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Ruines à l’envers 2.0

Retour à Kent State le 3 mai 2003
Publié le dimanche 3 août 2008 à 10:25:46 par Karen O’Rourke

« La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute. »
(Montaigne, Essais III, 13)
« Garde ta mauvaise mémoire. Elle a sa raison d’être, sans doute »
(Henri Michaux, Poteaux d’angle, 10)
espace

« Mais que faisais-tu ce jour-là ?

— Va savoir !

— Tu étais pourtant là, sur place.

— J’ai oublié.

— Ce n’est pas possible ! Comment peut-on oublier ça ?

— Je suis partie.

— Tu ne peux pas dire que tu ne te souviens pas !

— C’est pourtant vrai.

— Bon sang, quelle gourde ! Tu étais à une centaine de mètres, même pas. Tu as dû les entendre au moins ! Ne me dis pas que tu n’as rien remarqué !

— C’est loin maintenant.

— Les autres, quand ils en parlent, ils le revivent. Ils sont de nouveau sur le campus sous le soleil de midi. Les chars, les fusils, les hélicoptères les ont marqués. Et ils ont vécu trente ans avec leurs souvenirs. Tandis que toi...

— J’ai déguerpi. »

1.

Le ville de Kent faisait de son mieux pour démentir son surnom, the Tree City. Des arbres, au centre ville, on en voit très peu. L’artère principale, la route 59 qui court d’est en ouest, proposait son lot de « ruines à l’envers », car « les édifices ne tombent pas en ruine après avoir été construits mais s’élèvent en ruine avant même de l’être », Aujourd’hui ils ne sont plus que « des traces-mémoires d’un ensemble d’avenirs abandonnés » [1].

Entre le carrefour de la route 43 au centre-ville et le centre commercial Sto-Kent, je traversais en souvenir une vaste agglomération informe, vulgaire et tentaculaire, longeant pendant plusieurs kilomètres la Kent Car Strip, dont les concessionnaires se nomment Klaben Ford, Inc., Mazda of Kent, Klaben Chrysler Jeep, Montrose Chevrolet, Klaben Dodge, Garrett Cadillac, Kent Lincoln-Mercury, Don Joseph Toyota. Leurs vastes alignements d’automobiles d’occasion s’interrompaient ça et là pour faire place à des garages (Klaben Ford Service), des boutiques de pièces détachées (la Krupp Rubber Machinery), un coiffeur, un WalMart, et puis, dans la foulée, une succursale de la National City Bank, la laverie automatique de West Kent, le pressing Royal, Stoddard’s Frozen Custard. Je me souvenais aussi de terrains vagues où fleurissaient des cannettes de bière et des papiers gras, mais je ne les ai pas retrouvés. A la place poussaient ormes et platanes, pavillons, pelouses.

A la périphérie se trouvaient plusieurs centres commerciaux dotés de vastes parkings où les étudiants des alentours pouvaient garer leurs voitures pendant qu’ils assistaient aux cours. C’est ce que je faisais. Un système de bus nous permettait de nous rendre sur le campus, qui en 1970 s’étendait sur plus de deux kilomètres carrés (aujourd’hui quatre). Il fallait une autorisation pour utiliser des parkings du campus, nombreux mais toujours bondés aux heures des cours.

Au début des années soixante-dix le conseil de la ville avait décidé la construction d’une autoroute qui permettrait aux automobilistes de contourner le centre-ville et ses passages à niveau bloqués à longueur de journée par d’interminables trains de marchandises. Sur le chemin de la future autoroute se dressaient encore de nombreuses maisons condamnées que j’aimais explorer. Je prenais des photos, ou ramassais des objets, comme ces grands parallélépipèdes en fibre de verre, que je récupérais pour mes sculptures.

2.

« Dix policiers en tenue d’émeute ont pourchassé des étudiants qui se rendaient à pied à la cérémonie de commémoration du quatre mai, pour écouter Jello Biafra, le militant pacifiste [2]. »

En revenant de la bibliothèque samedi soir, j’avais croisé des jeunes qui se dirigeaient vers le centre Kiva. Cheveux mi-longs ou tondus, frimousses blanches ou noires, ils arboraient tous des tee-shirts amples, des pantalons flottants, immenses. Chaussés de baskets éclatants de blancheur, ils glissaient sur le pavement comme des coques sur la mer. Allaient-ils écouter l’ancien chanteur des Dead Kennedys dont le nom est déjà tout un programme ?

