A peine commencée, l’exposition « Swiss-Swiss Democracy » de Thomas Hirschhorn au centre culturel Suisse de Paris fait déjà scandale.
Pourquoi ? Parce que dans "Guillaume Tell" la pièce de théâtre qui accompagne cette exposition, un acteur lève la jambe comme un chien et fait semblant de pisser sur une image représentant le conseiller fédéral Christoph Blocher.
Malgré l’évocation de menaces de coupe budgétaire, la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia confirmait son soutien à l’exposition dans son communiqué de presse du 6.12.2004 :
"Le projet « Swiss-Swiss Democracy » n’est pas une exposition sur le conseiller fédéral Christoph Blocher. Il s’apparenterait plutôt à un colloque de deux mois sur la démocratie. Hirschhorn s’appuie, pour éclairer toutes les facettes de la démocratie et inviter à la réflexion, sur des centaines de coupures de presse et de passages extraits de discours ou de livres. Il est lui-même présent tous les jours à l’exposition. Pro Helvetia cautionne ce projet mais se distancie de tout ce qui pourrait constituer une attaque personnelle à l’encontre de Christoph Blocher. La Fondation considère comme l’une des grandes conquêtes de la société démocratique la possibilité de soutenir aussi des artistes qui critiquent cette société. La liberté artistique est, faut-il le rappeler, garantie par la Constitution
Fédérale."
Voici quelques échos relevés dans la presse en ligne :
Quel fromage pour une simple pantalonnade ! A l’heure où les parodies les plus provoquantes passent pour d’inoffensifs pipis de chat, on ne peut s’empêcher de penser que ceux qui se scandalisent de cette facétie l’auraient sans doute vue d’un oeil plus indulgent si le travail de Hirschhorn n’était justement habité de part en part d’un sens de la démocratie radicale.
D’ailleurs, je suis sûre que Thomas Hirschhorn ne s’offusquera pas de savoir que le matin du 15 Juillet 2003, un chien est venu pisser sur les flancs encore tièdes de sa cabane foudroyée dans les douves du château des Ducs de Bretagne à Nantes.
Belle photographie : qui en est l’auteur ?
Je propose un titre : "Quand la critique attire les foudres".
Plus long : "Quand la critique attire les foudres avant l’heure"
Encore plus long : "Quand la critique de la démocratie (mais était-ce le cas ?) attire les foudres dans les douves"
Bernard
Bernard, j’espère que tu ne vas m’accuser d’avoir déclenché la foudre si j’avoue avoir fait cette photo ;)
En l’absence de mention spécifique, les images publiées sur Transactiv.exe sont attribuables à l’auteur du billet ou de l’article, et elles sont sous LAL.
Oui, il se trouve que nous étions à Nantes ce week-end du 14 juillet pour voir l’exposition des 20 ans d’acquisition des FRAC. C’était l’été canicule. L’orage avait suivi les feux d’artifice, et il a duré une bonne partie de la nuit.
Tu es bien généreux en disant que la photo est belle. Je l’ai faite avec un appareil assez médiocre, les valeurs extrêmes saturent, la compression automatique est ignoble, et pour finir j’ai toujours la bougeotte ; impossible d’avoir quelque chose de parfaitement net. Même avec le nouvel appareil acquis cet été je fais un monstrueux gâchis. Mais tant pis, j’aime trop les images, c’est compulsif.
Merci pour les suggestions de titres, elles sont sûrement de meilleur goût que le titre de mon billet. J’aime bien le second qui met l’accent sur les glissements de temps : "quand la critique attire la foudre avant l’heure".
J’ai eu tort de rigoler. L’affaire Hirschhorn a pris une bien vilaine tournure.
Un article du 8 décembre que je n’avais pas vu sur 24heures.ch nous apprend que le Conseil des Etats a décidé hier de ramener le budget de Pro-Helvetia de 34 à 33 millions de francs l’an prochain.
