Faut-il taire et cacher le passé ou s’en nourrir pour éviter le retour de telles inepties ?
bel article, très intello. juste deux détails :
la photo de l’horizon n’a pas pu être prise entre Langrune et Saint Aubin, le bord de mer étant sans discontinuité bâti donc ni herbe, ni barbelé ; elle semble plus probablement prise sur les falaises de Luc sur Mer.
La photo du tank est à l’entrée de Lion sur Mer, pas de Luc.
Merci pour vos corrections topographiques. La mémoire est toujours subjective, et la mienne semble avoir l’étrange faculté de rétrécir l’espace ; en légendant les photos à l’aide de mes seuls souvenirs et d’une carte IGN, j’ai sous-estimé les distances parcourues. Après vérification sur les images satellite et sur le site Normandie44 la mémoire, je constate que vous avez raison. A ma décharge, ces ressources n’existaient pas encore sur internet au moment où je rédigeais cet article. Vos remarques ont le mérite de rappeler que le travail de « rattrapage de la mémoire par l’histoire » (pour reprendre l’expression de Jean-Jacques Fouché) reste toujours à parfaire, même pour un récit de peu d’importance.
« Faut-il taire et cacher le passé ou s’en nourrir pour éviter le retour de telles inepties ? » demandez-vous.
Si le passé était quelque chose de pré-établi qu’il suffirait d’exhumer pour conjurer l’avenir, il y a longtemps que nous serions sages. Mais le passé s’invente par petits morceaux (c’est l’anamnèse) et nous en produisons tous les jours sans en avoir forcément conscience. Pris isolément, ces morceaux, traces ou pans de mémoire, ne font pas toujours sens, du moins pas pour tout le monde. Ce n’est qu’une fois triés, recoupés, interprétés et mis en histoire qu’ils trouvent un sens. Donc la manière de présenter des documents ou des vestiges n’est pas sans importance. La question du rôle de la mémoire individuelle ou collective, de l’histoire, de l’oubli et du pardon aussi, est déjà amplement débattue par les historiens et les philosophes, elle refait régulièrement surface dans l’actualité politique à l’occasion des polémiques sur la repentance et l’identité nationale, des controverses relatives au droit de légiférer sur l’histoire (rôle positif de la colonisation, génocide arménien), ou encore de l’institution de nouvelles commémorations (abolition de l’esclavage). Si le sujet vous intéresse, et puisqu’il me faut faire acte de contrition pour mes négligences, voici une page de liens vers des articles, des compte-rendus d’ouvrages ou des œuvres en rapport avec la question de la mémoire. Ces débats montrent que le « devoir de mémoire », pour indispensable qu’il soit, peut aussi pêcher par excès en nourrissant le ressentiment ou en renforçant des positions identitaires. Cela ne va pas sans risques de manipulations ou de distorsions qui servent parfois des intérêts discutables.
Il n’est pas nécessaire d’être particulièrement « intello » pour comprendre que l’esthétisation des vestiges de guerre éparpillés sur la côte normande et transformés en attractions touristiques, est plus à même de servir le commerce local que de nourrir la mémoire. Le tourisme de mémoire est peut-être édifiant quand les armes, sobrement présentées dans un musée avec des cartels explicatifs, sont dotées d’une valeur documentaire qui participe à la compréhension de l’histoire, mais lorsque celles-ci sont intégrées au décor, fétichisées, et déconnectées de tout récit, elles flattent surtout une fascination enfantine (pour ne pas dire primaire) pour la guerre. Était-ce vraiment le but recherché ?
On devine bien sûr, que ces arrangements décoratifs sont plutôt le résultat d’un compromis : il est convenable de se souvenir de la guerre, mais pas au point de gâcher le paysage et de compromettre le tourisme. Alors on restaure, on sécurise, et pour montrer qu’on a bien pris soin du patrimoine mémoriel, on rehausse la chose sur un socle ou enjolive son pourtour. L’entretien de ces reliques au delà de leur fonction documentaire suscite un engouement morbide dont je ne saisis pas l’utilité. Le résultat est bien pire que la vue d’un tank rouillé croupissant dans une décharge ou celle d’un méchant blockhaus abandonné. Ce qui est réjouissant dans le blockhaus abandonné ce n’est pas le blockhaus, mais le fait qu’il est justement abandonné. Les signes de l’abandon, la laideur exposée, n’est-ce pas le mieux que nous ayons à dire de la guerre ?
C’est ce que semble avoir en partie compris l’artiste américain Sam Durant qui trouve un malin plaisir à rivaliser en laideur dans la conception de son projet de mémorial à la guerre d’Irak proposé pour l’exposition qui commence dans deux jours au ICA de Londres. Remarquons au passage, que cette anticipation sur un futur mémorial, manifeste la hâte de reléguer dans le passé une guerre qui n’est que trop présente et dont personne ne voit encore l’issue. C’est dire que le culte excessif de la mémoire peut aussi être envisagé comme une façon de fuir le présent.