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Sorbelli et moi

Critique d’une relation avec l’artiste
Publié le mercredi 24 novembre 2004 à 22:25:24 par Aurélien Michel

Prologue

En toute circonstance, Sorbelli agit de manière inattendue. Je veux l’interviewer, c’est lui qui mène l’interview. Il me demande de choisir entre deux photos de son cul : en grain ou en pixel ? En pixel ou en grain ? Je me décide finalement pour l’une, il choisit l’autre.

Lorsque je lui demande un visuel pour illustrer cet article, il me renvoie vers son galeriste - Réponse du galeriste [1] :

« Ci-joint visuel choisi par Alberto :»
JPEG - 15 ko
Alberto Sorbelli - © Alberto Sorbelli, courtesy galerie Maisonneuve, Paris

Quand vous aurez lu l’article, vous comprendrez que l’illustration n’illustre rien. Certains vont soutenir le changement de paradigme si cher aux artistes, d’autres vont penser qu’il se sent vieux et qu’il cultive une nostalgie de l’enfance, ou bien que cette photo de lui « gamin » peut être une forme d’anonymisation, etc. Toutes ces interprétations fantaisistes auraient pu être valables si je m’étais donné la peine de les étayer.

Bien sûr, Sorbelli se remet depuis peu au dessin ; il présentait à la FIAC ses nouvelles productions. En me soumettant une photo de lui en jeune dessinateur, il pensait certainement réorienter mes propos. Cependant, mon cher Alberto, je ne vais pas modifier cet article en réponse à ta photo !

***

C’est la rentrée universitaire. Un tour de table dans une salle de cours, les étudiants se présentent : l’un s’intéresse aux orgasmes non-sexuels auditifs, une autre s’imagine sur toutes les couvertures de magazines et les panneaux publicitaires. A côté de moi, on s’extasie du regard d’un regardeur, en face, on cherche la poussière, plus loin, on tente d’ensevelir le monde. J’aurais voulu m’échapper. Une voix grave me demanda :

- Et vous Aurélien ?
- Pardon ?
- Quel est l’objet de votre pratique artistique ?

Pour tout avouer, je n’éprouvais aucune gêne à expliquer mon travail autour des connivences entre l’art et la prostitution, comme si le discours des autres m’avait désinhibé, mais passons.

- Connaissez-vous Alberto Sorbelli ? me demanda t-elle.
- Non.
- Il faudra absolument vous renseigner.

Pourquoi s’intéresse-t-on à la prostitution ? J’avais en ce début d’année cette sensibilité du rejet de la prostitution dans l’art. On ne tolère que des images qui se taisent sur les cimaises des musées. De la même manière, on ne tolère plus la prostitution dans la rue et elle passe inaperçue sur le web. On se souvient du baiser de l’artiste Orlan [2] qui avait fait scandale, du Contrat de prostitution de Michel Journiac [3]. On pense à Annie Sprinkle [4]. Mais je ne connaissais pas Alberto Sorbelli.

Le soir même, j’avais obtenu le numéro de portable d’Alberto Sorbelli. Après trois ou quatre jours, j’étais parvenu à le joindre. Il était d’accord pour me rencontrer et me demanda de le rappeler le matin même de notre rendez-vous, pour le lui confirmer.

Tentative de rapport avec Alberto Sorbelli

Je compose son numéro de téléphone.

- Monsieur Sorbelli, c’est Aurélien Michel. Je vous appelle comme convenu, nous devions nous voir aujourd’hui...
- Ah oui ! Bonjour...Bon... Pour notre rendez-vous, il va falloir que vous me rémunériez...
- Pardon ?
- Oui. Tu paies, tu sauras si je suis réellement prostitué. Sinon, tu te contenteras de tous les cancans que tu entendras à mon sujet.
- Euh...Combien dois-je vous payer ?
- Bon. En général c’est trois cent euros pour la presse ou les institutions. Pour les étudiants c’est demi tarif.
- Cent cinquante euros ?
- Oui. Cent cinquante.
- Eh bien nous allons annuler le rendez-vous et je me contenterai effectivement de ce qui circule sur le web, dans la presse et ailleurs au risque même d’enrichir ces cancans !
- Oui mais...
- Attendez ! Se prostituer ce n’est pas faire payer tout et n’importe quoi. Je veux rencontrer l’artiste. Et puis, savoir si vous êtes prostitué, je le sais déjà : vous me faites payer rien qu’une entrevue. La prostitution c’est vendre un service sexuel et pour cela je ne suis pas client.
- Non. La prostitution ce n’est pas la question de ce que l’on fait. Pour tout le monde, la prostitution c’est comme la pornographie : du sexe. Il s’agit simplement d’une précision par rapport à la rémunération. Par exemple, si vous m’invitez dans un resto chic, c’est un cadeau, c’est comme si vous m’offriez un collier de perles. Il s’agit du paiement d’une séance comme l’on paie un homme de ménage. L’expérience d’aller chez une pute se paie.
- Je ne peux pas vous payer. Je suis étudiant et je dois subvenir aux besoins de mes deux petits frères qui...
- Votre vie ne m’intéresse pas.
- Nous en resterons ici.
- Il y a quelques mois, Orlan m’a envoyé un étudiant stagiaire. Je l’ai hébergé une nuit. Nous partions pour New-York le lendemain matin pour y réaliser des performances pour la série des agressions. Il était présent pour filmer, assurer son rôle de stagiaire, etc.