Parmi les réactions rapportées en annexe de cet article par 24heures.ch on notera celle de Marie-Claude Jequier, chef du service des affaires culturelles de la Ville de Lausanne :
« Je trouve ce type de réaction totalement condamnable. La culture ne se juge pas ainsi ! Politiquement, je ne peux pas me prononcer - et je ne défends pas du tout Thomas Hirschhorn - mais cette décision sent effectivement la censure : le Conseil des Etats réalise un amalgame douteux entre l’art et la politique. A ma connaissance, c’est la première fois qu’une telle sanction est prise. Je trouve surtout incroyable son immédiateté. C’est une dangereuse dérive et un précédent qui n’a pas de limite, s’il est effectivement suivi par le National. »
Certes, mais connaissant le travail de Hirschhorn depuis une bonne quinzaine d’années, je serais plutôt d’accord avec la réflexion faite par Elisabeth Lebovici lors de la conférence de presse donnée par Thomas Hirschhorn et Michel Ritter à Poussepin le 7 décembre :
« Réduire les Oeuvres de Hirschhorn à de simples opérations médiatiques serait absurde. Elles sont soutenues par un vrai travail de recherche ».
Universités choquées : l’article du 10 décembre de 24 heures.ch fait état d’une lettre circulaire émanant des enseignants de l’Université de Lausanne (UNIL) qui s’inquiétent de la réaction des politiques, notamment d’une décision qui « va toucher ceux qui ne sont pas responsables de cette affaire, ajoute Jérôme Meizoz, maître-assistant en langue et littérature françaises. Je veux parler de l’ensemble des artistes qui dépendent pour partie des subventions de Pro Helvetia. »
Voir également l’article du 11 Décembre : Le Conseil national va-t-il à son tour sanctionner l’exposition du Centre culturel suisse de Paris ? Prise de température avec quelques parlementaires.
Par ailleurs, 24heures.ch vient de lancer un sondage pour recueillir l’opinion des lecteurs sur cette affaire.
Moi j’ai interrogé Vâveylâ Maskhareh, car bien que pitre il n’en est pas moins sage. Et voici ce que j’ai trouvé dans son carnet de notes :
« Ne mord pas la main de celui qui te nourrit, attaque le aux mollets »
Quand les démocraties sont manipulées par de tristes clowns, il est sans doute vital de savoir rire encore. Mais il faut bien dépasser le ridicule de la situation pour engager la réflexion.
Le moins qu’on puisse dire c’est que cette affaire Hirschhorn a le mérite de nourrir un débat qui commence à devenir intéressant. En fouillant le web, je trouve d’autres articles et réactions qui méritent d’être relevés et dont je me permets de reproduire de larges extraits ici :
COMPROMIS POUR SAUVER PRO HELVETIA (en cache), article de Christiane Imsand dans La Liberté.ch, 12 décembre. En complément de son article, Christiane Imsand cite d’autres réactions de personnalités de la culture en suisse :
"C’est pas lui qui a commencé" par Olivier Suter, directeur de La Bâtie, Genève :
« Tout le bruit et toute l’agitation faits autour du travail de Thomas Hirschhorn ne doivent pas nous détourner de la question fondamentale que pose l’artiste : qu’est-ce que la démocratie aujourd’hui ? » N’est-on pas en droit de s’interroger sur ce que représente la démocratie, quand la population de celle qui se targue d’être la plus vieille du monde vote en masse pour un parti, l’UDC, porté par un homme, Christoph Blocher, qui distille haine et peur, et fait le lit des pires bassesses depuis tant d’années ? (...) » N’est-on pas en droit de s’interroger sur la légitimité de la démocratie, quand celle qui se vante d’être la plus grande du monde (ndlr : les Etats-Unis) bafoue régulièrement les droits de l’homme, vend la plus importante quantité d’armes à la surface de la planète, (...) joue les