A la galerie Yvon Lambert, il y a en ce moment deux expositions sur la politique anti-terroriste et la guerre d’Irak.
Louise Lawler, « No official estimate » :
Louise Lawler dont on pourrait dire que tout l’art consiste à faire voir les images insues qui sont entre les images exposées, présente une série répétitve de photos en clair obscur. Ce sont des photos très sombres où se détache sur le côté droit, un trapèze de lumière dans lequel on perçoit un dessin de grille géométrique assez dense mais au trait ténu. Il n’y a pas grand chose à voir, cependant les photos insistent et se répètent. On pense à la lumière projetée dans la pénombre d’une pièce depuis une fenêtre grillagée ou un soupirail. Connaissant le travail de Louise Lawler, on devine que la grille est un bout de dessin de Sol Lewitt. Mais pourquoi cette répétition ? On ne comprend pas de quoi il retourne. Et c’est au moment où l’on abandonne la partie et qu’à regret le regard se détache des photos en balayant une dernière fois la cimaise, que la chose devient visible : entre les photos, il y a des chiffres sybillins inscrits à même le mur avec une typo très fine. Il s’agit des différents chiffres avancés par les médias sur l’estimation des irakiens morts pendant la guerre. Le dossier de presse de l’exposition de Louise Lawler est rempli d’articles de journaux. Non pas des critiques élogieuses sur son travail comme cela se fait d’habitude, mais une collection d’article faisant état de la progression des morts en Irak et de la difficulté à établir une estimation fiable des morts. En rentrant le soir, j’apprenais que selon le Washingtonpost, les dernières estimations officielles données par le Pentagon s’élèvent à 1000 morts par semaine pour le dernier trimestre de l’année 2006, mais ces chiffres dit-on, seraient largement sous-estimés.
Des photos, donc, qui représentent une oeuvre d’art, et entre les photos, des chiffres qui se rapportent à la guerre, à ce qui est à priori exclu de l’art mais qui le hante quand-même, à tel point que l’image de cet intérieur sombre peut être mésinterprété et vu comme l’intérieur d’une cellule de prison.
Jenny Holzer, « Nothing Follows » :
Jenny Holzer représente les pièces administratives relatives au centre de détention de Guantanamo et aux opérations officieuses menées en Irak et en Afghanistan que le gouvernement américain avait déclassifiées. Il s’agit de formulaires, de lettres, d’empreintes digitales. Les documents sont plus ou moins caviardés ou effacés par la censure pour préserver l’anonymat des personnes citées. Jenny Holzer en fait des huiles sur toile agrandies, des pièces uniques, réalisées avec des procédés mécaniques qui les rendent très proches des sérigraphies de Warhol. Les fonds sont rose-orangé, vert de baryte, jaune de chrome, bleu cobalt ou blanc cassé. Les couleurs sont décoratives, moins pop que chez Warhol, et les formats restent relativement modestes. On peut voir quelques unes de ces toiles sur le site de la galerie Cheim & Read et une vue de l’exposition réalisée l’année dernière dans cette galerie sur le blog News Grist. S’interrogeant sur l’esthétisation de ces documents, John Haber écrit :
« Without question, her latest acts of protest look strangely elegant and go for wildly high prices. Yet even in painting she is adopting a technique that, with Warhol, once meant its death, and she gives his silkscreen a black mark, many times over. Her black streaks replicate the mark of censorship, but they stand as well for other absences—lives that have paid the cost of lies, torture, and war. With the blur of a Gerhard Richter or smear of an Andy Warhol silkscreen, any visual indicator appears, as Derrida might put it, under erasure. That suggests how, in the hand of an artist, the marks of a censor may paradoxically release meanings.
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As yet another irony, here the censors omit nothing of the horror but the names of detainees, reducing every single instance to a relentless, handwritten alphanumeric code. The anonymity compounds the brutal maltreatment, suggesting that both aspects of the machine of war crush a human identity. Up close, the weight of evidence is crushing, too, and so is its avoidance by the press and television. From a distance, the black marks and the worn surfaces characteristic of silkscreen becomes more haunting, as if stepping away these makes lives disappear yet again. »
Chez Yvon Lambert, les plus beaux tableaux sont ceux auxquels on est confronté avant de ressortir de la salle. Ce sont des tableaux dont les textes sont entièrement censurés : sur chacun se détache un rectangle noir lapidaire, de guingois sur fond blanc cassé, avec quelques bavures dans les marges qui trahissent le document maintes fois photocopié.
