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"July Trip" de Waël Noureddine

Rencontre avec l’auteur de July Trip, un film sur la guerre de Juillet 2006 au Liban.
Publié le dimanche 16 mars 2008 à 03:13:53 par Eléa Baux

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Nous étions au mois de février ou mars de l’année 2006, quand j’ai rencontré Waël Noureddine [1], jeune cinéaste Libanais. Il était assis à la table d’un bistrot, à Belleville, avec un de mes anciens professeurs, Alain Declercq [2]. Ils discutaient tous les deux d’un film de Waël que je n’avais pas vu : Ça sera beau (from Beyrouth with love) [3] tourné en 2005. Waël est un type étrange, à la démarche nonchalante, et à l’accent non identifiable.

Peu de temps après, j’ai croisé Waël sur le quai du métro, et il m’a invité à la projection de son court-métrage à Beaubourg. C’était vraiment sympathique de sa part, il aurait pu ne pas me reconnaître. J’y suis allée, Alain était là aussi.

Le film commença ; c’était dur.

Quelques mois plus tard, en juillet 2006, quand la guerre a éclaté au Liban, j’avais le pressentiment que Waël y était et qu’il filmait, c’était évident pour moi. Il était impossible qu’il ne nous rapporte pas d’images. J’avais tellement envie de savoir qu’il allait bien.

Et puis en Septembre, au croisement du boulevard Etienne Marcel et de la rue Turbigo, je tombe sur Waël traînant un chariot rempli de matériel vidéo – avec Waël ce n’étaient que des rencontres fortuites ; on se retrouvait, je ne sais comment, au même moment, au même endroit. Sans ces hasards, nous serions-nous jamais revus ? –. Nous buvons un café. Il me raconte son été. Il était effectivement au Liban, il a filmé. Depuis son retour de Beyrouth il n’a pas pu s’arrêter de boire. Une bouteille de Whisky par jour. Nous restons une dizaine de minutes ensemble à discuter et il m’annonce qu’il part le lendemain à Montréal pour monter son film.

Dès son retour, il m’appelle. Le court-métrage est prêt. Sa voix, au téléphone, est très étrange. Waël me raconte qu’il a toujours des images de la guerre dans la tête, et que monter le film fût un moment très difficile : « si tu savais à quel point ça puait la mort à Beyrouth ! ».

Fin Novembre, Waël me prévient que July Trip [4] sera diffusé pour la première fois au 8ème festival des cinémas différents de Paris au Centre de la Clef, 21 rue de la Clef dans le 5ème arrondissement, le vendredi 8 décembre 2006 à 20h.

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Ayant vu Ça sera beau... qui m’avait mis si mal à l’aise, et constatant l’état de Waël au retour de son voyage à Beyrouth, j’attends July Trip avec une impatience mêlée d’anxiété. Je veux voir ce que Waël a vu. Je dois me préparer à vivre une dure épreuve.

Le vendredi 8 Décembre, rendez-vous à 19h30 devant la salle avec une amie. Je suis en avance, l’attente est désespérément longue. Je feuillette le petit livret du festival, et en troisième page, je lis :

« Lorsque la dernière guerre a débuté, j’étais loin à mon domicile à Paris. Je n’avais qu’une seule idée : rentrer à Beyrouth le plus rapidement possible et commencer à filmer, il s’agissait de moments historiques. Ce film était devenu pour moi le film indispensable : filmer pour que l’histoire cesse de se répéter en boucle et constituer une banque d’images pour les générations futures. Je n’ai jamais compris pourquoi il y avait si peu de films tournés pendant la guerre au Liban. Hormis quelques rares films, il ne nous reste rien de cette époque. La guerre avait pourtant droit à plus d’attentions », signé W. Noureddine.


J’aperçois Waël, déjà bien échauffé par l’alcool, cachant sa pudeur. Je percevais en lui un mélange de trac et d’excitation à l’idée de cette toute première projection. Nous entrons dans la salle, et après un long discours des organisateurs, à 20h30, la projection commence.

La musique est oppressante, les images sont floues, l’image décadrée tremble, la ville, des bateaux, des gens sur une plage, et là des traces, puis des bruits de bombardements, les cigales, la musique s’est arrêtée, une voiture, des cadavres, la mort, des morts. Le film commence dans une dynamique irrégulière, assez particulière. Je ne me sens pas très à l’aise pendant toute la projection. On voit Waël se droguer, je n’aime pas le voir comme ça. Je n’aime pas le voir prendre de l’héroïne, de la cocaïne. Ça me fait mal, j’ai peur pour lui.

