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Les pénétrants de Gregor Schneider

Retour sur les expositions « Totes Haus ur » (Venise, pavillon de l’Allemagne 2001) et « Süßer duft » (Paris, Maison rouge, 2008)
Publié le samedi 12 juillet 2008 à 23:46:01 par Isabelle Vodjdani

« Ce qui me préoccupe, c’est la transformation de la sensation de l’espace, non pas de manière théorique - pour qu’on ne nous lance pas toujours la théorie à la figure - mais en montrant par un récit comment les choses, les représentations, etc., se transforment pour l’homme en sensation spatiale ; comment cette façon de voir que nous explorons n’est pas une entreprise théorique, mais l’expérience de ce que j’aimerais appeler la sensation spirituelle - et que des choses, qui ont l’air si théorique, représentent en réalité une sorte de destin ou une passion. »
Carl EINSTEIN, "lettre à D.H. Kahnweiler", avril 1923 [1].

Après avoir cherché dans le noir la porte de sortie de l’exposition « Süßer duft » (doux parfum) [2], voici qu’à présent, je fouille mes souvenirs de la « Totes Haus ur » (maison morte ur) [3], pour tenter de comprendre comment à deux reprises, je me suis perdue, et d’une certaine façon, retrouvée, dans les espaces étrangement imbriqués de Gregor Schneider [4].

De l’exposition de Gregor Schneider à la Maison rouge, je ne voulais rien lire, rien entendre, tant que je ne l’aurais pas visitée par moi-même. Le souvenir déjà ancien de l’aménagement de sa maison ur dans le pavillon de l’Allemagne à la biennale de Venise 2001, avait creusé en moi une zone d’ombre assez intrigante dont je ne m’expliquais pas encore bien les ressorts. Est-ce que ces impressions allaient se reproduire dans le contexte d’une autre exposition ? Réussirais-je à comprendre par quelle porte dérobée ses architectures s’entrouvrent sur mes propres oubliettes ? Les constructions de Gregor Schneider ont ce caractère intrusif : vous croyez les pénétrer, mais ce sont elles qui vous percent, au plus intime. L’expérience de ces espaces devenait une affaire à ce point personnelle que je ne pouvais déléguer à personne le soin d’en élucider le mystère à ma place.

Ne croyez pas qu’il soit facile d’ignorer les communiqués de presse, les critiques, les chroniques, les entretiens et même les simples conversations qui circulent à propos d’un artiste tel que Gregor Schneider, un qui a gagné le Lion d’Or du meilleur pavillon de la biennale de Venise en 2001, qui a fait courir les londoniens à ses maisons jumelles en 2004 [5]
, et qui ne craint pas de susciter la polémique, tantôt avec son cube noir, sorte de Ka’ba planté au beau milieu d’une ville européenne [6] ou plus récemment, avec son projet de chambre pour mourir [7]. Il n’est pas facile de retenir le réflexe machinal de lecture quand le regard accroche un de ces titres. Faire attention à ne pas prêter attention, tel est l’exercice paradoxal auquel je m’étais astreinte. Aussi, je ne suis pas peu fière d’avoir réussi à préserver ma bulle d’ignorance étiquetée « GS » pendant sept ans. Et c’est sans compter l’exposition de 1998 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris [8] dont je ne me souviens plus du tout ; c’est à se demander si je ne l’ai pas simplement manquée.

Certes, je ne déteste pas mariner un peu dans l’obscurité, mais enfin, depuis que j’ai vu « Süßer duft », l’abstinence de lecture commençait à me peser. Est-ce parce que je croyais tenir un début d’explication, que le désir de savoir comment les autres perçoivent les espaces de Gregor Schneider et comment lui-même les conçoit devenait d’un seul coup impérieux ? Récemment, j’ai risqué un premier coup d’oeil sur quelques articles : bigre ! Il semble qu’aux yeux de certains chroniqueurs, Gregor Schneider ait acquis la réputation d’une sorte de loup garou de l’art contemporain. Je ne m’attendais pas à cela [9]. Un repli momentané s’impose, le temps de réinitialiser mes circuits, de restaurer la vision intérieure déposée au fond de ma mémoire. Pour le moment donc, je n’ai rien de plus pressé que de noter ce que j’ai retenu des expositions de Venise et de la Maison rouge avant que ces impressions ne soient irréversiblement affectées par d’autres descriptions ; ce sera mon viatique pour affronter à nouveau cette littérature critique.

« Totes Haus ur » (maison morte ur), Venise 2001

A Venise comme à la Maison rouge, il fallait transiter par une file d’attente avant d’entrer dans l’exposition de Gregor Schneider, dont je savais seulement, par un court entrefilet lu sur un dépliant, qu’il avait plus ou moins reconstitué sa maison d’enfance, « Haus ur », à l’intérieur du pavillon de l’Allemagne. Le pavillon [10], un bâtiment moderne orné d’une façade néo-classique [11], en impose avec ses colonnes de 6m de haut soutenant le porche d’entrée. Et c’est sous ce porche un tantinet pompeux, que nous autres biennalistes, forçats des piétinements tout au long des cimaises, reposions nos pieds endoloris, qui assis sur de providentielles chaises pliantes, qui à même les marches, ou encore sur les palettes près de l’entrée, où étaient entreposées de grosses piles plastifiées de magazines gratuits, un numéro promotionnel de Vogue, je crois, que l’on feuilletait distraitement en attendant son tour. Toutes les dix minutes environ, le gardien laissait entrer 5 ou 6 personnes.

Passée la porte, le Giardini et ses pavillons de prestige n’existaient plus. On basculait dans un autre univers, celui d’un immeuble modeste, un peu fatigué mais à première vue, bien entretenu : lumière économe dans le couloir, escalier propret, rampe astiquée, poignées de portes aux arrondis confortables, plinthes laquées munies de prises de courant à l’ancienne, je veux dire des prises fonctionnelles en bon plastic massif et non ces trucs soi disant aux normes, moulés en PVC toc & déco qui s’arrachent en même temps que le fil de l’aspirateur. L’allure légèrement dépareillée des éléments tantôt neufs, tantôt usés ou démodés, dénotait une succession de travaux de réfection partielle, chichement consentis au fil des ans par un budget trop étriqué. Dans un premier temps, on savourait la reconstitution minutieuse du banal, le choix des matériaux si authentiquement ordinaires que chercher à se rappeler du revêtement des sols ou de la couleur des murs devient un exercice hasardeux. Ce réalisme attentionné, presque affectueux, rendait le lieu attachant. A force d’être « tellement vrai ! », il en devenait merveilleux. Les enfants étaient ravis ; le sentiment du mystère tapi derrière chaque porte tenait leur excitation en respect, amortissait leurs gestes ; ils glissaient d’une pièce à l’autre, furetaient partout, et je faisais comme eux, oublieuse des fenêtres aux volets clos qui se gardaient bien de prolonger l’immersion intérieure par quelque perspective d’évasion. L’espace se refermait sur une fiction temporelle, c’était comme s’il faisait nuit. Les vitres réfléchissaient l’éclairage intérieur, ramenant toute l’attention vers le dedans, le dedans du dedans, le dedans du dedans du dedans.

