Cinq ans, n’est-ce pas trop tôt pour commémorer les flashmobs ?
Et si ce n’est une commémoration, alors c’est une rechute.
Depuis quelques jours, les médias font grand état d’un nouveau scénario qui recycle l’idée des flashmobs sous le nom de frozen mob. Le concept a été lancé à New York par Charlie Todd (Improv Everywhere), et se répand à toute vitesse. En quelques semaines, il y en a eu à Londres, Montréal, Shangaï. A Paris, cela s’est déroulé le 8 mars place du Trocadéo.
On croyait les flash-mobs passés de mode, on en voyait la fin dans le coming-out de Bill Wazik, leur premier inventeur, qui avait préféré rester anonyme afin que le public puisse se les approprier plus facilement. A tort, on a interprété le découvrement de l’auteur comme un recouvrement (de santé), semblable en cela, au convalescent qui se décide enfin à sortir de dessous la couette.
Mais si Bill Wazik est guéri, le virus lui, continue de circuler dans la foule et surtout dans l’esprit d’autres organisateurs de divertissements qui, à la différence de Bill Wazik, ne tiennent pas à rester anonymes. C’est là, semble-t-il, une des particularités de la nouvelle souche de flashmob. Ce sont des flashmobs d’auteur. Une fois la pratique adoptée par le public, l’anonymat de l’organisateur ne semble plus être une qualité requise pour que l’événement fasse recette.
Flashmob d’auteur :
Le Freeze Paris a été organisé par Charles Nouÿrit qui se présente comme un « Consultant en stratégie et en développement d’activité numérique ». On peut supposer que ce flashmob version Web 0.2 est une sorte de laboratoire de travaux pratiques en rapport avec sa spécialité. Charles Nouÿrit est si bien convaincu d’être l’auteur de Freeze Paris, qu’il en revendique les droits de représentation. Aujourd’hui, il tempête contre certains médias qui n’on pas relayé l’événement tel qu’il le désirait : « Je ne suis pas prêt de leur redonner une autorisation pour filmer quoi que j’organise dans le futur ! »
D’ailleurs, les participants étaient prévenus :
« Si vous voulez filmer ou prendre des photos et que vous ne vous êtes pas encore fait connaitre, merci d’être là à 14h précise et de venir me voir.
Merci de prendre le TAG OFFICIEL pour tagger vos vidéos et vos photos : freezeparis
DROIT A L’IMAGE :
Bien évidemment en participant à cet évènement vous acceptez une cession totale de vos droits à l’image. Il ne sera fait ABSOLUMENT AUCUNE UTILISATION COMMERCIALE DE CET ÉVÈNEMENT !! »
On croit rêver ! L’absence d’utilisation commerciale est devenue un sésame qui donne tous les droits. La gratuité devient synonyme d’inconséquence.
Le réseautage s’organise sur Facebook ainsi qu’à partir du blog de l’auteur. Une fois sur place, les instructions sont dictées par mégaphone, et l’événement a réuni, dit-on, plus de 3000 personnes, c’est à dire 10 fois plus que les premiers flashmobs parisiens.
Tout cela n’a plus beaucoup de rapport avec le caractère furtif des premiers flashmobs. Et les polémiques sur l’opportunité ou non d’inviter les caméras professionnelles paraissent bien loin.
Mutation en aval et en amont :
C’est peut-être encore trop tôt pour l’avancer, mais un autre aspect intéressant dans l’évolution récente des flashmobs, pourrait être vu dans le fait que leur mutation se traduit par un nouvel enracinement, exactement comme un arbre qui fait une nouvelle racine en contrepoint à une nouvelle branche.
