lu avec reader.
Un vieux qui se veut sage me disait l’autre jour : "Si le capital est mobile, il faut que les gens deviennent mobiles aussi". Oui, Monsieur, la mobilité des gens, cela se traduit par la précarité et l’intermittence. Pendant que la misère se dispute ici bas, le capital se partage sur d’autres sphères.
[1] l’article de libération pointé ici passera en archives payantes, mais on en trouvera toujours bien d’autres du même tonneau car c’est une histoire tout à fait banale. Résumé et extraits : "Malgré la crise, les quarante « stars » de la Bourse française ont dégagé d’énormes bénéfices en 2003... dont seuls les actionnaires profitent." ... "Plus étonnant encore, cette très bonne santé contraste avec les difficultés dans lesquelles se débattent les entreprises non cotées. A tel point que la rentabilité totale des entreprises hexagonales a chuté de 7 % en 2003."..."Exemple avec France Télécom, qui, en vendant Wind, Eutelstat et Casema, a mis en place le programme de réorganisation Top, prévoyant de dégager 15 milliards d’euros, et s’est débarrassé, au total, de 25 000 salariés ! De 23,3 milliards de pertes en 2002, l’opérateur est passé à un bénéfice de 3,2 milliards l’an dernier."..."Mais, au bout du compte, à quoi sert cette culture généralisée de la rentabilité ? Pas à relever les salaires, ni à investir, mais à enrichir les actionnaires. Un constat issu d’une étude réalisée par la Société générale sur les distributions de dividendes. En 2003, les sociétés du Cac 40 ont distribué 17 milliards d’euros à leurs actionnaires, contre 14,5 milliards l’année précédente. Aucune entreprise n’a diminué son dividende. Même des groupes qui ont fait des pertes, comme Suez, n’ont pas voulu se mettre à dos leurs actionnaires."
L’article de Raoul Marc Jennar, "Combien de temps encore, Pascal Lamy ?", publié le 30 avril sur le journal alternatif Le grand soir, analyse en détail le double discours de Pascal Lamy en confrontant les propos qu’il avance dans son ouvrage L’Europe en première ligne, avec le déroulement effectif des négociations européennes menées dans le cadre de l’OMC et des accords de Marrakech.
Très instructif !
Via Astrëe Galbiatta
Rectification : ce texte a été publié dans la revue "Politique, revue de débats" paraissant à Bruxelles.
Le texte est consultable sur le site de "Politique" à l’adresse http://politique.eu.org/archives/20...
Bien à vous,
François Schreuer
webmestre de politique.eu.org
Merci pour votre rectification. Elle est d’autant plus appréciable que les liens sur "Le grand soir" sont cassés.
En outre, cela nous vaut le plaisir de découvrir la revue électronique Politique qui est fort intéressante et bien présentée.
J’ai vécu la construction du projet "reader", du langage TRML à l’organisation des lectures collectives aujourd’hui comme la recherche d’un interstice, un recoin de liberté et ce à plusieurs niveaux. Tout d’abord en se concentrant sur un détail, la durée d’affichage entre deux caractères, nous avons ouvert les possibilités de ce vide que recèle le curseur. Nous avions expérimenté plusieurs recherches notamment un script qui enregistre la vitesse de frappe de l’utilisateur au clavier (j’en ai fait un script qui sert au "livre d’or" sur le site Téléférique). Disséquer ce détail consistait pour ma part à inventer des fonctionnements pour y faire son nid : Lire ensemble en découle.
Ensuite, que les lectures collectives demeurent portables et compatibles, nécessitant peu de matériel (un ordi, un videoprojecteur, une salle) permet de créer là encore des recoins (j’ai vécu la lecture à Fontenay dans ce sens).