Petite ville située dans l’Ohio du nord-est, Kent se trouve sur la voie ferrée qui relie Cleveland (60 kilomètres au nord-ouest) et Akron (19 kilomètres à l’ouest) aux centres sidérurgiques de Youngstown et de Pittsburgh à l’est. Ces villes lui envoient la majorité de ses étudiants, en particulier Akron, « Capitale Mondiale du Pneumatique depuis 1910 », le siège de Firestone, General Tire et Goodyear, et Cleveland, connue autant pour ses usines de construction automobile et aéronautique, ses industries pétrochimiques, ses firmes de machines-outils et de matériel électronique que pour ses décharges industrielles volatiles qui ont provoqué, en 1969, l’incendie de la rivière Cuyahoga sur plusieurs kilomètres.

Kent State University était à l’origine une école normale bâtie par l’État de l’Ohio sur une vingtaine de hectares de terre donnés par la famille Kent. Devenue college sanctionnant quatre années d’études supérieures en 1929, elle a acquis quelques années plus tard le statut d’université. Kent et sa faculté ont grandi ensemble ; aujourd’hui les deux populations sont presqu’à égalité. En 1970 la ville comptait 28.000 habitants pour 21.000 étudiants, dont bon nombre étaient les premiers de leur famille à faire des études. L’université représentait pour eux une ouverture sur le monde. Certains ne sont jamais revenus.

3.

Le 22 janvier 1970, Robert Smithson a « enterré partiellement » une remise à bois à l’aide de vingt bennes de terre déversées sur elle jusqu’à ce que la poutre centrale se fissure.

Invité à l’université par les organisateurs du « Festival des arts créatifs », il avait présenté ses diapositives devant un public composé surtout d’étudiants de la Faculté des Arts. Autodidacte déjà célèbre dans les milieux d’avant-garde pour ses prises de position tranchées, exposé en Europe déjà (« Quand les attitudes deviennent formes »), publié dans Artforum et Arts, il venait de réaliser ses tout premières earthworks dans des friches industrielles. A Kent, sur le campus si possible, il avait le projet de verser de la boue, il la ferait couler sur une pente comme il l’avait déjà fait avec de l’asphalte quelques mois plus tôt à Rome.

Or en ce mois de janvier, il faisait un froid de canard et la terre était complètement gelée. Impossible de faire couler quoi que ce soit. Grippé, l’artiste se réfugia chez le professeur Brinsley Tyrrell. Il n’avait plus qu’à rentrer à New York. Mais les étudiants réunis autour de lui n’avaient pas l’intention de le voir partir si tôt. Que pouvait-il faire d’autre ? Après réflexion, il leur dit qu’il avait toujours voulu enterrer un bâtiment [3].

Dans une ancienne ferme que l’université venait d’acheter, un étudiant a repéré un hangar abandonné, rempli de terre, de gravier et de bois de chauffage. Après avoir obtenu les autorisations, il a fallu enlever presque tout le bois qui y était entreposé. Pendant que l’artiste faisait des croquis, professeur et étudiants ont passé la journée entière à emporter les bûches. Puis 20 bennes de terre ont été transportées d’un autre chantier du campus pour être déversées sur l’appentis. [4] Emmitouflé jusqu’aux oreilles, l’artiste dirigeait les opérations, carnet de croquis à la main. Selon un témoin, « la terre était appliquée pelletée par pelletée comme si on appliquait de la peinture à l’aide d’un pinceau. » [5] Quand le travail fut achevé, l’artiste a pris des photos avec un Instamatic. Voici un exemple particulièrement réussi du processus qu’il appelait « désarchitecture », « l’entropie rendue visible ». Le journal local titra « It’s a Mud Mud Mud World » (C’est un monde boue, boue, boue) [6].

4.

Le 4 mai 1970, Kent State a fait la une du New York Times.

En ville on craignait l’arrivée d’un soudain afflux d’étrangers. Le commissariat recevait des appels de particuliers signalant des « individus d’aspect douteux » à bord de fourgons peints de couleurs psychédéliques [7]. Leurs véhicules portaient des plaques minéralogiques de pays lointains : Illinois, New York, Pennsylvanie... En ville la « Maison Hantée » était devenue le quartier général pour l’antenne locale de la SDS (Students for a Democratic Society), interdite sur le campus. D’aucuns ont cru voir, de passage, Mark Rudd, Bernardine Dohrn, Abbie Hoffman [8].