vierges effarouchées quand elle découvre que ses soldats pratiquent la torture en Irak, retient - sans leur permettre d’accéder à une quelconque défense - des prisonniers sur la base de Guantanamo, (...) fait et défait les dictatures, (...) refuse de réduire ses taux d’émission de CO2 au mépris de l’environnement ? » N’est-on pas en droit de s’interroger sur la démocratie telle que pratiquée aujourd’hui, sur cette valeur refuge qui sert de paravent et de bonne conscience à notre monde occidental, quand des millions d’êtres humains crèvent de faim, quand les inégalités entre les peuples sont flagrantes, et savamment, et délibérément entretenues ? » Qu’on arrête de diaboliser Thomas Hirschhorn. Qu’on ne cherche pas en lui la cause du problème sur lequel il pointe le doigt. Ce n’est pas lui qui a commencé. Remercions-le d’ouvrir le débat sur une question qui doit tous nous occuper. Remercions-le de nous tendre le miroir qui nous permettra peut-être, une fois notre examen de conscience fait, de nous regarder en face sans rougir et de revendiquer avec fierté notre appartenance à l’espèce humaine. »
"Brassens, tu nous manques..." par Martial Knaebel, Directeur artistique du Festival international de films de Fribourg :
« Un artiste a-t-il le droit de critiquer un système politique ? Oui, et il n’est pas le seul. Un artiste a-t-il le droit d’être irrévérencieux vis-à-vis des personnalités publiques ? Oui, et il n’est pas le seul. Une personnalité publique a-t-elle le droit de donner son point de vue sur la culture ? Oui, et elle n’est pas la seule. Une personnalité publique a-t-elle le droit d’avoir une réaction épidermique vis-à-vis d’une situation donnée ou d’une production culturelle qui lui déplaît ? Oui, et elle n’est pas la seule. »
Les hommes politiques ont tout à fait le droit de ne pas inviter Hirschhorn dans leur salon. Ils peuvent le conchier à loisir si cela leur chante. Une assemblée, un parlement, représentant le peuple, a-t-il (elle) le droit de diminuer, voire de supprimer une subvention ? Oui. Que ce soit justifié ou non. Au peuple, s’il s’en souvient encore, lors des prochaines élections, d’exprimer par son vote ce qu’il pense de cette décision. »
Par contre, dans le cas qui nous occupe, le Conseil des Etats ne peut nier que sa décision de diminuer le soutien à Pro Helvetia punit collectivement tous les milieux culturels, parce qu’une seule oeuvre lui déplaît. Il ne peut pas nier que sa décision prive l’artiste du droit de critique cité plus haut. »
Voilà pour l’« affaire » Hirschhorn. Au-delà, il y aurait bien des questions, plus fondamentales, à se poser sur les dérives politiques prétotalitaires qui sous-tendent cet accès d’humeur. Pas seulement en Suisse d’ailleurs, mais dans toutes les démocraties occidentales. Celui-là donne, a contrario, raison à l’artiste incriminé. »
Le Centre culturel suisse de Paris « tiendra le siège » ; En complément de son article du 8/12 sur la Tribune de Genève, Mathieu van Berchem cite Emmanuel Grandjean :
"Hirschhorn, artiste et fou du roi"
« Tout le monde s’étonne du tour politique que prend en ce moment le Guillaume Tell de Thomas Hirschhorn au Centre culturel suisse. La surprise serait plutôt venue de la réaction contraire. Car l’artiste grison, depuis longtemps expatrié en France, sait l’art d’agiter les consciences.
Celui qui démarra sa carrière en photographiant les employés de la voirie parisienne embarquant ses sculptures de scotch et de carton réactive une forme esthétique de la résistance. Ses immenses maquettes de récupération conspuent la mondialisation, le cafouillage de l’Europe en Bosnie et érigent des monuments de papier aux libres penseurs, convoquant tour à tour Deleuze, Foucault et Spinoza.