Dedans, on perdait vite le sens de l’orientation. Il n’y avait plus de repère extérieur. Passé l’escalier central, les espaces clos s’imbriquaient et communiquaient de façon irrégulière. Des sas, paliers, ou intervalles de toutes sortes donnaient du mou aux articulations, si bien qu’il était impossible de se raccrocher à l’idée d’une grille dans laquelle esquisser une structure. Les repères allaient donc au plus immédiat, au contigu. Ils suivaient le corps comme une ombre, un fil d’Ariane à la mémoire ridiculement courte, incapable de tracer l’historique des déplacements dans le dédale des espaces parcourus.

Est-ce qu’en inhibant provisoirement la mémoire à court terme, on renforce par effet de compensation la mémoire à long terme ? Un passe-temps d’adolescence me revenait à l’esprit : jouer à se perdre. Je venais d’arriver en France, dans une ville de province dont je ne connaissais que le trajet gare-lycée. Quand on avait quartier libre, j’allais me promener seule, sans plan ni boussole, dans les faubourgs de cette ville inconnue. Une fois que j’avais assez tournicoté entre les ruelles, les jardins et les bosquets environnant, une fois que j’étais bien perdue, les choses prenaient un relief incomparable ; chaque maison, chaque plante, devenait précise et fortement colorée ; une petite brise, une bordure de trottoir écornée, un rayon de soleil, chaque chose comptait. Le réel jaillissait, dégagé du réseau de liens qui l’arriment à la réalité usuelle. Ainsi, la plénitude d’être là se réalisait en accédant à un ailleurs absolu. Les sens aux aguets, l’enchantement était indissociable d’un fond d’inquiétude, car me sachant perdue, je devais désormais chercher mon chemin pour rentrer à l’internat. Et j’y arrivais toujours à l’heure ! Peut-être qu’à l’instar des pigeons, nous avons un système d’orientation magnétique tapi dans un coin de notre organisme ; en naviguant au flair, je débouchais tout d’un coup sur un grand axe de circulation, et alors le charme était rompu. Je m’apercevais que je n’étais qu’à deux ou trois kilomètres du lycée [12].

La maison de Gregor Schneider produisait le même genre de dépaysement : le sentiment d’être allé très loin dans un périmètre limité. Cependant, l’acuité sensorielle ainsi mobilisée, ne s’exerçait pas de la même façon. Si en plein air les choses semblaient s’offrir d’elles-mêmes, comme gonflées de présence et de sève, dans la maison au contraire, elles jouaient à cache cache en se fondant dans la banalité ou la pénombre. Dans la maison, il fallait creuser, débusquer, deviner. Le corps était tout le temps occupé à franchir les portes, pénétrer dans les pièces, traverser les galeries, se faufiler entre les cloisons, s’enfoncer dans l’obscurité. Poursuivant le même élan, le regard se faisait inquisiteur pour sonder les coins les plus retranchés de la maison. Et que dire des questions adressées à l’ombre, dont l’écho cinglait vers d’autres ombres ?

« Dans l’espace avalé puis réexhalé dans l’espace
Par les bronches de ce poumon éruptif qu’on n’entend
Jamais siffler ni crépiter, où le noir qui s’entasse
Veut quand même être expectoré, sans répit haletant »
Jacques Réda [13]

Espaces quelconques, autrement augmentés

A vrai dire, les questions n’avaient pas le temps d’être formulées consciemment, puisque la curiosité était d’emblée agie par le corps. Dans le contexte de cette exposition, l’interrogation était implicite au geste d’ouvrir une porte. Tout comme les conjectures, d’ailleurs. Et c’est à l’instant où je m’apprêtais à tourner une poignée, ou pendant que mes yeux s’accommodaient à la pénombre de quelque encoignure, que d’autres lieux prenaient vie en moi, ouvrant une nouvelle profondeur dans l’espace. C’est dans ces moments là, que l’incessante activité de forage qui poussait le corps toujours plus loin dans les entrailles de la maison, rencontrait un effet de seuil à partir duquel elle devenait réflexive. Ce que Deleuze décrit à propos du potentiel de « conjonctions virtuelles » des « espaces quelconques » [14] , bien que développé dans le cadre de son essai sur le cinéma, L’image-mouvement, peut s’appliquer ici, de façon intéressante :

« Nous sommes passés, sur place, d’un espace à l’autre, de l’espace physique à l’espace spirituel qui nous redonne une physique (ou une métaphysique). Le premier espace est cellulaire et clos, mais le second n’est pas différent, c’est le même en tant qu’il a seulement trouvé l’ouverture spirituelle qui en surmonte toutes les obligations formelles et les contraintes matérielles, par une évasion de fait ou de droit. (...) on passe d’un ensemble fermé, que l’on fragmente, à un tout spirituel ouvert que l’on crée ou recrée. (...) le Possible a ouvert l’espace comme dimension de l’esprit (quatrième ou cinquième dimensions). L’espace n’est plus déterminé, il est devenu l’espace quelconque identique à la puissance de l’esprit, à la décision spirituelle toujours renouvelée : c’est cette décision qui constitue l’affect, ou l’ « auto-affection », et qui prend sur soi le raccordement des parties. »
 [15]

Mais de tout cela, je n’avais pas conscience sur le moment. Sur le moment, j’observais, je goûtais la fraîcheur de la maison et le soulagement de constater que les enfants trouvaient ici un motif de se convaincre qu’un détour par la biennale, ce n’est pas seulement pour faire plaisir à maman. Et c’est presque à mon insu que chemin faisant, se développait une forme d’attention très particulière, à la fois mobilisée et déroutée, ne sachant trop sur quoi se concentrer, car la maison ne contenait pas grand chose. Parmi le dédale de couloirs et galeries ouvrant parfois sur des pièces, on trouvait ici, un lit de 90 proprement fait, disposé à même le sol, ailleurs, une table et quelques chaises, là, un évier avec réchaud et bouilloire, encore une chambre à l’ameublement sommaire, parfois des restes de matériaux ou d’outils de construction abandonnés, et, signe que cet équipement de survie n’a rien de transitoire, des voilages suspendus à certaines fenêtres ; voilages simples, sans froufrous ni dentelle. Ces maigres éléments se distinguaient à peine du reste et semblaient vouloir faire corps avec l’enveloppe : murs peints ou murs bruts, plâtre, bois, béton, moellon, alu, carrelage, parquet, ciment, interrupteurs, trappes de visite, radiateurs, prises, plinthes, chambranles, portes, fenêtres, charpente, néons... Les zones finies, non finies ou abandonnées se juxtaposaient et débordaient l’une sur l’autre, et dans la mesure où il n’y avait pas d’objet qui soit à proprement parler exposé, c’est tout le décor qui devenait pour le regard, l’objet d’une quête infinie.

