Bizarrement, comme la plus part des gens qui pratiquent le Web en dilettante (entre surf pseudo égotiste, achat en ligne et lecture de la presse en ligne), j’ai découvert cela en spectateur, dans les journaux Internet et dans les émissions télé consacrées aux web. Les flash mob frappent à Tokyo, à New York, à Toulouse, et à Paris… Après les webcams et autre phénomène comme le chat, c’est la grande affaire du moment : le quotidien Le Monde consacre un article, Beaux-arts Magazine également. Et la tentation est grande de faire des comparaissons avec les happenings à grande échelle. Les flash mob seraient alors une sorte "land art" de la performance réalisée (jusqu’ici) exclusivement en milieu urbain, une sorte de "city mass art (ou quelque chose dans le style…)…
Mais si les flash mob sont un phénomène de société, il paraît cependant difficile de leur conférer une vertu artistique. En effet, ils ne semblent s’inscrire dans aucune filiation artistique, de même qu’aucune réelle proposition ne s’en dégage jusqu’ici. C’est un phénomène esthétique qui fonctionne selon la logique de l’évènement : jouant sur l’effet d’annonce, de la surprise et de la dissipation.
Comment penser ce phénomène ? Comment l’interpréter ? On avance l’hypothèse de « cérémonie » [cf commentaire de Bernard Guelton], de « transformation du lien en lieu [cf commentaire d’Isabelle Vodjdani], pour ma part, si je souscris à ces pistes de réflexion, je suis également étonné que ces attroupement faussement spontanés et typiquement éphémères ne suscitent aucune inquiétude. Comme si Internet venait rendre bon enfant ces créations de foule, cette manipulation collective, ce fait de pouvoir rassembler aussi facilement des individus jusqu’ici isolés, mais, comme le souligne Isabelle Vodjdani appartenant à un milieu social identique. Je ne cherche pas ici à diaboliser les flash mob comme les rave party l’ont été, ni même à adopter une position réactionnaire, je m’interroge simplement sur qu’un flash mob dessine un programme purement formel à exécuter, trace une feuille de route au contenu clairement défini : se rassembler, neutraliser un espace public (physiquement ou/et en créant du spectacle) puis à se disperser.
Qui se cache derrière ? Quelle est sa motivation ? Quel est son but ?
Nicolas Thély
Merci de m’avoir indirectement fait remarquer que ma « description » de la cérémonie flash mob est encore bien grossière. Que les organisateurs d’une « foule-éclair », « maîtres de cérémonie » restent anonymes est en effet une caractéristique qui est loin d’être négligeable. Elle se distingue de ce qui me semble être l’usage habituel dans une cérémonie, c’est-à-dire que celle-ci est non seulement dirigée, mais que ceux qui la dirigent sont habituellement mis sur le devant de la scène, normalement comme intercesseurs entre les participants et « l’objet » qui est à célébrer. Cet anonymat a comme première raison d’être, dit-on l’interdiction publique d’un rassemblement de personne sans autorisation préalable. Soit, mais des rassemblements publiques sans autorisation, revendiqués et non anonymes se produisent de temps à autre et sont loin d’être impossibles. Un groupe se soude d’autant mieux dans une cérémonie qu’en confirmant un ordre qui est en opposition à un autre. Il s’agit donc sans doute de plusieurs choses à la fois : identification, sécurité, facilité, fluidité, marge, et enfin secret et spectacle comme deux faces d’une même pièce. Mais surtout, il s’agit là d’une célébration qui est propre au réseau dans lequel l’anonymat est un ressort fondamental. Le titre et le propos de Patrice Loubier dans Parachute (109) en témoignent à leur façon : « De l’anonymat contemporain entre banalité et forme réticulaire ». Enfin, puisqu’il s’agit d’une rencontre des corps absentés et anonymes dans le réseau, aucun corps ici n’est susceptible d’intercéder pour les autres.
