Il y a des fois où le temps fait une boucle. Une porte se creuse dans la masse d’une durée devenue solide, qui a sédimenté... Et la lumière se fait à nouveau sur un instant passé joignant dans son éclat le regard présent avec celui que l’on portait sur le monde. A moins que ce ne soit l’inverse, toute chose du moment présent se projette dans le temps à venir, comme des vecteurs de courtes ou longues portées appartenant à la même existence. Alors le temps n’est plus écoulement irréversible mais se fait étendue, espace qu’il faut occuper, habiter. C’est une question d’artiste quand le trait du dessin cherche à remplir le plan d’une feuille. C’est une question de cinéaste lorsque l’espace ne se livre plus qu’au travers le cheminement d’une caméra et le fil d’un montage. Enfin c’est la question qui s’est posée à moi, lorsque les mots se sont soulevés des choses, lorsque je compris que mon nom n’était pas mon seul nom.
Considérer le temps pareillement à une étendue, c’est – me semble-t-il – une histoire propre au regard : le regard s’élance dans l’espace, le scrute, le parcourt, y cherche de possibles traversées, parfois une porte. Elle s’ouvre sur un devenir autre, sur un temps nouveau. Ce temps autant qu’il annonce le devenir polarise une origine. Peut-être est-ce cela la fascination ? Fascination du regard pour un absolu dans lequel se confondent les limites de l’autre et de moi et qui se présente semblable à une source jaillissante.
Cette source, c’est le visage d’une femme sur la jetée d’Orly pour cet homme dont Chris Marker raconte l’histoire (La jetée, Chris Marker, 1962).
C’est le son du titre « capitale de la douleur » pour Anna Karénine dans Alphaville. (Alphaville, Jean-Luc Godard, 1965).
C’est la couleur rouge du lac salé, dans l’Utah, évocatrice pour Robert Smithson du sang qui coule en lui. (Spiral Jetty, Robert Smithson, 1970)
Quand le visage de la femme appartenant au passé apparaît dans le présent du narrateur de La Jetée, quand le livre « capitale de la douleur » vient se substituer au livre des mots autorisés dans Alphaville, quand la coloration du lac obsède Smithson jusqu’à y reconnaître du sang, une porte s’ouvre derrière la dimension visible des choses et le temps, à nouveau flux, abonde vers un ailleurs.
Cette porte, je l’ai nommée charnière.
Elle trouve occurrence dans l’espace visible, dans la calcification de notre mémoire et elle augure la transgression de la schize , cette séparation entre le monde et soi, entre extériorité et intériorité. Mais si une mer intérieure danse en nous, retenue par le barrage de la schize, on ne sait pourtant jamais à quel endroit celui-ci va être levé.
La charnière dont il est question ici est certainement une de celles qu’il m’a été le plus difficile de franchir. Elle opère un saut dans un temps qui fut, jusqu’à celui qui sera, l’un et l’autre étant séparés par d’incommensurables événements et par l’aléatoire d’un trajet entre la France et la Corée. Elle prend la forme d’un lieu, le Trocadéro.
J’ai 10 ans. Je suis sur l’esplanade du Trocadéro avec ma mère et ma sœur. L’espace s’ouvre devant moi comme jamais : la Tour Eiffel que je découvre, impressionnante, et au loin – si vaste – Paris, plus tard, Paris, promesse d’enfant. L’appel est aspiration et à ce moment, un film commence.
Il commence avec un champ-contre-champ : un visage puis l’horizon. Il agit telle une charnière : le corps propulsé dans un paysage. Mais, dit Jean-Luc Godard dans histoire(s) du cinéma, « on peut tout faire – sauf sa propre histoire ».
J’ai 33 ans. Je vis à Paris et j’accompagne une amie journaliste à un vernissage au Centre Culturel Coréen. C’est juste au pied des jardins du Trocadéro. Une fois la porte franchie, je découvre avec stupeur des visages semblables au mien. Jamais je n’avais vu autant de visages si proches du miroir, ils formaient à présent un mur, une frontière que j’estimais infranchissable avec mon pays, avec le leur, la Corée.
C’est finalement par hasard - au cours d’un séminaire - que je rencontrais Kim Sou-Hyeon, commissaire d’exposition au Centre Culturel Coréen. Un an s’était écoulé. Quand elle apprit que je menais un travail artistique, elle me proposa de déposer un dossier de candidature pour exposer chez eux. Evidemment, il y avait la question de la nationalité. J’étais née à Séoul mais, adoptée par une famille française, j’avais la nationalité française. Mais Mme Kim avait décidé de tendre la main malgré tout.
Je fus sélectionnée et me mis au travail. Je pressentais qu’il y pouvait y avoir une porte, une charnière avec mon « je » coréen mais je ne savais pas quel était le rivage sur lequel aborder. Je restais donc à la lisière de la schize, retenue par une frontière sans nom.
Il y avait pourtant cette fascination pour les frontières difficiles contre lesquelles viennent se durcir les conflits géopolitiques. Mon amie Florence, dont le sujet de thèse portait sur les zones tribales du Pakistan, était intervenue dans un colloque de géographie sur la question de frontières à Tanger, porte de l’Afrique. Je l’avais suivie et j’avais entr’aperçu, entre l’enclave espagnole de Ceuta et le territoire marocain, entre l’Europe et le Maghreb, une brèche s’ouvrir en moi. J’étais, je suis dans cet autre des pays non-occidentaux, dans cet autre pour qui passer la frontière est une chance incroyable de pouvoir quitter leur ancienne condition de vie. Au sortir de la guerre de Corée, dans les années 50, le pays est plus pauvre que le Sénégal. Aujourd’hui, la Corée, divisée en Nord et Sud, est le fossile étrange de la Guerre Froide et de la domination impérialiste. Mais il m’était impossible, par manque de moyens, de me rendre sur la DMZ, la zone démilitarisée séparant la république populaire démocratique de Corée et la république de Corée.