Un espace arraché aux coordonnées spatio-temporelles, des ombres, des espaces presque vides ou non-finis : la maison ur de Venise réunissait les principales conditions qui selon Deleuze, font un « espace quelconque », c’est à dire un espace singulier, doté d’un fort potentiel connotatif et propice aux projections affectives. A la différence près, que la maison n’est pas un film. S’il fallait la penser à l’aune d’un film, il faudrait dire alors ce que le visiteur fabriquait là dedans. Est-ce qu’il effectuait l’équivalent du montage et des mouvements de caméra selon un parcours dont il était relativement libre de choisir le déroulement et la durée ? Était-il plutôt « dans le rôle de l’acteur » ? Ce serait là une mauvaise approximation, car il n’y avait pas de quoi en faire un cinéma. A moins qu’on ne tienne absolument à se raconter des histoires et à « se la jouer », ce qui aurait supposé la décision très volontariste de construire une fiction et de se départir de la position bien spécifique du promeneur-explorateur, le fait d’être immergé dans ce décor ne faisait pas du spectateur le réalisateur ou l’acteur d’un film qu’il se projetterait en privé. Quand je marche dans une maison, je ne produis pas un film et je ne suis pas assise dans ma tête à regarder des images qui défilent. Je produis certes une perception de l’espace qui se construit par le mouvement et dans la durée, mais je n’ai pas conscience de produire une image en mouvement, et de surcroît, je ne la produis pas pour le regard d’un autre. Par contre, j’ai conscience de bouger, je ressens les mouvements corporels auxquels me contraint l’exploration de la maison, et cela participe à ma perception de l’espace.

Parenthèse :

A titre de comparaison, voici la relation d’une expérience en visiocasque qui combinait image vidéo et mouvement corporel, et qui mettait en jeu 3 expérimentateurs. L’expérience a été menée à la biennale de Lyon 2001 (Connivences) :

1- A l’entrée de l’espace d’exposition, 5 visiocasques étaient mis à disposition pour expérimenter le dispositif proposé par Mathieu Briand [16]. Je me suis présentée avec ma fille aînée, une adolescente de 15 ans, déjà amateur d’art, et qui en redemandait après la biennale de Venise. Mais le gardien nous a expliqué qu’il fallait être au moins trois pour faire l’essai. Les visiteurs étaient généralement réticents à s’exposer affublés d’un tel appareil. Un troisième volontaire s’est enfin présenté, c’était un jeune homme d’environ 25 ans. Nous déambulions dans l’espace d’exposition parmi les autres visiteurs, avec ces visiocasques qui filmaient et retransmettaient en temps réel ce que chacun avait devant les yeux. Théoriquement, cela aurait pu fonctionner comme des lunettes transparentes, mais en pratique, nullement. L’image était en noir et blanc, basse définition, et immuablement réglée sur un cadrage moyen. Pas de zoom, pas de stabilisateur d’image. Résultat : champ de vision réduit et sans élasticité, les mouvements oculaires n’avaient aucune incidence sur la vision, par contre, le moindre mouvement de tête faisait basculer l’espace comme si le corps avait fait un vol plané ou une grande galipette. Impossible d’avoir une perception continue de l’espace, celui-ci paraissait étranger, sans cesse déporté hors de lui-même, découpé en tronçons déconnectés les uns des autres, à moins de suivre très lentement les contours d’un objet, du bord d’un mur, etc. Vertige et déséquilibre garanti, nous marchions comme des grabataires à demi-aveugles en rasant les murs, en traînant les pieds au sol et en écartant les bras pour optimiser les contacts tactiles. Les autres visiteurs devaient bien rigoler, mais nous n’en savions rien, enfermés que nous étions dans notre univers à champ réduit. Donc, difficulté extrême à coordonner vision, perception tactile, kinesthésie, et conscience globale de l’espace. Avec un appareil plus perfectionné et une très longue période d’adaptation, sans doute serait-il possible de trouver un meilleur accord entre les sens, mais pour le moment, on était loin du compte.

2- Grâce à une manette reliée au casque, nous pouvions commuter sur la vision d’un autre porteur de visiocasque, voir ce que l’autre voyait, être à sa place en étant ailleurs. J’ai commuté sur la vision du jeune homme, et je me suis retrouvée entrain de mater un joli postérieur moulé dans un jean. Je pouvais donc avoir une vision objective du cheminement de son regard, mais je ne pouvais ni le situer (était-il près ou loin de moi, à droite ou à gauche ?) ni ressentir ce qu’il ressentait. Quand le joli postérieur s’est éloigné, j’ai réalisé qu’il s’agissait de ma fille. Oh, le goujat ! J’ai aussitôt dé-commuté.

3- Sachant que les deux autres pouvaient commuter aussi sur ma vision, je me suis employée à leur jouer un film abstrait en visant les poutres métalliques sous la verrière. Je tournais, je saccadais et je balançais pour leur donner le vertige, pour épater ma fille ou pour me venger du mauvais tour de l’autre malotru. Je produisais une vision destinée aux deux autres, mais je ne pouvais pas savoir s’ils voyaient le petit film que je leur concoctais en direct. Ce qui est certain, c’est que les autres visiteurs voyaient une zombie casquée et titubante qui se trémoussait le nez en l’air.
Fin de parenthèse.