Deuxième point, « Qu’il s’agisse d’un programme purement formel à exécuter », par contre, va, me semble-t-il, directement dans mon sens. Qu’est-ce qu’une cérémonie en effet, si ce n’est justement un programme purement formel à exécuter ? Reste l’inquiétude. Que des rencontres physiques aient lieu (mais il est vrai, de quelle rencontre s’agit-il ?) à partir de l’anonymat du réseau pour y retourner est un symptôme qui reste toujours à déchiffrer. Mais l’inquiétude, je la garderai pour des phénomènes plus « triviaux » et beaucoup moins à la pointe de la mode : un quart de degré de réchauffement planétaire tous les dix ans, 14802 morts en 15 jours dans un petit pays tempéré, 1100 à 1200 tonnes de combustible irradié par an (dans ce même charmant petit pays) dont pour l’essentiel on ne sait que faire et qu’on accumule en attendant de voir, voilà des phénomènes un peu plus inquiétants mais il est vrai hors sujet, banaux et barbants.
Bernard Guelton
Merci Bernard et Nicolas pour vos contributions de qualité.
Je suis d’accord avec Nicolas. L’anonymat des organisateurs des flash mobs est un problème que j’ai souligné à plusieurs reprises. Pour l’essentiel, cet anonymat est critiqué parcequ’il laisse le champ libre aux manipulations marketing "The cheesebikini site noted that the Toys ’’R’’ Us gathering coincided with another planned ’’mob’’ in Toronto that targeted ’’the same giant multinational toy-store chain. That’s an ugly coincidence. . . . Participants : remember that a corporation could easily create fake flash mobs designed to spur more business to its
retail outlets. Don’t be a sheep !’’ [1].
Pourtant, cette forme de manipulation me paraît être un simple épiphénomène, une faille utilisable par des petits malins qui par ailleurs, se débrouillent très bien pour vendre leur soupe à visage découvert. Ce qui me paraît beaucoup plus grave (probablement aussi grave que les problèmes écologiques que tu signales, Bernard), c’est que cet anonymat est
aussi un point d’aveuglement qui a pour contrepartie la croyance facile, dans les capacités d’auto-organisation de la foule. Car c’est à ignorer ceux qui les gouvernent que les foules peuvent se complaire dans l’illusion de leur liberté.
D’ailleurs, ce que mettent en scène les flash mobs c’est bien la représentation d’un mouvement de foule spontané et parfaitement coordonné . Nous avons bien à faire ici à un effet magique, comparable à ceux que les mages de l’antiquité mazdéiste savaient si bien créer pour berner les foules lorsqu’ils allumaient un brasier avec une petite loupe inconnue du commun des mortels. Comme d’habitude, la transparence et la méconnaissance de l’artefact est la condition de l’illusion.
Quoi de plus exaltant que cette apparente spontanéité que l’on confond si vite avec la liberté[2] ? Quoi de plus gratifiant pour le narcissisme collectif que de pouvoir croire que ces beaux mouvements de foule sont l’oeuvre d’une multitude d’individus auto-organisés ? Pour le croire, il faut à tout prix faire abstraction des organisateurs. Il n’est pas jusqu’à Howard Rheingold qui ne se fourvoie en voyant dans les flash mobs des divertissements auto-organisés, où les gens créent leur propre spectacle. Mais même s’il se trompe à propos des flash mobs, le discours de H. Rheingold a le mérite de reconnaitre cette aspiration à l’auto-détermination (peu importe si elle se manifeste pour des causes futiles). En donnant à entrevoir comment les communications mobiles de personne à personne peuvent constituer un environnement technologique propice à la construction de situation collectives non-centralisées et non-massifiées, il encourage les actions coordonnées à petite échelle.