Il y a aussi chez Hirschhorn cette naïveté assumée de vouloir croire que l’art est
un objet accessible à tous. Par le peuple, pour le peuple. A Kassel, comme à Avignon, on l’a vu installer ses cénotaphes gigantesques dans les quartiers défavorisés. Sans toujours rencontrer le retour populaire escompté.Aujourd’hui, c’est sur Blocher que Hirschhorn lance ses anathèmes recyclés. On pourra trouver la charge presque simplette. Elle est pourtant indispensable. Dans une société qui prône les individualismes en ripolinant la pensée collective, l’artiste reste le seul à dénoncer tout haut ce que les autres ruminent tout bas. En cela, c’est le rôle de Thomas Hirschhorn de montrer la nudité du roi. Et le roi, parfois, n’aime pas cela. »
Swiss Swiss Democracy" de Thomas Hirschhorn fait polémique en Suisse, Le Monde, article du 10/12, par Clarisse Fabre
extraits :
« Hirschhorn, après les élections législatives d’octobre 2003, avait déclaré qu’il ne présenterait plus ses oeuvres dans son pays, pour protester contre l’arrivée au gouvernement du leader populiste de l’Union démocratique du centre (UDC), Christoph Blocher, devenu ministre de la justice et de la police. Son exposition, qui a ouvert ses portes le 4 décembre, entend "déstabiliser la bonne conscience démocratique". "On vote sur tout et n’importe quoi. Je ne dis pas que c’est mal, je dis que c’est trop", résume l’artiste en faisant allusion à des référendums comme ceux qui ont rejeté la naturalisation simplifiée pour les étrangers de deuxième et troisième générations (Le Monde du 28 septembre) ou autorisé l’internement à vie des délinquants sexuels ou violents.
[-]
Pour l’artiste, cette affaire est "la démonstration même des défaillances de la démocratie" »
.
Le Conseil des Etats fait dans le petit et le faux, par Pierre-André Chapatte dans le Quotidien Jurassien, 10 décembre.
Extrait :
« Cette affaire éclate parce que deux ambiguïtés ne sont pas levées. Première ambiguïté : les subventions de l’Etat à la culture. L’Etat paie, l’artiste devrait-il donc plaire à son mécène ? Évidemment non. Mais la majorité des sénateurs, relayant les virulentes réactions de la droite nationaliste, n’en pense pas moins qu’une exposition subventionnée doit être politiquement correcte. Cette conception de l’aide de l’Etat à la culture est impraticable et totalement inacceptable. La Constitution fédérale garantit la liberté de l’art (article 21). L’Etat a le pouvoir mais pas l’obligation de soutenir la culture. Il ne peut cependant la subventionner pour en limiter le libre exercice. Les sénateurs feraient bien de relire la Constitution. Seconde ambiguïté : le rôle du Centre culturel suisse à Paris. Le Conseil des Etats le traite comme s’il s’agissait d’un organisme destiné à promouvoir la Suisse et son image en France. Il se trompe ici aussi. Le Centre culturel de Paris n’est pas un bureau de promotion touristique. Si la Suisse a eu la bonne idée d’ouvrir une antenne culturelle à Paris, c’est bien pour avoir pignon sur rue en un lieu où toutes les cultures du monde rayonnent et se confrontent. Cette antenne parisienne permet à la Suisse de présenter ses artistes, les gentils qui plaisent comme les méchants qui égratignent. L’art est ainsi, une confrontation toujours risquée, où le beau et le sombre reflètent les aspirations et les inquiétudes de la société. Les sénateurs feraient bien de retourner à leurs humanités. »
A suivre ...
Désolant !
Le Temps.ch, le 14/12/04 :
"Le Conseil des Etats a confirmé la coupe d’un million à Pro Helvetia dans le cadre du budget 2005 de la Confédération. Mais la décision n’est tombée cette fois que par 22 voix contre 19. Lors du premier vote, la mesure avait été prise par 24 voix contre 13."
Par ailleurs, le site buewin.ch qui annonce également la nouvelle, a mis en place un système de vote en ligne : "approuvez-vous la démarche artistique de Thomas Hirschhorn ?" Encore une fois, on peut se demander quelle est la valeur d’une consultation d’opinion qui réduit le vocabulaire du citoyen à 6 mots : « oui », « non », « je ne sais pas ». Quelle est la valeur d’une consultation d’opinion qui se fait sur fond d’un battage médiatique aussi brûlant ? Quelle utilisation politique peut-on faire du résultat d’un sondage d’opinion dont on sait qu’il n’a pas de valeur officielle ?