Qu’il n’y ait donc pas de méprise, si la notion d’« espace quelconque » est pertinente pour qualifier la maison ur, ce n’est pas parce qu’on assimile la maison au décor d’un film à réactiver [17], mais parce que l’espace est intrigant. C’est à dire qu’il recèle un potentiel d’intrigues qu’aucun récit ne peut épuiser, fut-ce l’histoire personnelle qui lie Gregor Schneider à sa maison d’enfance. Le fait de rester en suspens dans cette ambiance intrigante comme une pelote concentrée, plutôt que d’actualiser des intrigues possibles comme autant de fils déroulés, est sans doute ce qui dans cette maison, maintenait le spectateur au plus près du « mystère de passivité » que Merleau-Ponty place telle une macula, au centre de toute pensée de la vision :

« Mais il ne suffit pas de penser pour voir : la vision est une pensée conditionnée, elle naît « à l’occasion » de ce qui arrive dans le corps, elle est « excitée » à penser par lui. Elle ne choisit ni d’être ou de n’être pas, ni de penser ceci ou cela. Elle doit porter en son coeur, cette dépendance qui ne peuvent lui advenir par une intrusion du dehors. Tels événements du corps sont « institués de nature » pour nous donner à voir ceci ou cela. La pensée de la vision fonctionne selon un programme et une loi qu’elle ne s’est pas donnés, elle n’est pas en possession de ses propres prémisses, elle n’est pas pensée toute présente, toute actuelle, il y a en son centre un mystère de passivité. » [18]

Intrigante, la maison l’était aussi par son agencement, où des pièces à peu près fonctionnelles ouvraient parfois sur des béances étonnantes. On ne savait jamais ce qui se présenterait derrière une porte [19] ni sur quoi on allait déboucher en poussant la curiosité jusqu’au fond d’un recoin : un palier, une impasse, une chambre monacale, une cave perchée à l’étage, un cagibi à rallonge communiquant avec des galeries sousterraines (mais étaient-elles vraiment sousterraines ?), une gaine technique, une pièce isothermique, un corridor, une cuisine de célibataire un peu souillon, une salle à manger spartiate, un vide sanitaire, un espace intercalaire entre deux cloisons, comme une chute de tissu après la coupe ? Finalement, cette maison au premier abord si ordinaire, se révélait de plus en plus délirante.

Sur le moment, je m’en amusais comme du grain de folie de n’importe quelle personne ordinaire. J’étais tentée d’y voir une curiosité psychologique ou un cas social exacerbé en oeuvre d’art, au même titre que le travail de Richard Billigham [20] qui photographie l’univers passablement déjanté de sa famille sous un jour aussi cru que loufoque. Association un peu superficielle il est vrai, mais facilitée par le fait que Billigham exposait juste à côté, au pavillon britannique, avec une nouvelle série de photos nettement plus esthétisées qu’auparavant. Bref, je considérais tout cela avec la bonhomie du touriste de passage qui hume l’air du pays étranger tout en caressant au fond de sa poche le doux bristol de son billet de retour.

Des espaces-matrice, espaces corps-mouvement

La véritable teneur de ce que j’avais vécu dans la maison ur ne m’est apparue qu’un peu plus tard, à la manière des petits bouts de rêve qui resurgissent dans la journée, quand un détail fortuit en réactive le souvenir encore tout frais. C’est seulement à ce moment là, alors qu’installés à la terrasse d’un restaurant nous croisions nos observations sur la maison ur, que j’ai réalisé que pendant que je visitais la maison d’un œil, j’avais rêvé de l’autre. L’autre œil avait visité les espaces familiers du rêve, ce genre d’espace que l’on reconnaît parfaitement pour y avoir évolué des centaines de fois, mais uniquement dans le monde onirique ; ceux-là ne se rattachent qu’accessoirement à des souvenirs de lieux particuliers, car ce sont plus fondamentalement des figurations de relations corporelles bien précises et très anciennes. Pour donner un exemple, cette espèce de cave vers laquelle il fallait grimper et dans laquelle on entrait fléchi à cause de l’entrée trop basse, se trouvait associée à la catégorie bien identifiable des promontoires, maisons sur pilotis, terrasses, etc., donc des espaces qui malgré la variété des figurations possibles, sont reconnus par le rêve comme un seul et même lieu bien familier, parce qu’ils présentent une homologie kinesthésique se rapportant à l’acte de se jucher sur les genoux maternels, cet abri en surplomb dont l’accès suppose la succession des mouvements : grimper, opérer un rétablissement en restant fléchi. « Le corps est pour l’âme son espace natal et la matrice de tout autre espace existant » nous dit Merleau-Ponty [21]. Ainsi, les espaces oniriques qui miroitaient à mon insu pendant que je visitais la maison ur, représentaient des espaces-matrice, souvenirs de séquences gestuelles en relation au corps maternel, transposés en autant de structures spatiales. Ces souvenirs deviennent des modèles à partir desquels de nouveaux espaces seront évalués ou reconnus.

Je commence à comprendre pourquoi la maison ur avait le privilège d’ouvrir sur mes oubliettes. C’est qu’il ne suffit pas de bouger pour éveiller automatiquement de tels souvenirs, il faut encore une bonne raison d’aller les exhumer. Il se trouve en effet, que ce sont les recoins les plus bizarres de la maison que j’avais associés à ces espaces-matrice oniriques, et non les pièces fonctionnelles de type chambre ou cuisine que je pouvais facilement rapporter à des expériences plus courantes et immédiatement reconnaissables. Ainsi, l’ « ébranlement » de souvenirs kinesthésiques par les mouvements corporels nécessaires à l’exploration, se combinait à une recherche mnémonique intense due au caractère intrigant des espaces dont la fonction restait indéfinie. Bergson décrit très bien ce processus dans Matière et mémoire :

« Si la perception extérieure, en effet, provoque de notre part des mouvements qui en dessinent les grandes lignes, notre mémoire dirige sur la perception reçue les anciennes images qui y ressemblent et dont nos mouvements ont déjà tracé l’esquisse. Elle crée ainsi à nouveau la perception présente, ou plutôt elle double cette perception en lui renvoyant soit sa propre image, soit quelque image-souvenir du même genre. Si l’image retenue ou remémorée n’arrive pas à couvrir tous les détails de l’image perçue, un appel est lancé aux régions plus profondes et plus éloignées de la mémoire, jusqu’à ce que d’autres détails connus viennent se projeter sur ceux qu’on ignore. Et l’opération peut se continuer sans fin, la mémoire fortifiant et enrichissant la perception, qui, à son tour, de plus en plus développée, attire à elle un nombre croissant de souvenirs complémentaires. »
 [22]

La clé des oubliettes était donc cette combinaison d’ambiance intrigante et de mouvement corporel. L’un disposait à la recherche et creusait l’obscurité, quand l’autre éclairait la voie de l’inconscient. Le banal et le bizarre composaient ce soupçon de « familière étrangeté » qui flottait dans la maison, tandis que les mouvements associés à l’exploration entraînaient progressivement le visiteur vers des régions plus intimes, à moins que la peur de l’insu n’y fasse obstacle. En soi, la construction de la maison qui s’invaginait sans cesse en elle-même pour ouvrir à chaque fois sur de nouvelles dimensions, accompagnait remarquablement bien le mécanisme d’investigation mnémonique qui conduisait le spectateur à apporter sa contribution aux espaces autrement augmentés [23] de Gregor Schneider.