Il y avait cette image qui m’obsédait, que j’avais trouvée dans un livre emprunté à la bibliothèque du Centre Culturel Coréen : une enceinte d’un jardin, Soswaewon, à un endroit ouverte, laissant s’écouler à sa base un courant d’eau. Un chant l’accompagne, écrit en 1755, par Kim Inhu, philosophe et poète néo-confucianiste :
« Le torrent qui passe en dessous du mur.
Pas à pas, en regardant l’eau,
Et en marchant, je récite un poème.
Ainsi mes pensées deviennent plus calmes.
L’on ne remonte jamais à la source.
Sans penser on regarde l’eau qui coule par les trous du mur. » [1]
La porte voisine était pour moi l’Irlande, ma sœur y habite depuis 13 ans. Puisque la frontière coréenne me demeurait inaccessible, je partis pour l’Irlande du Nord et pour ses peacelines, murs séparant les quartiers catholiques des protestants. J’y trouvais une porte similaire en sa forme à celle de Soswaewon : une haute barrière installée dans Alexandra Park à Belfast et instaurant ainsi un peu de sécurité dans un jardin où même les adolescents, dans les années 90, venaient se battre. Elle divisait le parc en deux, seul un courant d’eau la traversait.
L’exposition pour le Centre Culturel prenait tournure. Chaque diptyque de photographies, composé selon des jeux d’analogies formelles, allait reprendre d’un côté l’image d’une frontière, d’une peaceline, de l’autre celle d’une vague, d’un flux, d’un élément naturel. Ces montages, en adjoignant l’un à l’autre font tout autant rejaillir ce qui les oppose et sépare : leurs sens inconciliables, l’impossible érosion de l’une par l’autre. La rupture entre la forme et le sens que chaque diptyque instaure fait ainsi résonance avec l’appréhension d’un pays étranger – lorsque ce que l’on voit, sent, entend est encore détaché de toute connaissance. Telle était la figure - non pas forme mais manière d’occuper l’espace du temps -, qui s’installait dans ce travail : lien tout autant que disjonction entre les choses, convoquant un mouvement au-delà des limites intrinsèques à la différence par l’amorce d’une chaîne de signifiants, trouvant raison dans l’infini qu’elle évoque.
Pour l’accrochage, je désirais réaliser de grandes affiches qui seraient plaquées à même les murs du Centre Culturel.
Deux vidéos complétaient l’exposition. L’une d’elles, mur blanc/eau noire, fait défiler en fondu enchaîné des photographies noir et blanc de peacelines de Belfast.
Au fil de la progression temporelle, les images fixes se fondent l’une dans l’autre, les traits se superposent et laissent apparaître – dans l’entre-deux du fondu enchaîné – une dimension graphique qui ne correspond plus à aucun lieu. Parfois, née de l’altercation de deux photographies, une zone sombre est marquée. D’autres fois, la superposition momentanée de deux clichés accentue l’effet de platitude blanche des images. Défilant ainsi, les photographies présentent un clair-obscur variant sans cesse, creusant du volume dans leur feuilletage-même. Peu à peu, une vidéo du mur d’Alexandra Park apparaît, un mur sous lequel file de l’eau. Cette eau jaillit, en premier lieu comme contraste de l’image en mouvement avec les images fixes puis vient dissoudre ces dernières au profit d’un rythme. Le rythme est accélération : les murs noirs viennent s’alterner de plus en plus rapidement avec l’écume blanche de l’eau. Blanc/noir/blanc/noir, toute trace indicielle du réel disparaît au profit d’un seul flicker (alternance syncopée de photogrammes noirs et blancs). Le jeu contrasté du blanc et noir semble définitivement sorti de l’espace bidimensionnel de la représentation pour accrocher le regard, le porter dans une autre dimension, celle du mur de projection révélée par le jeu stroboscopique de la lumière. Les peacelines ont disparu au profit des frontières de l’espace réel.
Là, semblait la porte, la charnière.
Alors il me faut remonter de mur en mur, de visage en visage, jusqu’à pouvoir retrouver ce qui auparavant, portait le voile, soulever ce voile blanc de l’écran de projection. Il me fallait remonter le cours du temps, avant 33 ans, avant 10 ans, avant mon arrivée en France à l’âge de 7 mois. Là, le visage n’était toujours pas visage mais mur blanc taché de noir.
Alors je devais recommencer. Mon visage est frontière, il est la marque de l’Autre sur moi. Visage-frontière de la vidéo mur blanc / eau noire. Passer de l’autre côté.
Un artiste coréen me fit remarquer que la durée et l’accélération de la vidéo lui faisait penser au décollage d’un avion : 6 minutes. Lors du vernissage, le directeur du centre me remit officiellement un billet pour Séoul.
Et tandis que la spirale se replie sur elle et entame une autre boucle, que la porte du centre culturel coréen s’ouvre sur la porte de la Corée elle-même, le regard s’enfonce davantage, il plonge dans le paysage, se perd, dans l’espoir de trouver une autre porte, celle qui s’ouvrira vers un temps dont la mémoire ne garde que peu de trace, vers le lieu de mon origine.
[1] Revue De Corée et d’ailleurs, Arts et culture du lieu, Paris/Séoul, atelier des cahiers, 2007, p. 38.