Bientôt le referendum sur la Consitution Européenne, et les électeurs seront pareillement réduits à un vocabulaire binaire qui interdit de s’exprimer sur le détail de cette consitution. Voir par exemple cette remarque conclusive de Roul Marc Jennar lors de son discours de réception pour le Prix des Amis du Monde diplomatique, prononcé le 25 novembre 2004 :
"Dire « oui » à ce traité constitutionnel, c’est bloquer l’avenir durablement dans une direction qui signifie en fait une terrible régression. Face au blocage qu’impose ce traité constitutionnel, je veux citer une autre Constitution, celle de 1793, dont la déclaration des droits fondamentaux en son article 28 stipulait : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. » C’est à cette sagesse des révolutionnaires que je voudrais inviter les décideurs d’aujourd’hui."
A noter que Thomas Hirschhorn sera l’invité de la séance "Interface" de deamin soir 15 décembre à la Sorbonne, amphi Bachelard, 18h-20h (les rencontres bimensuelles "Interface" sont organisées par Richard Conte, professeur d’Arts plastiques à l’université de Paris 1).
Et ne dites pas que je saute du coq à l’âne en annonçant dans la foulée la prochaine édition des "Débats du Politburo" organisée par Ariel Kirou et Philippe Di Folco autour de la question "Du logiciel libre aux cultures libres". C’est pour demain, le 15 décembre à 20h30 au café le Politburo, 25 rue du roi-de-Sicile, 75004 Paris.
On aura juste le temps de traverser la Seine en espérant ne pas se noyer dans l’intervalle ;)
C’est une contribution quasi-nulle, mais merci pour cette restitution des "suites et débats". Si besoin était, on en perçoit mieux l’imporance.
Bernard
Bernard, les encouragements sont loin d’être des contributions "nulles".
Je n’ai pas vraiment le temps de faire un compte-rendu de la conférence de Thomas Hirschhorn à la Sorbonne (et quand est-ce que je prépare notre séminaire agglo de ce week end ? ;).
C’est la première fois que j’avais l’occasion de l’écouter ; il est remarquable pour l’énergie qu’il déploie en parlant, sa volonté de convaincre, son investissement total dans ce qu’il fait. C’est émouvant, et c’est un ton bien différent du flegme de l’artiste intelligent-cynique des années 80 qui replace ici et là, une collection de petits mots d’esprit bien sentis. Il a un sens de la dépense qu’on retrouve dans la générosité et la surenchère des matériaux et des images qu’il accumule dans ses installations. Bien sûr, il le sait, il en joue, c’est un trait. Par exemple, il disait que l’excès de scotch utilisé dans son travail a du sens ; c’est une marque d’affection, de sollicitude envers les objets, une façon de dire avec insistance qu’il "faut que ça tienne" (et de dire qu’on veut à tout prix que ça tienne même si c’est bancal).
Concernant le fait qu’il "tient le siège" du centre culturel suisse, il dit que la démocratie, c’est une question de présence. Il insiste énormément sur cette notion de présence. On comprend que pour lui, la discussion citoyenne (chère à Habermas)[1] doit trouver sa condition dans cet acte de présence. On le comprend intuitivement, même s’il a du mal à exposer une argumentation linéaire. On sent que ce n’est pas faute de réflexion, mais à cause d’un trop plein d’émotion et d’énergie (est-ce un brin surjoué ? je ne saurais le dire. On a envie de se laisser convaincre).
Richard Conte et Marc Jimenez ainsi que notre petite Wunrei Yung ne lui ont pas rendu la vie facile. Ils lui ont posé des questions difficiles, lui ont mis le nez dans ses contradictions, et ma foi, il s’est plutôt bien défendu.
Il a très peu parlé de l’Affaire qui défraie la chronique en Suisse à propos de son expo actuelle. Il a seulement dit qu’il ne cherche pas à faire scandale (mais là dessus, j’ai l’impression que peu de gens sont prêts à le croire) et que les allers-retours des votes budgétaires entre le Conseil des Etats et le Conseil National ne sont pas encore finis.
[1] Jürgen HABERMAS, Droit et démocratie. Entre faits et normes, traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, nrf essais, 1997.