On comprend tout de suite pourquoi Waël se drogue. Pour supporter la guerre, la lucidité n’est pas forcément le meilleur moyen. Les images se superposent, on entend des chants islamiques et des discours israéliens. Et encore cette musique oppressante du début, qui revient tout au long du film.

C’est la fin. Le film aura duré 35 minutes. Il ne reste qu’un condensé de sensations. C’était beau mais horrible, c’était beau et horrible, voilà ce que je dis à Waël en sortant de la salle. Bien sûr, lui, n’a pas assisté à la projection, il était dans le hall et il buvait encore, j’aurais voulu lui parler du film, mais ça n’était pas le moment ni pour lui ni pour moi ; il était trop ivre. Alors je suis rentrée chez moi, émue, choquée, obnubilée par ce que je venais de voir. Il fallait que je le revoie…

Le 1er janvier 2007, coup de fil de Waël, il me propose de travailler avec lui sur le projet d’un long-métrage. Me voilà embarquée dans la re-écriture d’un scénario. Qui aurait cru que ça m’arriverait à moi !
Je suis donc amenée à voir Waël régulièrement pour travailler. Durant cette période de collaboration, July Trip est devenu un véritable objet d’étude. Une obsession que j’ai pu entretenir grâce à Waël, qui m’a offert le DVD du film. Je lui ai posé toute une série de questions sur ses intentions au fil de mes multiples séances de visionnage du court-métrage.

La relation que j’entretiens avec Waël est tout à fait singulière : à chaque fois que nous nous croisons, il a vécu des choses qui l’ont transformé. Nous nous rencontrons toujours à des tournants de sa vie, mais ça, je ne l’ai compris qu’à posteriori.

Je me suis donc repassé le film en boucle pour mieux comprendre, pour voir des détails qui m’auraient échappé, pour me saisir de cette œuvre. Il a fallu souffrir. Voir et revoir July Trip n’est vraiment pas une partie de plaisir. A chaque fois, mes motivations étaient différentes, mais la sensation de malaise restait identique.

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J’ai compris que la sensation d’angoisse qui se dégageait de ce film était due au contraste entre les plans fixes où il ne se passe pas grand-chose et les rythmes rapides déclenchés par des événements latents. On sent l’activité du cameraman, c’est ce qu’il a vécu. Au montage, je ne pense pas que la volonté de Waël ait été de mettre les spectateurs en état de suspens ; l’attente déclenchée par les moments lents est vraiment une attente spécifique à la temporalité qui se dégage de la guerre. En effet, en temps de guerre, la population vit au rythme des bombardements, des destructions et de la mort. Les temps calmes doivent être très pénibles à vivre, on doit être apaisé et en même temps angoissé. La sensation du temps qui passe doit être fondamentalement différente de ce que je connais.

Ce film me gêne parce qu’il est plus qu’un témoignage, il est la représentation imagée d’un temps vécu par quelques personnes. Waël ne commente jamais en voix-off, tout ce qu’il a vécu est exprimé par la caméra.

J’ai très vite ressenti le besoin de montrer ce film. Je l’ai diffusé à mes parents, à mes sœurs, à quelques proches amis, et en mars 2007, à la fac, en cours d’anthropologie de l’art. J’étais terriblement angoissée de leur montrer July trip, mais ce besoin que d’autres le voient, de partager ce moment difficile de la projection, était très important. J’avais comme une tâche à accomplir. L’urgence de transmettre se faisait sentir, de montrer ce que Waël m’avait montré, de n’être pas le dernier maillon de la chaîne. Je ne voulais pas être la dernière à l’avoir vu. Il fallait que d’autres sachent. J’avais peur de leurs réactions. Quelque chose me semblait anormal, j’étais mal à l’aise de savoir ce qu’ils allaient ressentir : cette sensation si particulière au premier regard, les longueurs du film, l’attente... Mais qu’est-ce qu’on attend ?

