Depuis la mort de Derrida le mot "déconstruction" parcourt les médias et le web comme un frisson. Et chacun de se demander, sans l’avouer, s’il a bien compris ce qu’est la déconstruction. Et les citations, les définitions ou dé-finitions de tomber comme grêle. Moi aussi je me demande si ce que je crois avoir compris est bien ce qu’il fallait comprendre. Mais en ruminant cette impossible question, je me suis rappelée une petite histoire de Vâveylâ Maskhareh que je vous livre bien à retardement, car il a fallu que je peaufine la traduction :
« Hâdj Mammad Rezâ était fils de commerçant et par convention, destiné à devenir lui aussi commerçant. Mais de nature rêveuse, il était quelque peu rétif à l’esprit du commerce.
Pour remédier à ce défaut, son père le confia à un excellent maître d’école qui, outre l’enseignement de l’écriture, du calcul et des lois, avait la délicate mission de discipliner la nature par trop contemplative du petit Mammad Rezâ : mon garçon, lui répétait-il avec une infinie patience, ce n’est pas bon de s’abîmer dans la contemplation. La contemplation est ennemie de la réflexion. Tu dois apprendre à aiguiser ton esprit critique pour estimer chaque chose à sa juste valeur. Ainsi tu mériteras de devenir le digne héritier de ton père.
Répondant à l’affectueuse sollicitation de son père et de son maître, le petit Mammad Rezâ s’appliqua à la discipline avec toute la bonne volonté dont il était capable et parvint tant bien que mal à exercer le commerce du tapis au bazar d’Ispahan. Il devint même assez prospère pour pouvoir se payer le grand pélerinage qui lui valut à l’âge mûr, le titre de Hâdji.
Mais voilà qu’un jour, un fournisseur itinérant qui ne passait que très rarement au bazar, vint lui soumettre un tapis d’une beauté tout à fait exceptionnelle. Quelle symphonie de couleurs, quelle finesse dans les demi-tons ! C’était un dédale foisonnant de faune et de flore dans lequel le regard pouvait se perdre sans rémission s’il n’était contenu par une mystérieuse harmonie d’ensemble. Le pauvre Hâdj Mammad Rezâ dut faire un effort suprême pour en détacher les yeux et sacrifier au rituel du marchandage qu’il expédia le plus vite possible de crainte que le fournisseur ne remarque son trouble et n’en profite pour exiger le prix fort.
Ce jour là, prétextant d’une indisposition, Hâdj Mammad Rezâ ferma sa boutique plus tôt que de coutume. Dès qu’il fut seul, il se laissa aller à la contemplation du tapis en se disant que ce n’était là qu’une faiblesse passagère qui ne prêtera pas à conséquence, car, vu la qualité de la marchandise, il supposait qu’elle serait venudue dès le lendemain matin. Alors pourquoi ne pas en profiter un peu, juste pour une soirée ?
Mais à mesure qu’il jouissait du spectacle de ce luxuriant jardin soyeux, en bon commerçant, Hâdj Mammad Rezâ faisait monter les enchères. C’est qu’il avait appris à compter le bougre, et il fallait que le prix soit à la mesure de son plaisir. Compter était devenu pour lui une seconde nature qui devenait l’alliée de ses penchants contemplatifs trop longtemps réprimés. Chaque fleur, chaque gazelle, chaque ruisseau, était une source d’enchantement promptement traduite en source de plus-value. Bientôt, il en vint à essayer de compter le nombre de couleurs de laine utilisée à la confection du tapis, mais au petit matin, il n’avait toujours pas réussi à dénombrer les couleurs, car en promenant ses yeux d’une zone à l’autre du tapis, il n’était jamais sûr d’avoir déjà compté telle nuance de bleu ou non. Aussi, au moment de réouvrir sa boutique, il se résigna à fixer un prix approximatif, qui évidemment, était devenu exorbitant.
Bien des clients se présentèrent dans la journée pour s’enquérir du prix de la chose, mais personne ne put se décider à acheter le tapis, certes fort beau, mais beaucoup trop cher !
Quelque peu déçu, bien qu’au fond soulagé, Hâdj Mammad Rezâ passa encore une nuit de délices en compagnie de son tapis. Bientôt, l’objet déjà invendable, devint une véritable obsession. Hâdj Mammad Rezâ délaissait de plus en plus ses devoirs pour s’absorber dans l’analyse et le décompte des couleurs et des motifs. Ne parvenant toujours pas à quantifier et qualifier chaque chose avec précision, il entreprit d’observer le tapis par son envers, de gratter les noeuds, de défaire subrepticement un petit bout de laine dans un coin ou un autre pour mieux enquêter sur la trame et les soubassements de cette merveille. Il ne se rasait plus, mangeait à peine, et passait le plus clair de son temps à marmonner en dénouant les brins de laine qui se répandaient autour de lui.
Pour son entourage, il était perdu. Désormais relégué comme un mendiant à même le trottoir devant la porte de sa boutique, il ne subsistait que grâce à quelques personnes qui lui apportaient charitablement de quoi manger en secouant la tête de désolation au spectacle de sa folie. Au bout de quelques mois, il n’était plus qu’un vieux fou dans le décor du bazar, une exception instituée.
Lorsque son fournisseur repassa au bazar quelques années plus tard, il ne trouva plus Hâdj Mammad Rezâ. Devant la boutique close, il vit un vieillard à la barbe si longue qu’elle lui servait aussi bien de natte que de couverture. Le vieil homme maniait un faisceau de fils crasseux et tout mous, et sa barbe-natte-couverture était fleurie de petits bouts de laine multicolores. »
Traduit à partir du carnet de notes de Vâveylâ Maskhareh (manuscrit persan du début du XXème siècle).
Il suffit que Netlex Effendi trempe sa plume dans l’encrier de Monsieur Jourdain pour qu’un zeste d’espoir éclaire la morne blogosphère. Le voilà bien en verve avec ses impayables tournures à chatouiller mes neurones engourdis dans le blues et ses allègres ronds de jambe dans le beau Monde.
Chukh ghashang* ! aurait dit notre pitre-derviche, Vâveylà Maskhareh, dans son dialecte turco-persan de Caucasien errant à Shiraz, s’il avait eu la chance de voir la très longue barbe fleurie du gecekondu.
* Très joli !