Voir un compte-rendu par Raymonde MONNIER, revue des Annales Historiques de la Révolution Française
NOTA : Je ferai bien un petit compte-rendu (plutôt un commentaire) des débats du "Politburo" en 2ème partie de soirée, mais ce sera pour un autre jour.
Bonjour !
Les réflexions et liens fournis ici offrent une palette intéressante d’avis et de commentaires sur cette "affaire".
Je vous propose en complément un lien audio. Le mercredi 8 décembre, la radio suisse romande Espace 2 réunissait Florence Grivel (collaboratrice culturelle radio et responsable de l’histoire de l’art à l’école cantonale d’arts de Lausanne, Christophe Gallaz (écrivain et journaliste) et Christian Bernard (directeur du MAMCO - Genève). R.C.
Bonjour Robert,
Malheureusement, ce fichier semble avoir été retiré des archives de la radio. Il n’y a pas moyen d’y accéder. C’est dommage, J’aurais bien aimé connaître la position de Christian Bernard par exemple, il est parfois surprenant. Si tu en as retenu les grandes lignes, je suis preneuse...
D’après L’express.ch, suite au second vote du Conseil des Etats, la décision d’une coupe d’un million de francs dans le budget de Pro Helvetia serait définitive.
Dans la presse en ligne on trouve beaucoup de déclarations pour condamner cette décision (celles que j’ai pointées ou encore cet article du 16/12/ de Mary-Ann De Vlieg sur IETM). Les arguments reposent sur les principes de liberté d’expression, de critique et de parodie, des droits que personne ne souhaite contester.
Cependant, chacun évite soigneusement de porter le débat sur le travail de l’artiste. Il est de bon ton de ne pas faire d’amalgame, de distinguer la critique politique de la critique d’art, pour bien montrer que le jugement que l’on porte sur la décision politique est indépendante de l’appréciation que l’on a de l’oeuvre. Tout au plus a-t-on pu entendre quelques uns évoquer la pointure internationale de Hirschhorn (pour le défendre) ou relever une volonté de provocation (pour le charger). J’exagère un peu bien sûr, il y a eu quelques petites tentatives d’explications sur le travail de Hirschhorn ici et là, quelques critiques aussi, on a même entendu un homme politique, Jean Fattebert (UDC/VD), qui faisait partie des trois conseillers qui se sont rendus au Centre Culturel Suisse pour juger de l’offense, sur pièce, ressortir la tarte à la crème des pourfendeurs de l’art contemporain : "Je ne vois pas d’art là-dedans, un gamin de quinze ans aurait pu le faire" (bluewin.ch, 12/12/04). C’est précisément le piège que d’autres ont voulu éviter en n’allant surtout pas voir l’exposition.
A contrario, il faut souligner le fait que lors de sa conférence à la Sorbonne, Hirschhorn a tout fait pour recentrer le débat sur son travail. Il n’a évoqué cette affaire de censure que tout à fait à la fin, et encore, parce qu’on lui posait la question. Il n’a pas évacué la question de l’implication politique de son travail pour autant ; il en a parlé tout au long de sa conférence, à propos de carton, de scotch, de bâche et de vidéo, pour dire son attachement à une facture accessible à tous, qui rompt avec la facture "industrielle-intimidante" (à l’instar de ce qu’un puriste de l’open source pourrait dire de l’accessibilité du code), il en a encore parlé à propos des relations qu’il établit avec les habitants d’un quartier, du choix de l’emplacement de ses oeuvres, de l’organisation du travail pour la construction des cabanes, de collaboration avec des partenaires, ou des façons de faire vivre une exposition.
Le fait que l’on puisse dire du travail de Hirschhorn qu’ "un gamin de quinze ans aurait pu le faire" est tout à l’honneur d’une oeuvre qui s’affiche démocratique dans sa facture, à l’opposé des oeuvres populistes qui épatent le chaland.
Quoi qu’en disent les amis artistes avec lesquels j’ai eu l’occasion de bavarder entre temps, je reste persuadée que la pantalonnade qui a mis le feu aux poudres, même produite au sein d’une institution Suisse à l’étranger, aurait été vue comme une distraction très anodine si cela avait été l’oeuvre d’un simple bouffon.