Si nous regardons l’archive des « missions » organisées par Charlie Todd depuis 2001, nous voyons que les flashmobs sont en train de s’inventer une autre histoire, et que c’est fort de cette tradition qu’ils reprennent aujourd’hui une certaine vigueur. Et bien que Charlie Todd récuse l’appellation de flashmob à ses missions, c’est bien sous cette étiquette que le scénario du frozen grand central a été adopé dans les autres villes. Certes, on a souvent parlé de happening à propos des flashmobs, mais d’une façon très générale. En outre, les confidences de Bill Wazik n’ont pas fait ressortir une préoccupation particulière liée aux happenings, même s’il est évident qu’il n’aurait jamais imaginé les flashmobs sans la vulgate du happening. Tout au contraire, la pratique de Charlie Todd et de ses amis jusqu’en 2003, relève plutôt du théâtre de rue et du happening. Parfois, elle est assimilable à l’art des saltimbanques (The amazing mime 2001) ou même à celle des camelots qui placent des complices dans le public (The amazing hypnotist 2002). Internet n’est pas présenté comme un élément déterminant de leurs actions. Ces actions sont l’œuvre d’une bande d’amis qui veulent amuser et étonner la rue et qui réussissent parfois à faire participer le public. Les noms ou surnoms des « agents » sont presque toujours listés au début de chaque compte-rendu de mission comme pour une affiche de théâtre ou un générique de film ; ils sont identifiés. Le nombre de participants augmente petit à petit avec les années. Quand, en 2003, ils reprennent dans une de leurs missions le principe des Free Hugs de Juan Mann, les passants abordés sont automatiquement intégrés à l’action. Et lorsqu’en 2004, il interviennent dans un théâtre pour The Mp3experiment, c’est tout le public qui est associé à l’expérience.
Un tournant intéressant est pris en avril 2006, avec la mission Best Buy dont le scénario leur a été suggéré par une personne étrangère au groupe. Pour Best Buy, le groupe s’est intégré à l’équipe des vendeurs d’un grand magasin en s’habillant exactement comme eux. La logique de ce scénario est tout l’inverse de celui des hypster visé par Bill Wazik. Le public auquel s’adresse Wazik est supposé vouloir rester un groupe fermé d’insiders, et le flashmob perd son intérêt dès qu’il commence à concerner trop de monde. A contrario, le groupe qui s’habille comme les vendeurs cherche à se mêler à un autre groupe et nullement à s’en distinguer. L’aperçu général des missions de Improv Everywhere montre souvent une tension entre le désir de se singulariser par des actions extravagantes et le désir d’intégrer les autres dans la même action.
Faire corps / se répandre :
Ce qui fait l’originalité et le succès des frozen mobs, c’est l’éparpillement des participants dans la foule ordinaire. Leur logique est à l’évidence virale et expansionniste. Sauf quelques cas où des petits groupes intervenaient dans des grand magasins, les premiers flashmobs nous avaient plutôt habitués à des scénarios où les participants se resserrent pour former des figures continues, farandoles, amas, chaîne, échiquier... On y percevait la volonté de faire corps et de s’exposer de façon séparée, de former une communauté. Cela restait assez proche des mises en scène de Spencer Tunik. Mais avec les frozen mobs, les participants se répandent comme des envahisseurs. Les deux mondes, celui qui est dans le réseau et celui qui est en dehors du réseau, se superposent et se mélangent. Nous n’avons plus l’image d’une communauté mais celle d’un peuple mêlé à un autre peuple. Pour les badauds qui étaient hors du coup, il est facile de s’intégrer aux autres : il suffit de se figer sur place.
L’idée d’une possible contamination devient alors très accessible, un peu comme dans ce film de la série Training ground qu’Arenout Mik avait présenté l’été dernier à la biennale de Venise ; on y voyait une mystérieuse maladie se répandre petit à petit parmi des personnes retenues au bord d’une route par des policiers ou douaniers. Au début du film, la différence entre les policiers-douaniers et les voyageurs est bien marquée, les premiers parquent les seconds, les immobilisent au sol, les fouillent. Puis un voyageur se met à perdre l’équilibre et à baver. D’autres voyageurs montrent bientôt les mêmes symptômes, et à leur tour, les policiers-douanier sont affectés du même mal. A la fin, ils sont tous pareils, bavant et se traînant par terre.
Les études simorghiennes, c’est sans doute bien pour comprendre comment se construit une image collective, mais je devrais peut-être me dépêcher d’en finir avec les histoires de Simorgh pour m’intéresser aussi à l’épidémiologie et à la mémétique.