Alors que les journaux suivaient de près le procès à Los Angeles de la « famille Manson », de jeunes hippies qui avaient assassiné de sang froid huit personnes dont la comédienne Sharon Tate, la police écoutait les rapports de ses informateurs sur le campus. Quels étaient, au juste, les projets des gauchistes ? Faire exploser le moulin (ce qui aurait pour effet de raser le centre-ville et ferait sans doute de nombreuses victimes) ? Verser du LSD dans l’eau de robinet ? Poser des bombes dans les magasins [9] ? Mettre à feu et à sang cette petite ville universitaire ? On évoquait la venue des Weathermen, un groupuscule d’extrême gauche qui, depuis les quatre « Jours de Rage » à Chicago en automne 1969, s’était attiré l’attention des média : batailles de rue, voitures retournées, vitrines brisées. Entre janvier 1969 et avril 1970 plusieurs centaines d’attentats furent perpétrés à travers les Etats-Unis. On avait tendance à voir partout l’œuvre du futur « Weather Underground ». En mars 1970 une bombe avait réduit à un amas de décombres un hôtel particulier de la onzième rue de Manhattan en plein Greenwich Village. Trois membres du groupe ont péri dans l’explosion d’un engin de fabrication artisanale destiné aux soldats de la base militaire de Fort Dix.

A Kent en ce printemps 1970, les rumeurs couraient bon train. Ils disposaient sûrement de caches d’armes en ville. Les commerçants recevaient des appels anonymes. Quelques Hell’s Angels avaient été repérés sur leurs rutilantes motos. Un comptable a acheté du contreplaqué qu’il a cloué aux fenêtres de son bureau sur la rue principale, en prévision. Que faire d’autre pour protéger les fichiers des clients [10] ? Craignant la présence de casseurs, d’autres propriétaires ont décoré leurs vitrines d’affiches pacifistes.

Pour payer ses études, Michael Erwin faisait partie de l’équipe de nuit dans une usine de Hudson à quelques kilomètres, Little Tikes, une fabrique d’extrusion de plastique où on produit des cerceaux (les hula-hoops), des balançoires, des voitures d’enfant. Il raconte qu’une fois il était venu travailler après avoir participé à une manifestation sur le campus. Il arborait un badge Ramenez les boys. Deux ouvriers sont venus lui dire que c’était dans son intérêt de le retirer. Quand il a demandé pourquoi, l’un d’eux a répliqué : « eh ben, Joe là-bas, il a un fils au Vietnam. »

— Mais je veux que le fils de Joe rentre sain et sauf. Je n’ai rien contre lui. »

— Ben, t’a pas compris. Ça se négocie pas, tu devrais enlever ce machin. »

Comme il était seul contre eux tous, il a obtempéré. Les jours suivants il le portait sous son blouson [11].

« Des individus prêchaient l’arrivée de la révolution, certains d’entre eux avaient des tendances communistes, des sympathies communistes. Ils étaient contre l’Etablissement, ils étaient contre tout, contre l’application de la loi, contre le secteur privé, l’esprit d’entreprise, tout quoi. La seule chose qui ne les rebutait pas c’était la violence. Et ils ont réussi à influencer bon nombre de jeunes sur le campus. [12] »

En Angleterre, Richard Hamilton a dû apprendre la nouvelle à la BBC. Ils ont diffusé l’image d’une jeune fille agenouillée, bouche bée, le regard effaré, à côté d’un jeune homme couché sur le ventre, les bras le long du torse. Leurs corps étaient reliés par un filet sombre qui courait sur le ciment jusqu’à la bordure du parking [13].

« La vie humaine n’avait aucune valeur pour eux. [14] »

Brinsley Tyrrell se souvient que pendant six semaines, le service du courrier avait été interrompu : il n’y avait plus rien dans sa boîte à lettres, pas même les factures. A quelques rues du campus, certains, armés de fusils, guettaient de leurs fenêtres les rares piétons [15].