Mais pour le moment, les flash mobs ne sont qu’un simulacre de coopération. Oui, je pense que c’est juste de parler de cérémonie, dans la mesure où les flash mobs visent effectivement à produire du spectacle, et qu’ils répondent à un besoin de croyance. Cependant, Bernard, parmi tous les items que tu as listés au début de ton billet, il me semble qu’il ne faut pas oublier ce qui constitue in-fine l’aspiration hâtivement symptomatisée par les flashmobs, c’est à dire les désirs d’empathie et de coopération constructive qui dessineraient peut-être l’horizon utopique de la post-modernité[3].
Faisons un pas en avant, substituons l’espoir à l’illusion :)
[1] Cité par Howard Rheingold à partir d’un article du New York Times magasine
[2] "Ce qui s’inscrit en creux dans la pluralité des voix, c’est le refus du sens et la gratuité de l’action qui traduiraient, avec peut-être quelque contradiction, au travers d’une manifestation collective, un « je-suis-libre », et même de ne pas l’être. Avoir, dans une expression collective, le sentiment d’exister. Et surtout, vivre des sensations brutes et fortes. Il n’y a, à vrai dire, pas d’autre motivation que celle de se sentir vivre et de partager un émoi collectif, par le biais d’une bonne blague" - navire.net.
[3] "Voilà bien la différence que l’on peut établir entre la modernité individualiste, abstractive, rationnelle et la post-modernité "emphatique". Celle-là repose sur le principe d’individuation, de séparation, celle-ci au contraire, est dominée par l’indifférenciation, la "perte" dans un sujet collectif."- Michel Maffesoli,du tribalisme
L’engouement pour la pratique des flashmobs semble bel et bien s’épuiser[1]. Mais effacez un symptôme, il en apparaîtra d’autres. Il n’est donc pas inutile de poursuivre une réflexion sur le phénomène, et de profiter de la trève hivernale pour le faire à tête reposée.
Merci à Jean Luc Raymond qui signale sur mediatic la poursuite de nos réflexions sur les foules-éclair, et qui souligne pour sa part qu’ "Il y a effectivement une notion de pouvoir très marquée dans les flash mobs : ne rien savoir sur l’organisateur, le devoir d’obéissance... C’est un peu aussi une sorte d’adoubement des temps modernes ;-)"
Une autre analyse pointée par Jean Luc Raymond mérite également réflexion. Dans les Charentaises dynamiques, Joachim D. estime que l’enjeu des foules-éclair est plus relaté à un processus de programmation qu’à un travail d’organisation : "En soi, l’idée d’organisation est étrangère au flashmob. Un flashmob ne peut pas et ne doit pas être organisé ; il se programme. Il est même très proche d’une tâche informatique : chargement d’une série d’instruction, et exécution du programme. On ne se préoccupe pas de savoir si les processus ou les individus vont interférer, on sait qu’il va y avoir interférence ; l’intérêt du flashmob est de mettre en scène cette interférence pour faire naître un évènement programmatique."
Le flash mob comme routine ? Un rituel où les participants donnent corps et font corps avec le coeur du système, se soumettent au kernel ? Voilà une hypothèse intéressante, inquiétante, qui s’éloigne résolument de l’angélisme festif des premiers témoignages, et qui apporte un contrepoint assez sinistre aux désirs de coopération, de liberté et d’empathie qui motivent pourtant les mobeurs.
"Aussi, seule, cette formulation nous satisfera-t-elle : le processus de civilisation répondrait à cette modification du processus vital subie sous l’influence d’une tâche imposée par l’Eros et rendue urgente par Ananké, la nécessité réelle, à savoir l’union d’êtres humains isolés en une communauté cimentée par leurs relations libidinales réciproques" [2].
[1]"Q : So why are you ending the Mobs ?
Bill : It’s the end of summer. A political feeling of community and meaningfulness is notbaly absent in this activity (glowlab)
[2] S. Freud, Malaise dans la civilisation, 1929 (eh oui, je vous avais promis une relecture de cet ouvrage, et ce n’est pas fini...)