Maintenant, je regarde des photos de la maison ur [24] sur le site de Gregor Schneider et je reconnais les lieux sans les reconnaître. J’avais oublié les boiseries de l’entrée, la baignoire, la chose informe pendue au plafond de la cuisine, le grand trou blanc. Comment ai-je pu oublier le grand trou blanc qui ressemble aux puits, boyaux et intérieurs de minaret des rêves de naissance ? Peut-être n’avais-je pas osé m’y aventurer pour l’avoir si facilement oublié. Il est vrai que je n’ai pas non plus testé le moelleux des matelas, ni cherché à faire couler de l’eau dans l’évier. Est-ce qu’on utilise les toilettes d’une maison témoin ? Jusqu’où le corps peut-il s’engager dans une maison exposée ? L’image méconnaît la nuance des distances que l’usage impose au corps ; avec l’image, rien n’est accessible à la main, aussi, le regardeur peut se projeter partout. Alors que dans une maison exposée, il y a des zones praticables et des zones que le regardeur place derrière une vitrine implicite dont la frontière dépend de ses inhibitions. Le vide n’a pas la même valeur, il est écrasé par la photo, il n’est plus un lieu d’errance aux contours flous, mais une forme définie, ancrée dans la composition ; quoi qu’elle dénote, l’image est toujours pleine comme un oeuf [25]. Et où sont les ombres ? Il faut regarder la vidéo [26] pour retrouver les ombres. Mais la vidéo, c’est encore autre chose, c’est un parcours que je n’ai pas effectué et que je regarde sur mon écran d’ordinateur, avec pour seule empathie, une gêne pour l’embarras du vidéaste qui descend puis remonte à l’échelle dans le grand trou blanc, alors qu’il est encombré par sa caméra et essaye de ne pas laisser apparaître ses propres pieds dans le champ de l’image. En regardant les photos et la vidéo de la maison, je comprends que certains chroniqueurs l’aient décrite sous un jour plutôt sinistre. Peut-être l’ont ils vue de façon plus objective que moi, ou bien, par peur de l’insu, ont-ils trop vite substitué les photos à leurs propres souvenirs. Au fond, si la maison ur a quelque chose de cinématographique, je l’assimilerais plutôt à une salle de projection qu’au décor d’un film. D’habitude, les images et affiches que l’on garde en souvenir d’un film, contribuent à prolonger l’enchantement. Mais devant les images et vidéos de la maison ur, j’éprouve le désenchantement de l’enfant qui visite pour la première fois une salle de cinéma aux heures de fermeture, quand les agents de surface nettoient la moquette des reliefs laissés par les spectateurs, et que l’écran n’est plus qu’un pansement étalé sur l’espace amputé de sa profondeur.

« Süßer duft » (Doux parfum), Maison rouge, Paris 2008

A la différence de la maison ur de Venise, au début si banale, et dont on découvrait progressivement l’étrangeté, l’exposition « Süßer duft » à la Maison rouge [27], s’annonçait d’emblée choquante. Elle s’annonçait avec moult avertissements préalables et mises en garde, comme un parcours implacable dans lequel une fois entré il n’était plus question de tergiverser. Il n’y avait pas moyen d’échapper aux effets d’annonce. Ici, je devais dire adieu à mes velléités d’ignorance.

Je faisais la queue sur le long banc spécialement dressé à cet effet dans le hall, en compagnie d’une petite cousine iranienne, de passage en France pour un post-master semi-touristique, et d’un neveu qui depuis une semaine, se dévouait avec zèle pour jouer les chevaliers servants en guidant sa belle-cousine dans Paris. Ce jour là, c’est moi qui menais la danse. Au programme : promenade sur le canal St Martin, petit restau périgourdin, shopping et art contemporain. Sur le banc, la cousine pleurait, encore sous le choc d’une vidéo tragi-comique de Pilar Albarracin [28] qui lui avait trop vivement rappelé les mères éplorées du cimetière de Shiraz. Les chocs culturels ne sont jamais là où on les attend ; devant d’autres vidéos à mon sens plus éprouvantes, elle n’avait pas bronché. Pour la consoler, il a fallu lui faire raconter en détail l’art des pleureuses en Iran, puis entreprendre une analyse de la vidéo. Pendant qu’elle séchait ses larmes en concluant que tout compte fait, la culture andalouse avait beaucoup en commun avec « notre culture », je feuilletais fébrilement le petit livret qu’on nous avait donné à l’entrée pour m’assurer que je n’allais pas l’exposer à de nouveaux chocs. Et qu’est-ce que je lis ? Après une petite biographie de Gregor Schneider et une description concise de l’installation, vient un abécédaire commenté des notions clés mises en jeu par son travail :

« Contrastes ; Disparaître ; Extérieur/Intérieur ; Individu/Communauté ; Instructions ; Odeurs ; Original/Ajouté ; Peur ; Présence invisible ; Silence et solitude du visiteur ; Weisse Floter (Torture blanche) »

Très inquiétant. Il paraît que certaines pièces ont été rapportées depuis l’œuvre Weisse Floter réalisée en 2007 à Dusseldorf et qui reproduisait les cellules d’isolement du camp de Guantanamo, d’autres pièces recyclaient l’in-situ et d’autres ont été construites sur place. Il paraît aussi que « les œuvres de Gregor Schneider exploitent les mécanismes psychologiques de la peur ». J’ai peur pour ma cousine : « Lis donc ceci, chère cousine, ne serait-ce que pour exercer ton français. Es-tu vraiment sûre de vouloir visiter cette installation ? ». Et comment donc ! La cousine veut découvrir le monde, elle est curieuse et déterminée. Lorsque son tour est arrivé, elle a signé sans hésitation le formulaire présenté par le gardien, formulaire par lequel le visiteur déclare avoir été prévenu qu’il sera tout seul dans l’exposition, accepte qu’une fois entré il ne pourra pas revenir en arrière, et décharge la fondation Antoine de Galbert, dite Maison rouge, de toute responsabilité quant à d’éventuels risques de crise cardiaque, accès de claustrophobie aigue et autres troubles dus à la panique.

Espaces diminués, espaces d’expulsion

Et voilà ! Elle a signé puis disparu derrière la porte. Et moi j’attendais mon tour en me faisant du mouron pour elle, et le neveu, toujours galant, qui ne voulait entrer qu’après moi, se faisait aussi du mouron pour elle.