C’étaient les premiers beaux jours. L’hiver avait été rude, la neige à peine fondue. On était en mai déjà, le printemps s’était fait attendre. Il faisait chaud tout à coup. Des gilets étaient noués autour des tailles. Quel plaisir enfin de pouvoir ranger doudounes et bottes fourrées, bonnets, écharpes, gants ! Vendredi premier mai à midi, environ 500 personnes ont assisté à un rassemblement sur la pelouse centrale, le Commons, pour dénoncer l’escalade de la guerre : la veille l’armée américaine était entrée au Cambodge. On a enterré un exemplaire de la Constitution des Etats-Unis : Nixon l’avait assassinée. Peu après un groupe d’étudiants noirs tenait une réunion de réflexion qui portait sur les récents conflits à l’université d’Ohio State. Ils n’avaient pas l’intention d’être mêlés à ce qui allait arriver. Alors, ils savaient ? Comment pouvaient-ils oublier Cleveland, Detroit et Newark avec leurs centre-villes transformés en zones de combat ?

Le soir tout le monde sortait : les garçons en quête de filles, les filles en quête de garçons, les copains par groupes de trois ou quatre. Dans les bars on commentait les actualités... ou le championnat de basket qui opposait les Knicks de New York aux Lakers de Los Angeles. On allait au cinéma en ville voir Midnight Cowboy, Zabriskie Point ou Alice’s Restaurant, on se rendait au ciné-club de la Faculté pour voir des films expérimentaux primés au dernier Festival d’Ann Arbor [16]. On riait fort, il faisait bon vivre là en ce début de printemps, Partout il y avait de l’énergie, de l’exubérance à revendre.

Mais quelques rires ont dégénéré en rixes, en vitrines cassées, en menaces proférées, en voitures secouées (piégé par un embouteillage sur l’artère principale, le vieux couple dedans, terrorisé, s’empressait de remonter les vitres et de verrouiller les portes) [17]. La police est intervenue.

Et on a ordonné la fermeture des bars. Déclaré l’état d’urgence. Décrété le couvre-feu.

La Garde nationale était appelée à affronter, disait le gouverneur Rhodes, candidat Républicain au Sénat, « le rebut de l’Amérique », « vicieux, organisé et dangereux ». Dans une conférence de presse dimanche 3 mai, il a déclaré à leur intention : « votre travail est de protéger les citoyens de Kent et du comté de Portage ; personne ne sera en sécurité si nous échouons, et rappelez-vous, votre commandant l’a dit, nous pouvons les arrêter en faisant feu si nécessaire [18]. »

Treize secondes. Plus de soixante coups de fusil. Mais qui a donné l’ordre de tirer ? A deux cents mètres, de l’autre côté de Blanket Hill, gisaient treize étudiants, quatre morts, neuf blessés dont un sera paralysé à vie.

Hell, no ! We won’t go !

Par la radio lundi on apprenait pêle-mêle qu’une foule déchaînée avait brûlé, samedi soir, le bâtiment en préfabriqué du ROTC (Corps d’entraînement des officiers de la réserve), qu’un policier avait été tué, qu’un tireur d’élite embusqué avait ouvert le feu sur les soldats de la Garde Nationale, qu’une colonne d’étudiants empruntait en ce moment même des tunnels souterrains pour regagner le campus interdit (fermé par ordre du juge) : elle passait par les égouts pour mettre le feu à l’hypermarché Clarkins. La police cherchait à savoir jusqu’où elle était parvenue [19].

One Two Three Four !
We don’t want your fucking war !

Je les vois en file indienne, ces garçons et ces filles avec leurs torches, têtes courbées, tee-shirts trempés de sueur, cheveux plaqués sur le cou et le front, pattes d’éléphant rentrées dans des bottes en caoutchouc. Jeans brodés, rapiécés. Des chemises indiennes peut-être. Ils auraient avancé précautionneusement dans le noir, rencontrant de temps en temps un rat errant (il y a toujours des rats dans les égouts). Mais comment les policiers le savaient-ils ? L’un des étudiants aurait-il fait tomber un badge ? Une tache ronde et blanche brillait-elle dans la fange ? « Ramenez les boys ». Mais ces tunnels souterrains où se trouvaient-ils au juste ?

« Et il y avait déjà dimanche du gaz lacrymogène que nous pouvions sentir. Alors nous avons erré sur le campus. Nous avions l’impression qu’ils étaient en faction partout. Nous n’avions pas le droit de nous rassembler, pas plus de trois ou quatre personnes ensemble. Nous errions par groupes de quatre, quatre copains, non loin d’un autre groupe de quatre copains. Alors certains ont essayé de sympathiser avec les Gardes nationales près du bâtiment de l’administration. Et il y avait des soldats sympas.