Le plaidoyer de John Haber est tellement poignant que je m’étonne de n’avoir pas été tout de suite frappée par sa vérité : la violence ostensible de l’occultation à laquelle il se montre sensible m’est plutôt apparue comme un jeu de caches plastiquement riche. Quoique défendable, son argumentation me semble relever d’une justification morale secondaire dont ne se réclame d’ailleurs pas Jenny Holzer. John Haber tient à voir une dramatisation de la disparition des personnes dans ces peintures. Sur le coup, je n’ai pas été particulièrement émue par le travail de Holzer. Je veux dire, pas moralement émue. A peine la nature des documents identifiée, j’ai cessé de lire en me disant que je connaissais déjà tout ça par la presse et que ce ne sont pas des fragments lus ici à la sauvette qui m’apprendront quelque chose de nouveau, surtout quand mon attention est retenue par les modulations du rose-orangé du fond d’un des tableaux, parce que celui-là, je crois, a été fait avec un mélange de couleurs et non avec un seul pigment. Un bon documentaire ou un article bien fait sont certainement plus utiles pour informer, éveiller l’indignation ou susciter l’empathie pour les victimes. J’ai donc continué à regarder en appréciant le parti esthétique que Jenny Holzer arrive à tirer de ces documents rébarbatifs. J’ai surtout pensé au plaisir de l’artiste qui compulse tout cela pour choisir les configurations les plus intéressantes, à la façon dont ses critères visuels se précisent à mesure qu’elle prolonge cet exercice, au différentiel qu’elle s’autorise dans la balance entre l’éloquence symbolique et formelle. Bien sûr, je n’étais pas insensible au fait qu’elle aille chercher la beauté dans de tels documents. N’aurait-elle pas trouvé matière à faire aussi bien avec n’importe quelle autre archive administrative ? Pourquoi est-il plus intéressant de fouiller l’ignominie et la douleur ? Est-ce du cynisme ?
Je pense que la question ne se pose pas dans ces termes.
Il y a un an, je m’étais mise à collectionner les images du camp de Guantanamo dans le même dossier que mes photos de capucines. Je collectionnais celles où l’on voit la tache orange d’un prisonnier derrière le grillage. Une photo d’un buteur néerlandais du mondial de foot vu à travers le filet du goal s’est aussi glissée dans la collection : il était habillé en orange. Donner une explication compassionnelle à cette collection serait hypocrite, il est évident que je collectionnais ces images pour le plaisir de la tache orange qui fleurit dans l’image. Pourtant, je ne collectionnais pas n’importe quelle image de n’importe quelle chose orange, tout comme Holzer ne se sert pas de n’importe quel document administratif. L’idée du confinement des prisonniers m’intéressait en ce qu’elle s’opposait aux propriétés optiques de la couleur qui jaillit hors du plan de l’image, sort du grillage de la prison ; elle mettait cette propriété en valeur, elle faisait voir le mouvement de la couleur qui se détache du plan, trouve une issue qui n’a rien à voir avec les histoires de guerre, de torture et de prison.
C’est ainsi que j’ai vu les peintures de Jenny Holzer : des images qui se rapportent à la guerre, mais s’en détachent. Certains pourraient voir là du cynisme, c’est plutôt de ce mouvement de détachement qu’il est question. On ne parle pas de cynisme à propos du détachement professionnel du chirurgien qui opère un corps sanguinolent. Pour être affirmée, la beauté doit aussi montrer le mouvement qui l’émancipe de la gangue des contingences morales ou sentimentales. C’est bien un tour de Jenny Holzer que de nous faire découvrir de tels truismes !
P.S. du 1/04/07 : des photos de l’exposition de Jenny Holzer sont visibles sur le blog espace holbein.