La citation que fait Germain Bailly, plus haut, de Marie-José Mondzain est très interessante mais j’espère au moins que les quelques textes qui ont suivi la lecture collective à Fontenay faute de nous mettre d’accord "ouvre la question de ce qui fut partagé". Venons en donc à la lecture comme expérience partagée. J’aimerais pour cela raconter une anecdote que j’aime bien. La première sortie en salle du film "Eraserhead" de David Lynch a eut lieu à New-York les dernières semaines de l’année 1977 dans une salle de cinéma indépendant. Le film fit apparaître à cette période dans les rues un badge mystérieux avec l’inscription laconique "I saw it" que portaient ceux qui avait aimé le film. David Lynch raconte :
"Lors des premières projections, la plupart des gens étaient révulsés. J’ai eu des critiques terribles, c’était un désastre. Heureusement pour moi, quelques rares personnes ont aimé Eraserhead. Notamment le distributeur new-yorkais Ben Barenboltz. Grâce à lui, le film a trouvé une salle où il était projeté à la séance de minuit. Sans publicité, en restant longtemps à l’affiche et en construisant sa réputation sur le bouche à oreille, le film s’est trouvé un public. Eraserhead est devenu un succès sans publicité, sans promotion, sans hype, grâce à des gens qui n’ont pas écouté les critiques mais leurs amis. C’est magnifique d’obtenir le succès naturellement, sur la longueur. Malheureusement, cette tradition des séances de minuit est en train de disparaître. Maintenant, un film doit trouver son public dès la première semaine d’exploitation, sinon il est foutu."
J’aimerais autant rencontrer David Lynch qu’une de ces personnes qui portait ce badge. Ce n’est pas simplement l’écran comme appareillage qui est au centre de cette mise en commun (culture) mais un temps, sans mot d’ordre médiatique. Alors pour moi, le temps formera ou non des groupes de lecteurs avec "reader".
Le terme "Reader" s’est petit à petit imposé à nous faute d’idées. Il fallait un nom ne serait-ce que pour en parler entre nous alors nous avons choisi un nom commun plutôt qu’un nom propre. La société Adobe a créé son "reader" qui s’appelle "Acrobat". Microsoft a créé aussi le sien, "Microsoft Reader". A une échelle beaucoup moindre Téléférique a son reader pour la lecture électronique du texte. Mais "reader" évoque aussi le "reader’s digest", une revue américaine publiée pour la première fois en 1922 (fondée par DeWitt Wallace et sa femme, Lila Acheson) qui consistait à passer au peigne fin un sujet à partir de multiples sources (journaux, livres, etc). On retrouve aujourd’hui cette pratique dans de nombreuses universités américaines m’a raconté Douglas Edric Stanley la dernière fois que je l’ai rencontré. Beaucoup d’enseignants photocopient des textes clés qui jalonneront leur cours pour en faire un pavé. Ensuite cet exemplaire volumineux est photocopié par les étudiants réduisant le coût de plusieurs livres. Le "readers" comme on l’appelle est donc connu comme ouvrage pédagogique. Les photocopies ne permettent pas de réifier la pensée comme un livre. C’est ce que j’aime également dans le "reader" de Téléférique. L’achat d’un livre est une finalité alors que la lecture devrait être un commencement ou un recommencement. La copie serait à envisager comme une relecture, un temps de plus pour apprendre.
Etienne Cliquet
PS : une petite annonce : "Reader" fera parti des 10 projets présentés lors du prochain "Carrefour des possibles" organisé par la Fing (http://www.fing.org) le jeudi 12 février 2004, de 18h30 à 21h30 à Paris, à la Maison de la RATP, au sein de l’Espace du centenaire, 189 rue de Bercy, Métro/RER Gare de Lyon. La liste des inscrits est close maintenant.
Photos et compte-rendu à l’appui, j’ai documenté la lecture collective qui a eut lieu au 11e "carrefour des possibles" (organisé par Denis Pansu de la FING), le 12 février dernier dans l’auditorium de l’espace du centenaire, situé dans la maison de la RATP à coté de la gare de Lyon. Ce fut une expérience très différente de la première lecture à Fontenay aux roses puisque ma playlist était constituée d’histoires drôles glanées sur Internet.