« Nous avions déjà appris à apporter un mouchoir que nous humections de temps à autre, ainsi nous pouvions le mettre sur le visage et ce n’était pas si douloureux [20]. »

« Ce dont je me souviens c’est le bruit d’hélices au dessus de nos têtes et je me souviens des faisceaux des spots des hélicoptères qui dardaient leurs rayons sur un groupe d’étudiants [21]. »

« A ce moment-là, nous savions tous que nous étions en grand danger ; nous courions le plus vite possible vers les portes de la cantine quelques centaines de mètres plus loin. Nous avons tenté vainement d’y entrer ; pour une raison inconnue, le directeur les avait fait fermer à clef. Nous allions d’une porte à l’autre, en criant « ouvrez-nous », mais sans succès. Tout ce dont je me souviens c’est le chaos total, et la peur au ventre lorsque nous suppliions les gens à l’intérieur de nous laisser entrer avant que les Gardes ne nous défoncent le crâne [22]. »

« Cette nuit là personne n’a pu dormir. Les draps, les chambres d’étudiants puaient le gaz lacrymogène [23]. »

Après-coup on a tenté de reconstituer les faits. Aucun policier n’avait été tué, aucune trace ne subsistait d’un tireur d’élite. Le bâtiment militaire a bel et bien été incendié, mais on n’a jamais su par qui. Après de nombreux essais infructueux, la foule rassemblée là samedi soir a enfin réussi à allumer un feu qui s’est éteint aussitôt.

L’hiver avait été long et rigoureux, enfin il faisait beau, les soldats étaient exténués, on leur lançait des cailloux ; ils ont tourné comme un seul homme, ils ont tiré sur la foule, quatre étudiants sont morts, je l’ai su par la télévision.

Le 4 mai le Président Nixon, lui aussi, était devant son écran, le temps d’un match de baseball. Il avait qualifié de « fainéants » les étudiants qui s’opposaient à sa politique en Asie du sud-est. Peu après, son porte-parole a déclaré aux journalistes : « Cela devrait nous rappeler encore une fois que lorsque la dissension se transforme en violence, elle invite la tragédie [24]. »

5.

La Force Tactique du 4 mai. Leur site Web M4TF donnait le programme des événements de ce 4 mai 2003. Samedi soir 18H : réunion au Kiva, dans l’amphithéâtre. 23H30 : veillée à la chandelle. Entre minuit et midi le lendemain des volontaires se tiendraient pendant une demi-heure à tour de rôle aux emplacements des quatre victimes dans le parking de Prentice Hall. A midi commencerait la cérémonie de commémoration.

Je ne me souviens plus très bien de ce que je faisais ce jour-là, le 4 mai 1970. C’était ma première année de faculté, il faisait beau, tout le monde l’a dit, mais cela, je me le rappelle, les blindés sur le campus aussi, et les soldats de la Garde nationale, jeunes, mal à l’aise, en faction devant l’entrée des bâtiments universitaires. Ils n’avaient pas l’air de savoir pourquoi ils étaient là. Nous non plus.

Lundi 4 mai, journée ensoleillée et chaude, les étudiants ont commencé à se rassembler sur le Commons alors que les cours de 9h55 s’achevaient, un peu avant onze heures. Certains professeurs qui faisaient cours normalement de 11h à 11h50 ont relâché les étudiants avant la fin de l’heure en raison de la confusion qui régnait sur le campus. D’autres cours allaient commencer à 12 h05. Les étudiants avaient un quart d’heure pour se rendre au cours suivant, parfois à l’autre bout du campus. Beaucoup d’entre eux traversaient la pelouse du Commons. Ce n’était pas tout à fait mon cas. J’allais en direction de la bibliothèque, qui à l’époque se trouvait à l’entrée du campus du côté de la ville. En sortant de mon cours je me suis arrêtée à la manifestation. Nous étions tous au courant, il fallait marquer notre refus. J’avais déjà été à Washington quelques mois plus tôt pour la grande marche du 15 novembre. Après huit ou neuf heures de route avec nos pancartes, nous attendions, nous avons passé notre temps à Washington à attendre. L’ambiance était festive, nous étions plusieurs centaines de milliers, sur le podium se succédaient le sénateur Eugene McCarthy, Leonard Bernstein, les chanteurs Peter, Paul et Mary. Et surtout, je me rappelle les odeurs de diesel qui ont failli me faire tourner de l’œil alors que je cherchais dans l’immense parking près du Tidal Basin, parmi les cars venus de toute l’Amérique, celui que j’avais pris le matin de très bonne heure, un vieux Greyhound affrété par une association d’étudiants, car nous devions rentrer à Kent le soir même.