Or Hirschhorn est tout sauf un bouffon ; s’il a une responsabilité dans cette affaire, c’est d’avoir cédé à la facilité de quelque bouffonnerie.
Le lien que j’ai écrit comportait une lettre de trop. Je redonne ci-dessous l’adresse exacte, qui est toujours accessible.
Le "scandale" Hirschhorn doit être lu sur plusieurs niveaux.
Le premier étage est celui de la montée politique du parti de droite populiste UDC sous la conduite de son chef très charismatique Christophe Blocher qui a ainsi été élu au Conseil fédéral. Thomas Hirschhorn s’offusque, s’exprime et agit en opposition à cet événement. Il intègre cette réaction dans un débat plus large qui traite de la démocratie suisse en particulier et semble-t-il de la démocratie en général (je n’ai pas encore vu l’exposition).
Les réactions irritées de certains politiques prennent prétexte de cet événement pour s’en prendre au soutien institutionnel à la culture, fief gauchiste, nid de contestation et de dénigrement... Mais les tensions ainsi attisées portent en filigrane les signes d’autres débats. Deux départements fédéraux ont des intérêts en jeu dans le conflit. Les services du département de M. Couchepin (centre droit) dont relève la Culture et qui est le ministère responsable de la Fondation Pro Helvetia (Mme Jaggi, socialiste), autorité responsable du Centre culturel ne sont pas sur la même longueur d’ondes que ceux du département des affaires étrangères de Mme Calmy-Rey (socialiste) dont les diplomates prétendent aussi à la représentation culturelle...
L’événement artistique est lourdement instrumentalisé dans un débat qui vise le travail de Pro Helvetia et du nouveau directeur de son antenne parisienne, Michel Ritter. Ce débat montre en outre deux groupes culturels assez distincts. Les défenseurs de l’expo Hirschhorn proviennent essentiellement des milieux des arts plastiques, de la danse et du théâtre contemporain. Une frange importante du monde littéraire est, elle, plutôt opposée à M. Ritter, qualifié de sot par Christophe Gallaz dans une chronique dominicale.
Finalement, le propos artistique est à peine évoqué. On a fait référence à Ben et à son slogan "La Suisse n’existe pas" au pavillon helvétique de l’Exposition universelle de Séville. Simple écho polémique. On a rappelé les mésaventures de F. Hodler, dont les projets pour une commande officielle, "La retraite de Marignan", ont été traités de détritus. Aucune mise en perspective. On n’a fait allusion ni à la boutique niçoise de Ben ni aux travaux de Christo pour donner quelques grosses clés dont le grand public aurait pu user pour appréhender le travail de Hirshhorn. Dommage.
Merci Robert pour la correction d’aiguillage et pour ta bonne connaissance du contexte politico-culturel suisse. J’apprécie ton système de propulsion analytique à étages ;)
Mais pour moi tout s’embrouille à nouveau quand je considère la circularité du système dans lequel s’engage un artiste, même aussi averti que Hirschhorn, surtout s’il a l’ambition de bousculer le cocon dans lequel l’art peut se permettre toutes les transgressions car de toutes façons il est convenu qu’en opérant dans cette zone il reste inoffensif et distractif.
C’est ce que souligne Florence Grivel dans cette intervieuw non sans cynisme d’ailleurs. Elle s’étonne qu’un incident aussi banal fasse autant de remous. Toi, tu sembles dire que le travail de Hirschhorn est un prétexte pour régler des comptes entre politiques. Oui, bien sûr, on en mange tous les jours des imbroglios de ce genre, avec une connaissance plus ou moins claire des intérêts dont on est le jouet.
Donc Hirschhorn n’aurait été qu’un bon fusible et il n’y aurait pas à se poser plus de questions sur les qualités de son travail ni sur l’énergie qu’il déploie et les contradictions dans lesquelles il s’emberlificote.
