Chère Ghislaine,
Merci pour ce tableau textuelle. Au rêveur dont le trésor s’est envolé, il apporte une consolation tangible sans trahir la matière première du rêve qui est faite de mots en l’air enrobés de vagues sensations, plutôt que d’images.
Tu as raison, le texte est la bonne facture pour un tableau de rêve. En essayant de dépeindre "Le Bakou" j’ai réalisé qu’il est plein de zones irrésolues. Pour combler ces lacunes, il aurait fallu inventer les détails en s’écartant du rêve, ou bien brosser quelque chose de flou qui aurait trahi le caractère "très banal" du tableau et lui aurait fait perdre tout son sens. Il fallait donc faire usage de la parole [1] sans passer par la peinture.
Le travail de Rémy Zaugg sur La maison du pendu de Cézanne, montre que la dépiction du visible est une affaire interminable [2]. Il y a toujours du visible à découvrir dans les interstices du visible. Même si la nature elliptique d’un tableau de rêve semble se prêter plus facilement à un tel exercice, la difficulté n’est pas moindre, car les lambeaux d’implicite qui rôdent autour de ce substrat de visible se ramifient en tout sens et vont chercher leurs sources dans les recoins les plus imprévisibles.
Voilà qu’en suivant une de ces ramifications tu cadres hors champ, un autre tableau, moins banal. Je ne te croyais pas aussi espiègle. Et tu me demandes d’où nous arrive la grand-mère !
Penses tu que je ne me sois pas déjà assez "mouillée" en racontant ce rêve ? Faut-il encore que je me répande en précisions généalogiques qui n’intéressent personne ? Pour ce qui est visé ici, à savoir l’ordinaire d’une ville orientale, un lieu comme un autre, avec maisons, gens, arbres et rues, où il fait bon vivre et qui à ce titre mérite bien un tableau, même banal, on peut se contenter de l’"aïeule fraîchement trépassée" mentionnée dans le récit.
Bien sûr, on pourrait aussi partir à la recherche de la grand-mère, mais ce serait une autre aventure. Les grand-mères nous viennent de l’étage d’en haut, via le filtre des parents, et c’est toute une affaire que de les réinventer pour soi.
C’est ce qu’à tenté Jacob Gautel dont je recommande chaudement l’exposition qui court en ce moment au musée Zadkine [3]. Jacob est parti en Indonésie sur les traces de son arrière-arrière grand-mère, Maria Theodora. Il a rassemblé et exposé les menus objets de famille qui se rapportaient à elle, il a reconstitué la robe qu’elle porte sur la seule photo qui lui restait d’elle, il l’a fait porter à toutes ses amies et connaissances féminines en les photographiant exactement dans la même pose. C’est un portrait pluriel très étrange qui dit mieux que tout, la quête de l’inconnue, l’entêtement du regard qui scrute en vain une image. Ses vidéos valent aussi le détour, surtout "Absences" qui devient une oeuvre autonome se passant très bien de l’histoire de l’arrière arrière grand-mère.
[1] René Magritte, L’usage de la parole, Huile sur toile, 1927-29, dans le Catalogue des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
[2] Rémy Zaugg, Constitution d’un tableau (à partir de La maison du pendu de Cézanne), espace holbein blog
Rémy Zaugg, galerie cent8 (textes et biographie en téléchargement)
[3] Jakob Gautel Maria Theodora / Absences au musée Zadkine, du 16 novembre 2006 au 14 février 2007