One Two Three Four !
Tricky Dick, end the war !

Depuis le pourtour du Commons j’ai dû entendre une rafale de bruits secs, des craquements, des crépitements, que sais-je ? Quelle idée de tirer des pétards dans une situation pareille !

Plus on s’approche moins on voit.

Ils ont suspendu le service des bus sur le campus. Je ne sais pas comment j’ai réussi à quitter la ville.

6.

Après en avoir été informé, le Président Nixon « m’a harcelé toute la journée pour en savoir plus. » écrivait H. R. Haldeman dans son journal, « Dans l’espoir que les émeutiers avaient provoqué les tirs… Il y a une occasion à saisir dans cette crise comme dans toutes les autres – mais il est très difficile de l’identifier et de savoir comment la régler. Il faut surtout garder le calme en espérant que cela découragera d’autres manifestations [25]. »

7.

Partially Buried Woodshed a été pour Smithson l’une de ses premières œuvres à grande échelle réalisées dans le paysage. Le 22 janvier il rédigea un acte de propriété, qui attribua à la structure un titre et une valeur monétaire (c’est Dwan, la galerie new-yorkaise de l’artiste, qui fixa le prix). Il en fit don à l’université. « Il nous a fallu demander un prix pour justifier la conservation de l’œuvre par l’université », disait Brinsley Tyrrell. « Sinon elle risquait de la passer au bulldozer [26]. »

Ainsi commença le lent déclin de la remise, qui perdait peu à peu ses bûches, son toit, ses parois, à mesure que l’œuvre gagnait en notoriété [27]. Estimée à dix mille dollars au moment de son achèvement, elle valait deux cent cinquante mille à sa disparition. Aujourd’hui l’objet lui-même n’existe plus, tandis que l’œuvre, elle, est entrée dans la légende. Sa bibliographie compte des centaines de titres.

« Imaginez le bac à sable divisé en deux, avec du sable noir d’un côté et du sable blanc de l’autre. Prenons un enfant et faisons-le courir des centaines de fois dans le sens des aiguilles d’une montre à l’intérieur du bac jusqu’à ce que le sable se mélange et commence à devenir gris : ensuite, faisons-le courir dans le sens inverse, le résultat ne sera cependant pas une restauration de la division d’origine mais un degré de gris plus intense et un accroissement de l’entropie.

« Bien sûr si l’on filmait une telle expérience on pourrait apporter la preuve de la réversibilité de l’éternité en montrant le film en sens inverse, mais alors tôt ou tard le film lui-même s’effriterait ou se perdrait... [28]. »

En avril l’artiste était dans l’Utah près d’Ogden pour construire la Spiral Jetty à Rozel Point au bord du Grand Lac Salé. Quelque temps après la fermeture de l’université de Kent State en mai, sur le linteau de la remise est apparue une inscription peinte en lettres blanches : May 4 Kent 70.

8.

« Le monde entier nous observait. La « Pietà de Kent State » s’étalait sur la une des journaux. On avait tiré sur des étudiants. Des étudiants ! Qui aurait pensé qu’ils puissent utiliser des munitions réelles contre des civils sans armes ? Mais qui a tiré ? Après les faits on a oublié de vérifier les armes. Qui a donné l’ordre ? Un ordre a-t-il été donné [29] ? Il fallait un coupable. Pas les gardes (ils n’ont pas tous tiré [30]), ni leur commandant (il n’a pas donné d’ordre [31]), ni le maire, ni le président de l’université (absent au moment des faits), ni le gouverneur de l’Ohio [32]. Mais si les étudiants n’avaient pas manifesté contre la guerre, tout cela ne serait jamais arrivé. Une manifestation interdite, par-dessus le marché !

—Ils ont bon dos, les étudiants ! Et Erwin... ?

—Comme les autres (ils étaient 25). Mis en examen pour avoir participé à une émeute. C’est un délit. Il risquait un an de prison.