Etienne, j’adore cette nouvelle playlist que tu as composée pour le 11e "carrefour des possibles".
Cela me confirme dans l’idée que reader est surtout un outil poétique (je n’ose pas dire un instrument de musique de peur de m’enliser dans une spéculation sur les correspondances entre les arts qui finirait par nous égarer). Tu commences à maîtriser cet outil, à savoir en jouer en modulant les rythmes.
Quand j’écris sur un traitement de texte et que je reste en panne à la fin d’une phrase, parce que trop d’idées se bousculent, le clignotement du curseur m’énerve. Je l’interprète comme un signe d’impatience de l’éditeur qui veut qu’on le nourrisse de mots, encore et encore. Un goinfre jamais rassasié ou un petit coeur qui bat la chamade, dans l’attente des mots à venir.
En lisant avec reader, ce curseur prend de nouvelles significations. Il me fait des clins d’oeil complices. Il court, je cours après lui. Il saute par saccades d’un mot à l’autre, nous traversons un gué. Il fait du sur-place, je comprends "pouce, on souffle !", ou bien "attention, suspens !" . Il va trop vite pour moi, je fais mine de l’ignorer (bien fait pour lui !). Enfin il s’attarde à clignoter à la fin d’une blague comme un acteur un peu cabotin qui attend des rires ou des applaudissements. Parfois il a l’élégance de s’éclipser sans crier gare, et repart aussitôt dans une nouvelle histoire.
En utilisant pleinement la marge de manoeuvre rythmique que donne reader, ce simple petit curseur se met à raconter plein de choses. Il enrichit et module ces données stylistiques que sont la voix, le ton et l’adresse (destination) d’un récit. Le texte trouve une assise quand tu arrives à guider le temps de lecture avec souplesse et sûreté. Exactement comme le ferait un bon danseur avec sa partenaire.
La première Playlist que nous avons vue à Fontenay aux Roses présentait des textes plus denses, moins aérés, et avec des temporalités peu accentuées. Cela pouvait donner une impression de grouillement d’insectes un peu confus. A la longue, la lecture devenait laborieuse. Avec la fatigue, le rythme de défilement du texte et le clignotement du curseur pouvaient devenir des facteurs parasites qui contrarient la lecture au lieu de le "contraindre" à une traversée précise du texte. Au collège (en Iran), nous avions un cours de calligraphie obligatoire. Le prof avait une expression amusante pour qualifier les mauvaises écritures ; il regardait une moche page, et il disait à l’élève : "si on met ton écriture au soleil, elle se mettrait à marcher". J’imaginais un rang de fourmis ivres qui tanguent. Je pense maintenant à l’écriture abstraite de Paul Klee (1931), ou aux dessins mescaliniens de Henri Michaux.
Pendant le débat qui a suivi la première présentation de reader à Fontenay, plusieurs personnes ont très vivement réagi à ce qui leur apparaissait comme un apauvrissement des possibilités expressives de l’écriture. Car tu as choisi un style très dépouillé, en excluant tous les enrichissements graphiques. Sans doute s’attendaient-ils à voir en reader une sorte de cinéma-graphico-lettriste plus spectaculaire (comme cette oeuvre de Gregory Chatonstky par exemple : La révolution à New York a eu lieu).