D’autres faits semblent te donner raison, car la Suisse n’est pas le seul pays dit démocratique où la velléité de censure se fait jour. A peu près en même temps que l’affaire Pro Helvetia, on a vu cette autre affaire aux Etats Unis :
Le 8 décembre, dans la galerie du Chelsea Market de New York, ce portrait de Bush réalisé avec une multitude de figures de singes par Chris Savido est devenu la cible d’un groupe de conservateurs extrêmistes. Toute l’exposition "Animal’s Paradise" a dû être déplacée vers une galerie privée. Résultat, le 22 décembre, le tableau avait atteint le prix de 13000 dollars, c’est à dire 4 fois le prix qui avait été fixé avant qu’il ne soit censuré (voir sur la même page, le lien PRESS RELEASE). Et maintenant, l’artiste vend sur son site des tirages limités de son tableau pour 330 dollars pièce.
Ces deux cas sont-ils vraiment comparables ?
Comment se fait-il qu’à peu près en même temps, deux artistes aussi différents se trouvent piégés dans le même effet de larsen politico-médiatique ? L’écart entre un Hirschhorn et un peintre animalier de fantaisie est-il indifférent face au rouleau compresseur d’un système qui produit la surenchère mais se montre d’un seul coup incapable d’en assimiler les excès ?
En attendant un compte-rendu de visite de l’exposition Swiss-Swiss Democracy (mais oui ! j’y travaille en pointillé en dehors du "travail", cela ne devrait pas tarder), on peut noter la tenue prochaine à Berlin, d’une conférence internationale sur le statut de la politique dans l’art contemporain et la culture. Pour les chanceux qui pourront s’y rendre, ce sera du 14 au 16 janvier.
Klartext :
« KLARTEXT ! means "straight talk" in German. The international conference KLARTEXT ! The Status of the Political in Contemporary Art and Culture will be taking place over a three day period -January 14-16 2005-at the Kunstlerhaus Bethanien and the theatre Volksbuhne am Rosa-Luxemburg-Platz, Berlin. The aim of the project, initiated by Berlin-based independent curators Marina Sorbello and Antje Weitzel, is to explore the current use-and sometimes misuse-of the category "Political" as applied to contemporary art and culture. Especially since September 11 and Documenta 11 in Kassel, one encounters the claim that art is becoming increasingly politicised or re-politicised and that political questions have returned to the arena of culture and contemporary art. In a variety of ways-and with varying results-current exhibition projects and publications are taking this thesis into consideration. Is it just a new trend ? Such approaches tend on the whole to neglect the inherent questions that necessarily attend such a proposal and take for granted an implicit understanding of the terms art and politics, of their social functions and effects.
The conference brings together in Berlin international artists, activists, curators, workers in the cultural sector and theoreticians to discuss the relationship between art and politics, and provides a platform and context for the exchange of thoughts, strategies and approaches. KLARTEXT ! is also an exhortation to the participants and the audience to engage in the analysis of the aforementioned themes and issues. Are we really dealing with the politicisation of art or is it more a matter of an aestheticisation of political themes and contents ? How influential is art ? What is activism today, and how does the interchange between art and activism function ? Does it make any sense to use art as a means to articulate social and political concerns ? What manifestations should this kind of art assume ? And in what context can it be effective ? »
De très bonnes questions donc, qui en appellent beaucoup d’autres, notamment :
La dépendance grandissante de l’art aux structures économiques, médiatiques et institutionnelles qui assurent sa visibilité et sa notoriété est-elle compatible avec sa fonction critique (quand bien même cette fonction critique ne viserait pas directement le politique) ?
L’art peut-il prétendre à une quelconque efficacité en opérant dans un environnement qui est soumis au nihilisme de la logique médiatique spectaculaire ?
A l’inverse, peut-il prétendre à une quelconque efficacité en se tenant en dehors de cet environnement ? Si oui, jusqu’à quand peut-il s’y tenir ? Et dans quelle mesure cet "en dehors" ne reproduit-il pas à échelle plus réduite (ou simplement moins visible) la même logique ?
Y-a-t-il une quelconque issue à trouver du côté des conditions objectives de production et de médiation de l’art ?