—Comment se fait-il qu’ils l’ont arrêté, lui ?

— C’est lui qui l’a provoqué, à son insu. Il croyait d’abord que les gardes avaient tiré des cartouches à blanc. C’est seulement quand la poussière a volé juste devant lui qu’il a compris. De retour chez lui le soir, il était choqué par les reportages. Cette histoire de tireur embusqué ne tient pas debout ! Les gardes étaient menacés par des cailloux, oui, des cartouches de gaz lacrymogène vides, oui, mais une foule dangereuse, des gens armés, ça non ! Au moment des tirs la plupart des manifestants leur tournaient le dos !

« Avec la candeur des gens sans histoires, sa mère a suggéré qu’il écrive aux autorités pour témoigner. Des lettres : au Gouverneur de l’Ohio, au Président des Etats-Unis, à son député. Le voilà devenu en un rien de temps un « aimant à flics » : gendarmes, policiers en civil, agents du FBI, ils venaient tous l’interroger. Pourquoi vous fatiguer à débusquer les coupables quand il y a des poires qui vous font signe de venir [33] ? »

9.

« Mise à jour concernant les personnes arrêtées lors de la manifestation pacifiste du 4 mai 2003, qui a suivi la commémoration organisée par la Force Tactique du 4 mai. La plainte a été retirée contre Jason Lynn, 25 ans, diplômé de la Faculté de Malone à Canton du Nord. Auparavant le procureur avait rendu une ordonnance de non-lieu contre Michael Pacifico, résident de Kent, le 21 mai et contre Don Bryant le 21 juillet. Le 17 juin un jury a acquitté Art McCoy, résident de Cleveland. » [34].


Remerciements

Je tiens à remercier Brinsley et Lillian Tyrrell, Sandra Perlman Halem, Cara Gilgenbach et Dorothy Shinn. Je dédie ce texte à la mémoire de Lillian Tyrrell (1942-2007).

[1« Une visite aux monuments de Passaic », Robert Smithson : le paysage entropique, 1960-1973, p. 182

[21.Leana Donofrio, « Protestors face day of new challenges », Daily Kent Stater, 5/5/03

[3Brinsley Tyrrell raconte volontiers l’anecdote, presque toujours dans les mêmes termes. Sur l’élaboration de cette oeuvre, voir le texte de Dorothy Shinn, qui a fait en 1984 des interviews avec Tyrrell et un autre témoin, Alex Gildzen, Robert Smithson’s Partially Buried Woodshed, catalogue de l’exposition, Kent State University School of Art, 1990.

[4Brinsley Tyrrell, cité par Dorothy Shinn, op.cit.

[5Bob Swick, cité par William Bierman, « Spare the Woodshed ! Burn the Woodshed ! », Akron Beacon-Journal, July 20, 1975.

[6Allusion à un film populaire de 1963, « It’s a Mad Mad Mad World » (C’est un monde fou, fou, fou). C’est Smithson qui fait allusion à cet article dans « Entropy Made Visible », Interview avec Alison Sky, On Site N°4, 1973, réédité dans Jack Flam, éd., Robert Smithson, the Collected Writings, University of California Press, 1996, p. 307.

[7Anonymous 2, Interview : Sandra Perlman Halem. Transcription : Patrick Childs et Maggie Castellani, le 13 septembre 2000. May 4, 1970 Oral History Project (OH) sous la direction de Sandra Perlman Halem et Nancy Birk : http://speccoll.library.kent.edu/4may70/oralhistory/.

[8Abbie Hoffman a fondé le mouvement contestataire yippie. Dans une action célèbre en 1967, il a mené un groupe à la bourse de New York jeter des poignées de dollars sur les agents de change, qui produisirent l’événement en se bousculant pour les ramasser. Mark Rudd était président de la SDS, Bernardine Dohrn appartenait à la SDS puis aux Weathermen. On se souvenait de ses propos sanguinaires après l’arrestation de Manson : « Dig it ! Manson killed those pigs, then they ate dinner in the same room with them, then they shoved a fork into a victim’s stomach. » Jim Vaccarella, OH, se rappelle d’une rencontre avec Hoffman et Jerry Rubin l’année précédente. Interview : Sandra Perlman Halem, le 3 avril 2000. Transcription : Maggie Castellani

[9Anonymous 2, OH, op.cit.