Nouvelle tentative d’instrumentaliser le flash mob, voici un "attroupement-éclair" décliné en trois séances. Un flyer dans ma boîte à lettres m’invite à participer à un "attroupement-éclair" pour manifester "visuellement et médiatiquement" notre attachement au cinéma Rodin (XIIIe arrondissement). Trois attroupements sont programmés : le mercredi 19 novembre à 15h30 et à 19h30, le samedi 22 novembre à 15h30.
Contente de te lire ici Karen !
Ne connaissant pas le détail des problèmes du cinéma Rodin, je me garderai de discuter le bien fondé d’une revendication qui cherche à lutter contre la disparition d’un cinéma de quartier.
C’est étonnant de donner l’appellation de flash mob à une simple mobilisation de quartier organisée par une distribution de tracts en porte à porte. Cela n’a plus grand chose à voir avec les moyens (TIC mobiles) qui définissent un rassemblement éclair. Que le terme de flash mob devienne un label branché et glamour permettant de relooker les vieux poncifs de la lutte sociale (manif et pétition) pour les rendre plus attrayants, pourquoi pas ? Mais cela soulève quand même quelques questions.
Car ce que tu nous apprends est un exemple de plus ; comme le flash mob de Fred Forest, les initiatives de flash mob protestataire ou d’utilité publique, ou encore le fait de vouloir présenter comme un flash
mob (ce que faisait navire.net) l’opération
anti-pub qui a récemment soulevé tant de controverses.
Cela montre la persistance d’une position critique contre la gratuité (jugée superficielle, irresponsable, voire dangereuse) du flash mob, une position qui tente de replacer cette pratique dans la perspective des espérances de Rheingold qui voit dans les "smart mobs" (foule devenue miraculeusement intelligente grâce aux TIC mobiles ?) des moyens d’organisation intéressantes pour des actions politiques et citoyennes. Le glissement des "smart mobs" en "flash mobs" serait le signe d’une récupération consumériste et distractive des énergies qui auraient pu s’employer à de meilleures causes. Se réapproprier le terme de flash mob pour présenter des actions utiles comme une alternative aux flash mob à visée purement ludique part d’une intention louable. Quoique cette position paraisse fort défendable, elle ne doit cependant pas masquer la revendication du "bon plaisir" innocent, inoffensif et non productif. Ne pas entendre cette revendication c’est mourir d’asphyxie ! Reste que les rassemblements éclair ne sont sans doute pas le moyen le plus propice pour affirmer ce droit au "bon plaisir". Ils sont trop facilement surdéterminés par des significations incontrôlées, ou à l’inverse, par des manipulations trop contrôlées.
De l’autre côté, on peut s’interroger sur ce besoin de relookage linguistique pour désigner des formes d’actions extrêmement variées allant des formes les plus classiques de la contestation sociale (manif et pétition) jusqu’aux formes les plus inventives qui dans leur logique virale, ne sont pourtant pas sans évoquer l’antique dynamique de la dispersion des apôtres après la pentecôte.
Sous l’appellation flatteuse de flash mob, les dispositifs de lutte sociale, les vieux comme les jeunes, trouvent un "concept vendeur". ils se définissent ainsi comme des produits faciles à consommer et à utiliser. Vite fait, mal fait, j’achète ma bonne conscience et mon droit de râler en participant à un flash mob d’utilité publique, tout comme demain, je ferai mes emplettes en profitant de l’opération vente flash d’un grand magasin. Le flash mob engagé serait à l’action sociale et citoyenne ce que le fast food est à la confection d’une soupe maison : épluchez et émincez les oignons, faites rissoler dans un fond de beurre, ajoutez les pousses d’orties préalablement cueillies pendant votre promenade en forêt, couvrez d’un litre d’eau, mettez y deux pommes de terre épluchées et coupées en quartier, salez, poivrez, et laissez mijoter une demi-heure. Mixez, et servez avec un peu de crème fraîche. Ce n’est pourtant pas compliqué non ?