En voyant comment tu évolues dans l’usage du TRML, je pense à l’évolution d’un Mondrian par exemple, et en cela je rejoins certaines réflexions faites par Netlex. Mondrian commence par réduire son vocabulaire formel entre 1915 et 1920, puis passe le reste de sa vie à explorer le potentiel rythmique de ce nouveau vocabulaire. Au début, les tableaux modulent des grilles très régulières et denses, puis il progresse vers des compositions de plus en plus différenciées et vigoureuses ; la taille des tableaux n’augmente pas, mais c’est l’amplitude des contrepoints mis en oeuvre (les fameuses "oppositions fondamentales") qui s’affirme avec plus d’assurance. Quand on regarde ses tableaux des années 1916 à 1919 et qu’on les compare à sa période luministe (post-impressionniste) antérieure, tellement subtile et riche en demi-tons, on peut regretter les nuances et l’onctuosité des peintures de jeunesse. Mais finalement, les tableaux des années 30 donnent largement le change.
En résonnance avec les propos de Netlex sur "l’horror vacui", et les commentaires d’Antoine Moreau sur l’observation de la distance (quelques commentaires plus bas), tu parles aussi du petit vide ou de la petite distance que parcourt le curseur. Et c’est évidemment dans cet écart que réside tout le potentiel expressif de reader.
Vu la difficulté qu’il y a à renoncer aux anciennes richesses pour aller à la découverte de nouvelles possibilités (petit passage à vide), on comprend que reader ait pu nourrir quelques malentendus (du type de ceux que signale Benoît Wiscart dans l’article ci-dessus).
Dans ton compte-rendu du "carrefour des possibles" à la Fing, tu parles d’une autre forme d’attente du public. Celle de voir reader devenir un outil "utile" avec business-plan à l’appui. C’est encore une autre source de malentendu. Une divergence de vues dont on trouve un parfait exemple dans ces deux histoires parallèles de l’Optophone :
L’Optophone de Raoul Hausmann par Jacques Donguy (Art-Press, mars 2003).
The Optophone : some questions and answers par Prof. Phil Picto and Michael Capp.
je lis les récits des participants aux lectures collectives et il n’y a pas à mettre en doute l’efficacité du dispositif, seulement sa répétition. L’option choisie pour cette nouvelle version et cette occasion précisément persiste : le silence. La société de télépathie est une avancée sur les divers développements que ce type de dispositif a pu connaître, où le seul danger resterait celui de penser donc. Courage. C’est fascinant de voir que cela fonctionne, avec en plus tout le bénéfice que l’on peux tirer des nouvelles technologies, et de tout le bagage de la science des transmissions. Mais. Mais on voudrait pouvoir garder la lecture, et aussi le cinéma, et même aussi un peu tout ce qui nous lie, comme l’art, ou le potentiel des projets collectifs, des forums, les autres avec qui on vit tout ça, etc., parce que c’est un problème éthique, un problème de responsabilité, collective. Au plaisir complaisant de la spéculation, esthétique, théorique tout ce qu’on voudra, qui fait qu’on cherche là tous les éléments de l’oeuvre ouverte, il faudrait ajouter une critique de l’économie de ce projet, une critique politique, par exemple du publicaptif, de la collectivisation, des systêmes religieux, de la simultanéité, etc. etc., sous un angle non spéculatif.
Donc je me joint au forum en rebond au récit d’Aurélien, pour maintenir le débat, en restant optimiste, peut-être qu’y a des sociétés de télépathie qui fonctionnent.
Avec une question : qu’y a-t-il de réellement collectif dans ce projet ?
Comment ordonner toutes les questions qui ont été soulevées lors de la soirée du 12 janvier, et quel éclairage apportent-elles sur mes propres observations ?
Je décante en douceur...
Mais voilà Netlex qui vient encore agiter le bouillon avec de nouvelles questions toutes aussi passionnantes, via un article qu’il a publié hier soir : Musique silencieuse des mots : une lecture transactive. Incisif, il pointe l’horreur du vide, et le vacarme qui en découle, par cette histoire :
"Un jour l’Empereur chinois Suang Sung demanda à Li Chin Chi de peindre des panneaux dans sa chambre.
Le peintre dessina un paysage de montagne et une cascade.
Quelques jours plus tard, l’Empereur se plaignit du bruit émis par les chutes d’eau qui l’empêchaient de dormir !