J’ai toujours demandé son autorisation à Waël avant de diffuser July Trip. Il me disait : « le DVD est à toi, tu fais ce que tu veux. ». Je lui rapportais la façon dont son film avait été perçu. Après la séance de projection à l’université, de nouvelles questions me sont venues. Je culpabilisais un peu de l’interroger sur ces moments qui devaient être douloureux pour lui. Il n’a jamais refusé de répondre à mes questions.
Je voulais savoir s’il avait une raison précise à la prise de toutes ces drogues. Il m’a confié que l’odeur et l’ambiance qui émanent d’une ville en guerre sont insupportables : « L’odeur des cadavres ressemble à ce que sent un poulet qui aurait pourri dans ton frigo puissance 10 000. C’est une odeur qui reste dans tes narines, cette odeur est constante, ambiante, elle ne te quitte jamais, t’obsède, te rend fou. Pour pouvoir dormir avec cette odeur, je buvais du whisky, pour pouvoir filmer je prenais de la cocaïne et pour pouvoir supporter l’état de guerre et ne pas avoir trop peur de mourir, je me défonçais à l’héroïne. Il faut être fou pour partir dans un pays où la guerre vient de se déclencher, sans protections. ». On ne peut pas faire sentir l’odeur de la guerre, et tant qu’on ne l’a pas vécue, on ne peut pas se l’imaginer.

J’ai encore regardé le film au ralenti. Cette démarche peut paraître un peu sado-masochiste, mais je ressentais le besoin de voir quelques passages lentement pour mieux comprendre pourquoi ils avaient été filmés de cette manière précisément. J’avais besoin de m’habituer à la violence de ce film, pour pouvoir ensuite l’analyser.

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Une des séquences montre un cadavre dans une posture complètement désarticulée. Je voulais comprendre comment il était mort. J’en ai tiré la conclusion que l’homme avait dû être enseveli sous les décombres d’un bâtiment bombardé, il avait dû se débattre pour ne pas mourir. Son corps le signifiait de façon si évidente ! Il avait dû fournir de nombreux efforts. Je pense que Waël devait aussi se demander si les gens étaient morts lentement, s’ils avaient souffert ou si la mort avait été fulgurante. Les cadavres témoignent des circonstances de la mort.

Waël tourne avec une caméra vidéo et une 16 mm, les deux outils ne sont pas du tout exploités de la même façon. Avec le 16 mm, il réalise des plans conventionnels et de belles images, tandis que les prises de vue vidéo sont volontairement décadrées, renversées, superposées. Waël intercale ces différents types d’images, ce qui participe à la création d’une atmosphère de chaos.

La dimension sonore de ce court-métrage répond au même système chaotique qui intercale ou superpose le bruit réel des lieux, la musique que F.J Ossang a composé pour le film, les silences, la musique écoutée par les gens, les discours, etc. C’est le fruit d’un travail de montage extrêmement réfléchi, il a certainement fallu déconstruire pour pouvoir donner cette impression de désordre propre à la guerre.

L’univers décrit par Waël dans ce court-métrage est morbide, saisissant de réalisme. On se croirait embarqué à Beyrouth, essayant d’échapper à la mort, et en même temps suffisamment impliqué pour vouloir constater de ses propres yeux quels sont les dégâts causés par les attaques israéliennes. C’est une curiosité tout à fait propre à la volonté de savoir ce qui se passe réellement autour de soi, une volonté de témoignage, une volonté de comprendre. Cette curiosité n’est pas celle du voyeurisme.

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Je n’ai compris que tard, que ce court-métrage n’avait pas prétention au réalisme journalistique, bien que décrivant la réalité. Le cinéaste filme aussi la presse. Son point de vue englobe par conséquent une plus large part de la réalité. L’une des séquences sur la presse montre une équipe composée d’un caméraman et d’un journaliste. Ils font sans aucune hésitation un reportage pour la télé. Ce qui est extraordinaire dans cette séquence, c’est la façon dont Waël s’est placé pour les filmer. Il nous montre quelle est la stratégie des journalistes. L’arrière-plan derrière eux est véritablement leur décor : l’effondrement d’un immeuble après un bombardement. On ne comprend pas ce qu’ils racontent, ils sont certainement Suédois, Finlandais, ou Ukrainiens. On aimerait savoir ce qu’ils disent mais ce n’est pas sous-titré. Ils portent tous les deux, casques et gilets pare-balles alors que les Libanais sont tous à moitié nus [5]. Le document qu’ils sont entrain de réaliser semble être en plan fixe. Waël nous montre que ces journalistes n’ont aucunement l’intention de montrer le hors champ, c’est comme s’ils étaient en studio.