L’entretien téléphonique dure encore. Je cesse de prendre en note la communication. Il proposait un arrangement. Je relis mon post-it :

RDV ce jour à 16 h
Code 963V

Je m’étais renseigné sur cet artiste avant la rencontre. Ses histoires de prostitution, d’agressions, d’orgies sexuelles à son domicile ne m’avaient pas rassurées. J’avais donc demandé à un ami de m’appeler régulièrement durant l’entretien. Sorbelli aura vite compris cette démarche et pris le temps de m’expliquer que cette méfiance à son égard était quasi quotidienne, à commencer par ses voisins de pallier. Puis il me rassura : « voyez-vous, je ne fume pas, je ne bois pas, je ne me drogue pas ». Son rythme de vie semblait effectivement sain.

J’étais face à un homme d’une grande courtoisie, calme, élégant et séducteur.
Il habite au cinquième étage d’un vieil immeuble parisien. Il m’invite à prendre place dans un des deux fauteuils. A ma gauche, je vois une vieille baignoire en fonte accompagnée de sa robinetterie d’époque, en face, un canapé en velours rouge, de grands drapés. A ma droite, une fenêtre. Je vais fumer sur le balcon.

Sa chambre est plus sobre.

Quand je suis allé aux toilettes pour la première fois chez lui, son installation sanitaire m’en coupa presque l’envie. Il m’a fallu passer sous la douche pour atteindre le wc et la porte ne fermait pas. De toute façon quelle utilité ? Elle est en verre transparent.

Pendant un an, les relations que j’ai entretenues avec lui ont été très distantes. Le plus souvent, chacun dans notre fauteuil, nous discutions, une tasse de thé à la main. Le deal qu’il m’avait proposé était que je lui donne huit heures de mon temps de travail. En échange, il m’accorderait huit heures de son temps pour répondre à mes questions.

Cette offre me convenait. 8 heures avec Alberto Sorbelli = 8 heures avec Aurélien Michel. Cela partait sur un plan d’égalité quant à la valeur de nos deux corps.

Devant lui, je me demandais si je pouvais m’imaginer Sorbelli comme un frère -non, trop vieux-, comme un père -non, trop jeune-, comme un amant -non, je préfère qu’ils aient l’âge d’un grand frère. Trop rapidement, je lui ai laissé prendre la place d’un maître qui me dirigera en voguant de sévérité en complicité, de paternité en amitié, et en infidélité.

Comment avons-nous usé respectivement des huit heures de l’autre ?

Il m’a tout d’abord demandé de lui retranscrire les paroles de Guillaume Victor Pujebet, un spéculateur, en texte clair, pour qu’un acteur puisse jouer cette pièce intitulée « L’Esthétique de la spéculation ». La retranscription s’est effectuée à partir d’une cassette VHS d’assez mauvaise qualité, cela m’a pris 6 heures environ. En échange, il a répondu à mes questions, à mes attentes, à ceci près qu’une ou deux heures m’auraient suffi.

Le compte-relation soldé

Le pacte rempli, nous avons continué à nous voir. Les conversations étaient sensiblement les mêmes. Des conversations jamais vives, ni fades. Nous discutions durant deux ou trois heures à raison d’une séance par semaine. Un soir de décembre, j’avais enfilé mon manteau en m’apprêtant à le saluer quand il me tendit un préservatif « King size ». Il prétextait qu’il s’était tourné un film porno dans son appartement la veille.

Un autre jour, il m’emmena au vernissage de Penone au Centre Pompidou. Il ne me présentait jamais les personnes avec lesquelles il conversait. Il me rejoindra plus tard en me demandant : « Que faisais-tu avec Madame Pompidou tout à l’heure ? ».
Je me souvins que j’avais effectivement profité d’une explication destinée à une dame fort élégante. Ce que je retins est que Sorbelli ne m’avait pas tant délaissé. Il avait gardé un oeil sur moi.

Pendant l’été, lui est parti en Italie, moi en Normandie. Nous nous sommes revus le 3 septembre à l’occasion de ma soutenance. J’espérais fort qu’il vienne. Sa simple présence m’a donné beaucoup de force et peut-être, avouons-le, une crédibilité plus grande auprès du jury. Faire comprendre qu’être artiste c’est faire la pute n’est pas chose simple.

Alberto a confiance en moi. Il m’a associé à l’accrochage de son exposition « Tentatives de rapport avec la société » à la galerie Maisonneuve. Ainsi, j’ai passé des journées entières avec lui qui m’ont permis de le connaître mieux encore : il raffole des pim’s à la poire et des petits écoliers au chocolat noir. En épinglant un à un les souvenirs de ses performances, j’ai perçu chez lui une amertume, une nostalgie peut-être. Un goût d’achevé, c’est certain. Il me tendait des cartes : « Tu vois Aurélien, à l’époque je recevais des cartons d’Aillagon et du Premier Ministre. Cela ne m’arrive plus... ».

Il me questionna également, pour mieux me parler de lui ; il aime les gens beaux, cruels et qui lui résistent.

Je lui envoie aujourd’hui le roman d’Eric-Emmanuel Schmitt : Lorsque j’étais une oeuvre d’art [5].

[1Pour découvrir ou re-découvrir les travaux récents d’Alberto Sorbelli, voici le site de la galerie qui le représente : galerie-maisonneuve.com

[2Site officiel de l’artiste Orlan : orlan.net

[3journiac.com : vous trouverez sur ce site les principales oeuvres de Journiac dont Contrat de prostitution.

[4Site officiel de l’artiste Annie Sprinkle : anniesprinkle.org Une attention particulière pour le projet 40 REASONS WHY WHORES ARE MY HEROES.

[5Eric-Emmanuel Schmitt, Lorsque j’étais une oeuvre d’art, Editions Albin Michel, 2002.


 
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