[10Anonymous 2, OH, op.cit.

[11Michael Erwin, OH, Interview : Sandra Perlman Halem, le 4 avril 2000 Transcription : Dorothy Potts, le 12 avril 2000.

[12Anonymous 2, OH, op.cit.

[13Richard Hamilton a fait un ensemble de sérigraphies à partir de ce motif. Je les ai vues à Londres en 1973. Plus tard je les ai « deplacées » (en souvenir) dans la galerie de Kent State University où à l’automne 1970 on avait organisé une exposition en hommage aux étudiants tués.

[14Anonymous 2, OH, op.cit.

[15Brinsley Tyrrell, OH. Interview : Sandra Perlman Halem, le 3 mai 1990. Transcription : Kathleen S. Medicus.

[16James J. Best, « The Tragic Weekend of May 1 to 4, 1970 », in T. R. Hensley et J. M. Lewis, eds. Kent State and May 4th : A Social Science Perspective, Dubuque, Iowa, Kendall/Hunt Publishing Company, 1978/2000, p. 9

[17Carol Mirman, OH, Interview : Sandra Perlman Halem, 1er avril, 2000 Transcription : Dorothy Potts et Kate Medicus

[18Peter Davies, The Truth About Kent State, New York, Farrar, Strauss & Giroux, 1973, p. 22. Nixon lui-même avait qualifié de « fanéants » ( »bums ») les étudiants qui s’opposaient à sa politique en Asie du sud-est. « Nixon Puts ‘Bums’ Label on Some College Radicals », New York Times, le 2 mai 1970.

[19Brinsley Tyrrell, OH. op.cit.

[20Anonymous 1, OH, Interview : Sandra Perlman Halem, Le 3 avril, 2000. Transcription : Maggie Castellani

[21Jim Sprance, OH Interview : Henry Halem, Le 4 mai, 2000 Transcription : BethAnne Shaup, April 16, 2001

[22Donald C. Miller, « Personal History » (OH), envoyé par e-mail , le 24 avril 2003.

[23Julio Fanjul, OH Interview : Sandra Perlman Halem, May 3, 2000 Transcription : Maggie Castellani, September 13, 2000

[24Extrait de la déclaration lue par le porte-parole de la Maison Blanche. « This should remind us all once again that when dissent turns to violence it invites tragedy. » Version édulcorée de la déclaration. Nixon avait dicté : « every Am feels deepest sympathy for families of those who died in these incidents/ This should give added impetus to the efforts of resp. ldrs in coll and U fac & stud. To stand firmly for princip & right of peaceful dissent & just as firmly against the resort to violence. Violence can only result in tragedy. »
National Archives/NPM, Box 41 ; Folder : April – May 1970 ; Haldeman’s notes, May 4, 1970, “[End] 1640”.

[25« He…kept after me all day for more facts. Hoping rioters had provoked the shooting… There’s an opportunity in this crisis as in all others – but it’s very hard to identify & know how to handle it. Main need right now is to maintain calm & hope this serves to dampen other demonstrations rather than firing them up. » National Archives/Nixon Presidential Materials Project (NPM) ; White House Special Files ; Staff Member and Office Files ; H.R. Haldeman’s longhand journals ; Vol. V, April 17 – July 22, 1980 ; May 4, 1970, p. 35 cité par Charles A. Thomas, MISSION BETRAYED : Richard Nixon and the Scranton Commission Inquiry into Kent State, publication électronique.

[26cité par Dorothy Shinn, op.cit.

[27Dorothy Shinn, op.cit.

[28R. Smithson,« Une visite aux monuments de Passaic », op cit, p. 182

[29En 2007 Alan Canfora, l’un des blessés en 1970, a retrouvé dans les archives de la bibliothèque de l’Université Yale un enregistrement pris par un étudiant, Terry Strubbe, qui fait état d’un tel ordre verbal “RIGHT HERE, GET SET, POINT, FIRE !” voir http://www.may4.org/?q=node/42.

[30En novembre 1974, les huit soldats qui avaient tiré ont été acquittés.

[31Voir ci-dessus.

[32Sur les procès intentés entre 1970 et 1979, voir http://www.may41970.com/trials.htm.

[33Inspiré du récit de Michael Erwin, OH.

[34Information rapporté sur Mike and Kendra’s May 4, 1970 website http://www.may41970.com/May%204,%20....


 
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