La chose est assez rare pour être notée :
le Vendredi 15 et le Samedi 16 avril, la Compagnie Babel, présente : « Juste après... », un spectacle folifonique où s’entremêlent la voix et le geste.[1]
Babel, c’est une quinzaine de personnes qui chantent dans des langues inconnues que l’on se surprend à comprendre par l’émotion. Grâce à l’expression du chant et du geste, ces langues mystérieuses trouvent à nos oreilles la familiarité d’un babil d’enfance.
Babel ne se produit qu’une ou deux fois par an. La salle est toujours bondée avec les amis, les amis des amis, et encore les amis des amis des amis. Les chanteurs sont des amateurs. Dans la vie de tous les jours, ils travaillent comme vous et moi, ils sont employés de bureau ou chercheurs scientifiques, ils sont jeunes ou vieux, c’est selon. Mais cela fait des années qu’ils se retrouvent chaque semaine, parfois plus, pour improviser de nouveaux morceaux, retravailler les anciens, réadapter, modifier et peaufiner les scènes. Leur spectacle est tout le temps en gestation et évolue selon un rythme naturel. Il est difficile de dire d’une année sur l’autre si l’on a affaire au même spectacle ou à un nouveau spectacle. Ils ne sont pas dans une logique de produit qui exige la rupture et la nouveauté. C’est une chose vivante.
Je ne sais pas si c’est leur talent et leur fantaisie, ou bien leur condition d’amateurs avisés qui me les rend si sympathiques, mais je trouve toujours autant de plaisir à aller les voir, et encore plus de plaisir à retrouver leur enthousiasme intact.
[1] Babel : « Juste après... »
Chef de choeur : Dominique Papineau,
Mise en scène : Blandine Chaix
Lieu : « Comme Vous Emoi », 5, rue de la Révolution, Montreuil.
Prix des places : 8 euros, gratuit pour les enfants et les RMIstes.
C’était réjouissant de retrouver les babeliens le Samedi 16. Ils étaient un peu moins nombreux que d’habitude, une douzaine pour cette fois, mais quel progrès !
La polyphonie musicale est de plus en plus élaborée, le jeu gagne en fantaisie en même temps qu’en assurance, la qualité de présence scénique est devenue plus homogène et le spectacle s’est enrichi d’une quantité d’épisodes et d’anecdotes savoureux.
Deux petits bémols pour ma part :
la coloration multi-culturelle de l’inspiration musicale a tendance à s’estomper pour laisser dominer le Jazz (où sont passés les morceaux qui mariaient les chants des pygmés avec les tahrir iraniens ? et les gammes pentatoniques qui naviguaient entre le blues et l’extrème orient ?).
pour structurer la trame narrative qui se complexifie, il a fallu affirmer la séquentialité de la mise en scène, ce qui fait perdre un peu de fluidité au spectacle. Retrouver de temps en temps l’expérience plus improvisée des performances urbaines comme aux débuts de Babel serait peut-être un contrepoint intéressant pour prévenir les effets trop formels de la scène.
A revoir Babel, j’ai surtout compris pourquoi j’aime tant leur travail. C’est effectivement lié à leur condition d’amateurs. Mais des amateurs, me diriez vous, il y en a beaucoup et de toutes les espèces. Ceux de Babel sont de la meilleure trempe ; persévérants et chaleureux, ils sont suffisamment exigeants pour évoluer et avoir conscience de ce qui fait leur valeur, mais également assez lucides pour ne pas avoir les prétentions distinctives qui gâchent parfois le professionnel. Il y a là les ingrédients qui permettent de concilier l’excellence et l’innocence. N’est-ce pas merveilleux ?
Oui, certes. Cependant, ces considérations resteraient bassement sociologiques si elles ne trouvaient pas une traduction dans la forme même du spectacle : chez Babel, il n’y a pas de premier rôle et de seconds rôles. Tous les chanteurs/acteurs ont la même importance, il n’y a pas de héros. Pourtant, les personnages se singularisent, ils se regardent mutuellement, s’aiment, se solidarisent, s’opposent ou se disputent. Ils forment rarement un choeur monolithique. Quand le choeur se forme, il n’est pas sous l’autorité d’un chef d’orchestre invisible ou hors jeu, l’accord est négocié dans l’histoire et dans l’action. Le groupe ne cesse de se défaire et se refaire au gré des épisodes qui polarisent tour à tour l’attention autour d’une ou deux personnes. Avec leur jeu, leurs chants et leurs langues étranges, les babeliens nous racontent des petites histoires drôles et émouvantes dont chacun devient le centre quand les autres s’en constituent les témoins et les commentateurs. Le jeu social qu’ils représentent est d’une part le résultat de leur méthode de travail : les improvisations sont d’abord transcrites par les chanteurs, puis confiées à un compositeur qui les développe, puis recyclées et réinterprétées dans le jeu. Il est d’autre part à l’image de leur condition : celle d’une société de créateurs-amateurs dont l’état commute sans cesse entre travail alimentaire, création, et réception. Le résultat est un spectacle qui ne ressemble à aucun autre spectacle, un plaisir construit et généreux que l’on partage avec joie.