Elle n’était pas encore sortie, que c’était à mon tour de rentrer. Pour la promesse de solitude, c’était fichu. Comment se sentir seule alors que je marchais dans son sillage en me demandant à chaque étape ce qu’elle avait bien pu penser ou éprouver en effectuant juste avant moi le même parcours ? S’était-elle égarée comme moi jusqu’au fond du premier espace formé par l’intervalle entre le mur brut du bâtiment et l’envers des cloisons du parallélépipède qui remplissait le bâtiment, pour buter après le tournant à angle droit, sur l’impasse où les deux murs se touchent en angle aigu ? Avait-elle remarqué au passage, et ce, malgré l’inquiétude de ne pas avoir encore trouvé une issue hors de cet entre-deux, comment la tuyauterie fixée aux murs du bâtiment était proprement emmaillotée dans ses fourreaux d’isolation ? Avait-elle pressenti que la position de guingois de la construction intérieure compromettait déjà son sens de l’orientation ?

La porte jouait au caméléon parmi les structures rectangulaires en tasseaux qui rythmaient l’envers de la cloison. Le second espace était tellement coupé du monde que j’en oubliais la cousine. A cause du relief des parois métalliques, je l’ai identifié comme l’intérieur d’un conteneur à marchandise. Un conteneur de luxe tout de même, entièrement en inox. L’éclairage avare adoucissait le métal. L’odeur : il paraît qu’il faut prêter attention aux odeurs. Humm... de toutes façons, ça sent le renfermé, et peut-être d’autres odeurs parasites, comme dans toute ville. Rien de particulièrement évocateur. Je m’efforçais de rester pour m’imprégner du lieu, pour essayer d’apprendre ce que c’est que d’être seule, mais c’était aussi ennuyeux que de se forcer à dormir. Comme poussée par une force irrépressible, j’ai fui.

Quelle force, l’ennui ! J’ai fui pour déboucher aussitôt dans une grande pièce blanche polygonale et bien éclairée. N’eût été la détestable odeur de sent-bon pour toilettes qui cherchait en vain à distiller un air de printemps dans le renfermé, j’y serais bien restée pour tenter quelques pas de danse et pourquoi pas, la roue, et autres galipettes. Ce n’est pas tous les jours qu’on a pour soi un grand espace dégagé à l’abri des regards. Le temps de vérifier qu’il n’y avait pas de caméras de surveillance qui puisse témoigner de mes gadins, voici le neveu qui débarquait, une main sur la porte, l’autre se frottant la tête qu’il venait de cogner au plafond du conteneur. Il n’en revient pas d’être grand, le neveu. « Dis-donc ! Tu triches ! Nous sommes censés rester seuls. ». Le pauvre a aussitôt rétrogradé vers son conteneur en refermant la porte. Pour faire mine de croire à cette fiction de solitude que je poursuis comme un Eldorado, j’ai traîné encore un peu dans la pièce sous prétexte de vérifier la fermeture des portes sans poignée qui se découpaient dans quelques murs, mais bon, je n’allais pas prolonger immodérément l’attente du neveu. Alors exit !

Derrière la porte, il y avait un minuscule sas avec un rideau en larges bandes de polyuréthanne comme on en voit à l’entrée des entrepôts. A travers le plastic j’apercevais une grosse poignée de sécurité. Le temps d’un éclair, je fus assaillie par l’idée que j’allais ouvrir la porte d’un avion, et qu’après, Vrouf ! Je me ferai aspirer dans le grand air. Il m’a eue le Schneider, il m’a prise de vitesse avec ce fantasme qui finit toujours par me titiller quand j’en ai assez d’être enfermée dans une carlingue. Le sent-bon de toilettes a dû y aider ; les avions sont toujours aspergés de ces désodorisants quand on s’y installe.

A défaut de grand air, j’ai eu droit au grand froid d’un conteneur réfrigéré. Le froid pénétrait vite, pas question de s’attarder là dedans. Dehors !

Encore un conteneur en inox. Était-il identique au premier ? Je ne crois pas. Il y avait au sol, un grillage à petits trous au dessus duquel un court tube d’inox était fixé au plafond. On aurait dit le simulacre minimal d’une douche, comme dans les cellules d’Absalon. Dans le tube, je ne voyais rien, pas de caméra cachée, pas d’embout de tuyau, c’était tout noir dans le tube, et la pièce était très peu éclairée. Ce bout de tube avait juste l’air d’être là pour qu’on se raconte des histoires à son propos. Etait-ce une douche actionnée de l’extérieur, un oeil, un micro, une arrivée de gaz, un conduit d’air ou de parfum ? Le procédé était trop évident, mais à défaut d’autre accroche pour la pensée, cela occupait un peu. Là aussi, malgré l’ennui profond, je me faisais violence pour rester, j’essayais d’imaginer comment je m’occuperais avec mon esprit et mon corps si je devais rester enfermée pendant des jous là dedans. Mais le cœur n’y était pas, je me rendais bien compte que tout ce que je pourrais inventer ici, serait sans valeur. A quoi bon créer des rythmes en tapant ou grattant les parois, chanter, danser, calculer, faire les pieds au mur, tisser des dessins dans le grillage avec mes cheveux, jouer aux marionnettes avec mes doigts, m’amuser des expressions changeantes des plis de mon corps ou peindre des paysages avec mon sang ? Ici, les actes de résistance tourneraient à de vaines fantaisies auxquelles moi-même je ne croirais pas bien longtemps. Je sentais qu’il leur manquerait une dimension essentielle. Tout ce que je penserais ou ferais ici sonnerait creux, comme un mauvais dessin qui ignore son support faute d’y trouver la moindre connivence. Il manquerait toujours le lien, même métaphorique, qui ancrerait mes actes à quelque réalité complice et qui par retour, ferait exister cette réalité comme une chose donnée et reçue, et non comme une violence assenée. Je comprenais que ces lieux n’étaient pas faits pour accueillir l’imagination car ils offraient le moins de prise possible à l’évocation du familier. Leur vocation n’était pas de retenir mais d’expulser. C’est presque inconcevable : être physiquement retenu dans un lieu qui mentalement vous rejette. Ce serait cela la torture blanche.

Dans le chapitre « Espace et poésie » de son ouvrage, L’art, l’éclair de l’être, Henri Maldiney commente la parole d’un Schizophrène citée par Minkowski :

« Il déclare : « je sais bien comment je suis venu ici ; mais pour moi ici, ça ne veut rien dire ». Par ces mots d’apparence anodine, en réalité d’une terrible simplicité, il exprime une situation-limite où s’abîme la possibilité même de l’être en situation. Il n’existe pas son , car il n’a plus de à exister. Il n’est le de rien. Il n’a pas ouverture à quelque chose comme un monde auquel et dans lequel il puisse être. Étant au milieu des étants, constitués en objets en face de lui comme à l’étalage d’une exposition universelle, il n’est plus au monde ni à soi. Tout, y compris lui-même, est frappé de non-lieu, n’a plus lieu d’être. Ce non lieu n’a rien à voir avec l’être perdu dans le paysage de son ici. » [29]

C’est ce débrayage [30] de l’être que « Süßer duft » permettait d’entrevoir.