Waël bouge et capte tout ce qui se passe autour. Les journalistes au contraire, ont mis en scène les informations qu’ils vont rapporter.
C’est une mise en abyme : Waël met en scène les journalistes qui mettent en scène leur propos. L’analyse du court-métrage nous mène naturellement à une série de questions autour des méthodes utilisées par certains journalistes et même sur le niveau de fiabilité des images qui nous sont rapportées. Un autre passage montre des journalistes se préparant à faire un reportage. Les reporters ont enfilé leur gilet pare-balles, ils ont leur casque sur la tête, et attendent un bombardement pour plus de réalisme ! Sur une autre scène, j’ai été choquée de voir à quel point les journalistes se comportent comme des vautours autour des cadavres. Ils se jettent dessus pour avoir la meilleure image, celle qui sera la plus trash, celle qui fera le plus sensation au journal télé de 20 heures. Waël le montre très bien. Ils se battraient presque entre eux, ils vont jusque dans l’ambulance pour photographier le cadavre. Les journalistes sont tels des aimants attirés par le corps mort et rien ne les arrête.

Malgré mes multiples séances de visionnage, quelques zones d’ombres subsistent. Je ne suis pas spécialiste en matière de guerre, et j’ai beaucoup de mal à saisir tous les enjeux des conflits dans lesquels le Liban se trouve. Waël filme la télé : vers le milieu du court-métrage, un homme fait un discours, on le voit, mais je ne sais pas qui il est, le discours sous-titré nous permet néanmoins de deviner qu’il s’agit du chef du Hezbollah. Waël me l’a confirmé. À trente secondes d’intervalle, on entend une menace provenant d’Israël à la radio, et ce discours télévisé.
Même si son objectif n’est pas de nous exposer sa vision des causes de la guerre, Waël nous informe sur ce qu’il comprend des enjeux de cette guerre en nous proposant ces deux fragments de discours.

Je ne sais toujours pas, à l’heure actuelle, comment qualifier ce court-métrage. Ce n’est ni un documentaire, ni un reportage, et pourtant, les images sont réelles. Ce n’est ni une autofiction, ni du cinéma, et ce n’est pas non plus un simple témoignage, puisqu’une certaine position est prise par le réalisateur. C’est peut-être tout simplement une œuvre d’art. C’est humain et inhumain à la fois.

A chaque fois que je le revois, c’est pour le montrer à quelqu’un et je ressens toujours la même chose. Ce film montre la guerre sans la juger. C’est suffisant pour la condamner quand même. Il ne montre rien en particulier et tout à la fois. Il ne prétend pas donner à voir la réalité et pourtant je ressens cette réalité. Je n’ai aucune expérience de la guerre. J’éprouve du dégoût, de la culpabilité, de la rancœur, de la peine, de la tristesse, et de la colère envers la guerre et les belligérants. La guerre est injustifiable.

Ce film fait sentir tout cela. L’impuissance face à la guerre rend fou et détruit tous les hommes qui la vivent. Waël est irréversiblement marqué par elle. J’ai le sentiment que ce court-métrage rétablit une certaine forme de vérité sur la guerre ; les images sont brutes, elles laissent libre la pensée de chacun.

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Éléa BAUX travaille sur la photographie de guerre. Elle est étudiante en Master d’Arts Plastiques à l’Université de Paris-1.

[2Alain Declercq à la Galerie Loevenbruck

[3Ça sera beau (From Beyrouth with Love) (2005), fiche du film sur Internet Movie Database

[4July Trip, 2007, production Micromega

[5Malgré ces précautions, le métier des reporters de guerre est à haut risque. Pendant la guerre de l’été 2006 au Liban, une journaliste et un employé d’une chaîne de télévision ont été tués tandis que dix autres ont été blessés. Le rapport annuel 2007 de Reporters sans Frontières dénonce le fait que les médias aient été pris pour cible par l’aviation israélienne. L’information fait désormais partie de l’arsenal offensif ou défensif des états, et les journalistes sont de plus en plus exposés en zones de conflit. « Pour tenter de remédier à cette situation, Reporters sans frontières propose de mettre à la disposition des journalistes des outils juridiques et didactiques (Guide pratique, Charte sur la sécurité, stages de formation, etc.), mais aussi du matériel de sécurité (gilets pare-balles, casques, balises de détresse, trousses de secours, etc.), ainsi qu’une hotline réservée aux professionnels des médias en difficulté. »


 
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