Parfois, la musique des textes silencieux fait dans notre imaginaire un étrange vacarme."
L’empereur a des acouphènes : est-ce la faute à l’illusionnisme d’un peintre aussi accompli que Zeuxis, ou au contraire, l’oeuvre d’un manque (de ce qui manque à l’oeuvre) qui fonde le désir et nourrit l’oeuvre ?
Hasard étrange, aujourd’hui Bobig rapportait une autre histoire, elle même rapportée par Antoine Moreau :
Via antoine Moreau sur fr.rec.arts.plastiques.
"Le prince Yuan de Song voulait faire exécuter certains travaux de peinture. Des peintres se présentèrent en foule ; ayant effectué leurs salutations, ils s’affairèrent devant lui, léchant leurs pinceaux et préparant leur encre, si nombreux que la salle d’audience n’en pouvait contenir que la moitié.
Un peintre cependant arriva après tous les autres, tout à l’aise et sans se presser. Il salua le Prince, mais au lieu de demeurer en sa présence, disparut en coulisses. Le Prince envoya l’un de ses gens voir ce qu’il devenait. Le serviteur revint faire rapport : "Il s’est déshabillé et est assis, demi-nu, à ne rien faire."
-
Excellent ! s’écria le Prince. Celui-là fera l’affaire : c’est un vrai peintre !"
(Liminaire de Zhaung Zi (quatrième S avant JC) in "Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère" de Shitao, Hermann, editeurs des sciences et des arts, traduction Pierre Ryckmans)
Encore un art qui s’oeuvre du rien ?
Pour ne pas être en reste, je vous rapporte aussi une histoire, contée par Saadi :
"Le roi voulait faire décorer le "divân" (salle d’audience) de son palais. Certains de ses conseillers lui disaient le plus grand bien d’un peintre du pays de "Roum" (occident), d’autres vantaient l’art d’un chinois de grand renom. Le roi décida finalement de faire construire une cloison temporaire qui partagerait la salle d’audience en deux, et il embaucha les deux artistes en leur confiant à chacun une partie de la salle. Ainsi, lorsqu’ils auraient fini, on abattrait la cloison, et il pourrait comparer leurs talents.
Le peintre "Roumi" déballa donc ses pinceaux et ses pigments, et s’agita pendant plusieurs mois pour brosser une fresque regorgeant de couleurs, de figures et de paysages. Pendant ce temps, le peintre chinois polissait inlassablement une grande plaque d’acier.
Le jour dit, on abattit la cloison. La peinture du Roumi était luxuriante, magnifique ! Puis le roi tourna son regard de l’autre côté. Il vit un grand miroir qui réfléchissait la peinture du Roumi, sa propre personne, son entourage, et plus que tout cela : la lumière !"
"Rien’est tout, et le regard itou"
Disait un jour le petit piou piou
o(^-^o)(o^-^)o o(^-^o)(o^-^)o
_
Observer.
Est-il fort celui qui lance loin son caillou, si loin que l’impact de sa chute s’évanouit dans l’abyme de notre entendement ?
"Mais précisément la distance doit-elle se concevoir ? La distance antérieure nous conçoit, parce qu’elle nous engendre. La distance n’est pas donnée à comprendre , puisque c’est elle qui nous comprend. La distance n’est donnée que pour être reçue."
Jean-Luc Marion in "L’idole et la distance".
Le retrait est l’opération de la distance ainsi que la reformulation du trait. Re-trait. Tracer de l’intelligible, inventer une forme se fait en retrait avant tout. L’observation est la condition de la forme, peut-être même son expression la plus juste. Au risque même de n’être que juste ça : de l’observation sans traces. Ce qui serait en fait un re-trait absolu : le Créateur même. Trop mortel. Vivants, la juste mesure est dans la distance vis-à-vis des traces lourdes. Qu’elles soient légères, fines et solides.