La dernière pièce était plongée dans l’obscurité. En arrivant dans le noir, j’espérais pouvoir en faire un allié. Prendre le temps de m’y fondre jusqu’à ce qu’il me concède une nuance, ne serait-ce que le fourmillement photogène du fond de l’œil, ou la perception des battements de mon coeur, aurait déjà été une petite victoire. Mais ce noir là était coriace, je ne sais pas si j’aurais réussi à l’apprivoiser si on m’en avait laissé le temps. Déjà, le neveu me rejoignait dans le noir, et nous avons cherché la sortie ensemble, chacun perdu dans sa propre obscurité ; « Il y a un mur, là » me disait-il. « Ah bon ? Là, où ça ? ». C’était une conversation insensée, je n’avais aucune idée de la façon dont son mur se raccordait au mien. Les repères tactiles s’additionnaient en ligne continue et les repères auditifs se déplaçaient de façon erratique. Leur entrecroisement produisait une représentation très confuse de l’espace. Tantôt je l’appréhendais par un contour, tantôt par l’étendue, tour à tour, je l’imaginais étroit ou grand. Pour en finir, j’ai essayé le briquet, mais cela ajoutait à la confusion en créant un point aveuglant n’importe où dans le noir. Au bout d’un moment, nous avons perçu un rai de lumière et une voix féminine qui disait « Ici il y a une sortie ».

Il s’agissait de la fille qui avait pris son tour juste après nous dans la queue. Elle nous avait sûrement rattrapé en se glissant silencieusement dans le noir pendant que nous déblatérions à perte de vue. On dirait que j’avais provoqué un embouteillage ; j’ai dû me raconter trop d’histoires. A cause de l’évocation du camp de Guantanamo dans le livret, je me suis joué l’exposition sur le mode compassionnel, façon mémorial, au lieu d’enfiler les pièces comme des perles. Enfiler les pièces, chercher la sortie, fuir au plus vite, étaient les seuls actes vrais, qu’en visiteur semi-captif, on pouvait effectuer dans ces espaces. Je m’étais efforcée d’investir des lieux qui n’étaient pas des lieux ; c’était une violence faite aux sens que de vouloir considérer ces espaces comme des lieux, c’est à dire des espaces où l’on puisse se situer, se trouver un sens. Je n’avais pas réussi à donner une consistance à ces espaces car ils n’éveillaient pas en moi l’écho de quelque chose de vécu qui puisse les doter d’une profondeur. Je n’avais fait qu’échafauder des hypothèses désincarnées ou des projets avortés, au mieux, un fantasme d’évasion qui ne menait pas bien loin. Dans la maison ur je passais mon temps à pénétrer des espaces et à négocier des ressemblances entre tel détail de la maison et tel recoin de mes souvenirs pour y greffer mes alvéoles. Tant que je n’avais pas conscience de ce qui se négociait ainsi à mon insu, et que ces souvenirs ne s’étaient pas encore déployés en une figuration descriptible, ils étaient ressentis comme une profondeur ou une consistance. La maison ur était suffisamment évocatrice pour que je puisse y situer mes propres repères et avoir ainsi le sentiment de m’y retrouver. Dans « Süßer duft », je n’avais fait que fuir, ou tenté de résister à l’envie de fuir. Mes pensées y devenaient factices, nomades et superficielles. « Süßer duft » était un espace d’expulsion et d’oubli, un espace qui m’enlevait toute consistance et révélait l’inanité de l’idée d’un univers intérieur dès lors que celui-ci n’est pas soutenu par un échange constant avec la réalité.

A la sortie, j’en étais encore à surveiller l’espèce de vide débusqué en moi, qui s’accrochait comme une bulle d’air à la paroi d’une anfractuosité de rocher, hésitant entre l’envie de céder à la pression pour aller éclater en surface, et l’instinct de conservation qui s’acharne à protéger une ressource vitale.

La cousine nous attendait dans le hall, pimpante et souriante. Elle était fière de nous montrer qu’elle avait survécu à l’épreuve.

[1Carl EINSTEIN, "lettre à D.H. Kahnweiler", avril 1923, in Bébuquin ou les dilettantes du miracle, Les presses du réel, 2000.

[2Gregor Schneider, « Süßer duft » (doux parfum), Paris, Maison rouge, du 22 février au 18 mai 2008

[3Gregor Schneider « Totes Haus ur » (maison morte ur), biennale de Venise 2001. Depuis 1985 Gregor Schneider transforme constamment la maison de Rheydt (dans la Ruhr) qu’il a héritée de son père. « Maison Morte u r, la version originelle étant Haus u r (« u » pour la rue où elle se situe, Unterheydener Straße, et « r » pour la ville de Rheydt), mais
le préfixe « ur », en allemand, désigne aussi la notion d’origine, de première fois »
(Thibaut de Ruyter, Gregor Schneider, l’architecture du désastre, Art Press n° 342, Février 2008). Gregor Schneider fait parfois visiter cette maison à des amis ou connaissances. On peut par exemple lire un compte rendu de visite de Noemi Smolik sur le site postmedia.net. A partir du début des années 90, Gregor Schneider commence à reconstituer certaines parties de la maison dans divers lieux d’exposition. Ces reconstitutions partielles étaient parfois associées à des vidéos de la maison originale, exposées tantôt à l’extérieur ou à l’intérieur des pièces reconstituées. La reconstitution de Venise était sans doute la plus importante, et elle ne comportait aucune vidéo. Cependant, elle n’était pas tout à fait identique à la maison originale, en particulier, les objets-souvenirs personnels de l’artiste en étaient absents (voir par exemple un documentaire relatant une visite de la maison originale. Pour la reconstitution de Venise, Gregor Schneider avait décidé que la maison était désormais morte (Tot).

[4Gregor Schneider, site personnel

[5Die Familie Schneider, Londres 2004. Chroniques :

- Telegraph, 06/10/2004 : A very special kind of fear
- Artnet : Bleak Houses, by Deborah Ripley

[6"Das schwarze Quadrat" / Gregor Schneiders Cube Hamburg 2007 / Hommage an Malewitsch. Voir l’article de R. Jay Magill dans le New York Times du 15/04/2007,A Cube, Like Mecca’s, Becomes a Pilgrim.

