À une époque où le tatouage n’est plus un « art voyou », ni une pratique marginale ou anti- sociale, à une époque où la customisation et le tunning corporel sont en vogue, à une époque où toutes les mutations semblent être acceptées, les Beauty shots s’inscrivent à contre-courant. Pensés dans un esprit contraire à ceux qui fleurissent sur la peau de nos contemporains, ces tatouages ne proposent aucune écriture, ni motif graphique ostentatoire.
Pour ces actions, l’atelier se change en cabinet de tatouage aseptisé, l’estrade du modèle en banquette médicale, le support-papier en épiderme encore immaculé et le crayon taillé en stylet stérilisé. Notons aussi la lampe au bras articulé, les gants en latex, les lingettes désinfectantes, sans oublier la caméra qui filme la scène. Reste, néanmoins, deux aspects d’une pratique traditionnelle : le modèle vivant et un dessin… sur le motif.
Entièrement déduit de la cartographie corporelle des modèles sélectionnés, il est question d’une réorganisation harmonieuse des grains de beauté. Il s’agit, en effet, de se soumettre au dictat de la symétrie. Adeptes d’une normativité surréalisante, l’artiste et son modèle se lancent alors dans une aventure poétique qui consiste en une réorganisation des petits points brunâtres. Fini les attroupements anarchiques, place désormais aux constellations où l’équilibre règne en maître.
L’harmonie n’est-elle d’ailleurs pas depuis toujours gage de beauté ? Là n’est cependant pas le propos : l’idée n’est pas de fabriquer du beau, mais de faire glisser les paradigmes, d’emmêler des données fictives à des données naturelles à tel point qu’il devient impossible de distinguer le vrai du faux : sitôt l’œuvre accomplie, les modèles eux-mêmes ne distinguent plus les points authentiques des grains tatoués…
Voir également le site de John Cornu.
La première fois que j’ai vu une photo de Beauty shots, c’était en octobre dernier, sur un carton d’invitation rapidement consulté en triant mon courrier. L’excès de symétrie, je ne l’avais pas détecté tout de suite, sinon comme un sentiment de perfection assez inexplicable ; cette beauté avait quelque chose d’extra-terrestre. N’est-ce pas curieux que le sentiment de la perfection puisse se manifester de façon aussi vague ? Il y fallait quand-même cette touche de précision que je remarquai un instant plus tard. Cette touche, grains de beauté symétriques, précisait l’impression générale donnée par une photo tirée à quatre épingles, mais dont le modèle exhibe une chevelure moins ordonnée. Le style de la photo annonce le détail, et exprime déjà l’ambiguïté du propos. Si la mise en scène épurée et l’éclairage descriptif connotent la photo de mode pour salon de coiffure, le chignon naturel d’où les mèches s’échappent en désordre, dément l’appartenance de l’image à ce genre très maîtrisé qui décrit des normes de beauté.
Votre article, Emma et John, apporte un complément très intéressant à celui que Nicolas Thély avait écrit en 2003 au sujet de la couverture du magazine « Votre beauté ». Dans cet article, Nicolas s’étonnait que la femme apparaissant en couverture du magazine, soit bien réelle. Il la croyait photoshopée et la comparait à Lara Croft, c’est à dire une figure de synthèse parfaitement symétrique. Comme son nom l’indique, le magazine « Votre beauté » appartient à ce genre de littérature normative qui prodigue des conseils pour « remodeler son corps ». Le trouble provoqué par les Beauty shots est peut-être comparable à celui qu’on éprouve devant une personne à la beauté parfaite, cependant, l’anacyclique de votre titre, « Point beauté : Tes beaux points », montre bien par où les deux approches se distinguent.
Les Beauty shots, réfléchissent une irrégularité individuelle pour l’assumer comme identité. Deleuze, dans Différence et répétition (chapitre V, « Synthèse asymétrique du sensible ») : « De toute façon, la différence n’est pas pensée comme différence individuelle tant qu’on la subordonne aux critères de la ressemblance dans la perception, de l’identité dans la réflexion, de l’analogie dans le jugement ou de l’opposition dans le concept. ». Ici, l’identité se fonde sur une différence individuelle, se construit par auto-réflexion, mais s’accorde in fine à une loi naturelle, commune aux êtres vivants : la symétrie. Il est vrai que cette loi devient, comme vous l’écrivez, un diktat, dès lors qu’elle s’impose de façon exclusive, au détriment du hasard, comme au détriment de la latéralité qui est aussi une caractéristique des êtres vivants.
Dans L’opposition Universelle (1897) qu’on peut lire sur Wikisource, Gabriel Tarde consacre tout un chapitre aux « Symétries de la Vie » :
« Pourquoi se répéter et se multiplier ne suffit-il point à la vie et demande-t-elle encore, pour réaliser ses fins cachées, à s’opposer, à se grouper, à se réfléchir ? Si nous ne songions qu’à la symétrie esthétique des formes individuelles ou à l’équilibre stable des variétés opposées, nous pourrions croire que la vie tend par-dessus tout à l’Unité à ce leurre métaphysique des Orientaux, des Alexandrins, de la science contemporaine aussi. Si nous n’avions égard qu’à la fécondité des individus et à l’extension des espèces conquérantes, nous pourrions penser que la vie rêve l’Infinité, un maximum inaccessible et illimité d’expansion universelle. Autre chimère. Joignons ces deux points de vues, et nous apercevrons que la vie cherche avant tout, et atteint par degré, la totalité, une totalité de plus en plus vraie, de plus en plus totale pour ainsi dire. Elle veut faire des touts, des mondes définis, qui pillent chacun à part le grand chaos ambiant et aspirent à le posséder de plus en plus. Ou, pour préciser davantage, elle vise deux fins distinctes concurremment : tout posséder et posséder totalement quelque chose . Nous reviendrons sur cette distinction.
La vie est prodigieusement ambitieuse et révolutionnaire : voilà pourquoi elle est extrêmement symétrique et régulière dans ses procédés. Ses oppositions, comme ses répétitions, sont des instruments de rénovation et de conquête. »
Dans ce chapitre, Gabriel Tarde discute les thèses de Bichat, Spencer et Darwin sur la symétrie bilatérale des animaux supérieurs pour avancer l’hypothèse que cette symétrie est due à la coexistence de deux tendances opposées : concentration et expansion. La symétrie articule les deux. Ensuite il examine cette idée dans d’autres sphères : esthétique, philosophique, sociale... C’est bouillonnant et merveilleusement bien écrit.
Ces questions de symétrie et de latéralité sont passionnantes, vous vous en doutez. Mais je ne vais pas m’étendre, je vous dis seulement un grand merci, Emma et John, pour vos beaux points, beaux mots et belles images.