[7Entretien avec Gregor Schneider dans The Guardian du 26/04/2008, There is nothing perverse about a dying person in an art gallery

[8Catalogue de l’exposition de 98 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, sur le site de Gregor Schneider (pdf)

[9En consultant les articles, j’ai été très étonnée de voir que le moindre entrefilet sur Gregor Schneider évoque un artiste à moitié fou dont le travail suscite l’effroi. Rares sont les critiques, tel Pierre Juhazs, qui en parlent de façon un tant soit peu sereine sans verser dans le cliché du film d’horreur.

[10photo du pavillon de l’Allemagne sur Wikimédia

[11Remodelé en 1938 par Ernst Haiger selon les idéaux du national-socialisme. Voir site du pavillon de l’Allemagne

[12Aiguiser les sens en privant le spectateur de ses repères usuels n’est pas si nouveau. On connaît l’expérience du tableau retourné de Kandinsky, qui en 1908 fut à l’origine de sa détermination à évoluer vers l’art abstrait, puis ses échanges avec Schoenberg qui lui ont permis de trouver dans la musique atonale et l’argumentation de Schoenberg un appui théorique à son intuition. Peter Vergo en fait l’analyse dans son article "Kandinsky et Schoenberg", traduit pour le 16ème numéro des Cahiers du Musée National d’Art Moderne, 1985, p. 72.

[13Jacques Réda, « Homo Impatiens », Démêlés, Gallimard, 2008, p. 19

[14Deleuze a développé la notion d’« espace quelconque » à partir d’un terme introduit par son étudiant, Pascal Auger.
« Un espace quelconque n’est pas un universel abstrait, en tout temps, en tout lieu. C’est un espace parfaitement singulier, qui a seulement perdu son homogénéité, c’est-à-dire le principe de ses rapports métriques ou la connexion de ses propres parties, si bien que les raccordements peuvent se faire d’une infinité de façons. C’est un espace de conjonction virtuelle, saisi comme pur lieu du possible. »
Gilles Deleuze, L’image-mouvement, éditions de Minuit, 1983, p. 155.
On peut également consulter sur le site de l’université de Paris 8, les fichiers audio et transcriptions des cours de Deleuze sur le cinéma (1981-83), et plus particulièrement lecours 11 du 02/03/82 sur les espaces quelconques.

[15Ibid, p. 165.

[16Mathieu Briand, site personnel

[17comme les personnages de Pierre Joseph

[18Maurice Merleau-Ponty, L’oeil et l’esprit, 1964, Gallimard, Folio Essais, p. 52.

[19De façon symétrique, l’artiste dit dans un entretien : « Je ne peux jamais savoir d’avance qui va ouvrir telle ou telle porte. » Catalogue Gregor Schneider du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1998, p. 51.

[20Petite biographie illustrée deRichard Billigham sur designboom

[21Merleau-Ponty, OpCit ; p. 54

[22Henri Bergson, Matière et mémoire, Les classiques des sciences sociales, édition électronique réalisée à partir du livre de Henri Bergson (1859-1941), Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit (1939). Ouvrage originalement publié en 1939. Paris : Les Presses universitaires de France, 1965 p. 81-82

[23Dans un article intitulé « Pour une poétique des espaces augmentés », paru en 2004 dans le numéro 113 de la revue Parachute, Lev Manovich, entreprend une typologie des espaces augmentés par les nouvelles technologies de l’information et de communication et s’intéresse à un nouveau type « d’evasion dans un espace virtuel rendant inutile l’espace physique ». En comparaison, on peut dire que Gregor Schneider augmente l’espace autrement, non pas en multipliant les connexions distantes par des prolongements technologiques, mais en immergeant le spectateur dans un espace réduit tout en l’impliquant dans une exploration physique prégnante qui ouvre sur des espaces inconscients.

[24Voir la galerie de photos de la maison ur sur le site de Gregor Schneider

[25Dans l’exposition « Home Sweet Home » qui avait été présentée à la Deichtorthallen de Hambourg en 1997, John Armleder avait réalisé une double pièce très intéressante intitulée« Ne dites pas non ! ». Il s’agissait de chambres exposées et contiguës qui étaient équivalentes quant à leur fonction et leur composition, bien que comportant des objets de modèles très différents. Sauf l’orientation frontale dirigée vers l’allée par laquelle le spectateur découvrait les pièces, les positions relatives occupées par les objets pouvaient correspondre à une disposition usuelle et normale. L ’intérêt de son agencement en l’occurrence, est que les distances entre meubles et objets étaient compressées ce qui dissuadait le spectateur de pénétrer l’installation. Par ailleurs, tous les éléments étaient surélevés sur des socles. L’effet d’exposition due au soclage et à la position frontale était doublé par une anticipation sur l’aplatissement photographique de l’installation ; ainsi, Armleder soulignait-il la coupure tactile instaurée par le statut d’« image » que prend toute chose exposée.

[26Voir vidéo de la maison ur de Venise sur le site de Gregor Schneider

[27Voir le dossier de presse de l’exposition à la Maison rouge (pdf)

[28Pilar Albarracin exposait en même temps que Gregor Schneider à la Maison Rouge. Au sous sol, on pouvait voir une version légèrement différente de cette vidéo Prohibido el Cante visible sur le site de l’artiste.

[29Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, éditions Comp’Act, 1993, p. 147.
Nota : « l’être perdu dans le paysage de son ici » fait référence à une forme de spatialité qu’Erwin Straus nomme « l’espace du paysage » :
« Or en deçà de toutes ces formes de spatialité il est un espace, premier donné, dernier connu, qui est à l’origine de tous les autres : celui qu’Erwin Straus nomme l’espace du paysage. Ne le confondons pas avec celui d’une géographie pittoresque. Il est l’espace dans lequel nous sommes perdus. Dans le paysage au sens strict, ni coordonnées ni repères. Le seul point-origine c’est celui où nous sommes. Point-origine de quoi ? De l’espace compris sous son propre horizon qui ne vaut que pour lui. Dans le paysage nous errons d’ici en ici : ici toujours au centre. Nous ne cheminons pas d’un ici à un là dont il serait possible de superviser les positions et de déterminer les relations dans une structure globale, dans un système de référence. »
Ibid p. 180

[30Un débrayage serait un abandon dans le langage, des mots à valeur indicielle que Roman Jacobson appelle des « embrayeurs », il s’agit de mots tels que : je, ici, là, ceci, cela,... qui trouvent leur sens par les relations de contiguïté spatiale à l’intérieur du discours.


 
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