Feu Piero Manzoni peut être fier de ses merdes d’artiste en boîtes de conserve. En 1961, au moment de leur production, il avait fixé leur valeur à l’aune de l’or ; 30 gr de merde d’artiste pour 30 onces d’or fin. En 1991, une de ses boîtes s’échangeait pour 67000 dollars [1].
Pourtant, comparé aux crottes de dinosaure, Monzoni n’aura pondu que des roupies de sansonnet.
Aujourd’hui, Sylvie BRIET signe un article hilarant dans Le journal Libération : La crotte de dino, combien ça coûte ? :
« ...les mensurations de la crotte sont impressionnantes : 65 millions d’années au compteur pour 7 kilos de déjections fossilisées, riches d’éléments en tout genre. Ce coprolithe (nom scientifique des excréments fossilisés) a été exhumé en 1995 dans le sud-ouest du Saskatchewan ; une équipe de scientifiques l’a étudié et a publié ses résultats dans la revue Nature en 1998. »
« Le Musée royal du Saskatchewan (Canada), à qui appartient cette perle rare, est perplexe. Il a besoin d’évaluer l’objet pour le prêter à d’autres musées ou à des chercheurs. »
Les enchères sont donc ouvertes, non pas pour vendre ou acheter l’objet, mais pour en faire une évaluation qui permettrait de fixer le tarif des assurances. Seulement voilà, cette crotte est inestimable car elle n’a pas d’équivalent. Qui oserait avancer un chiffre, un équivalent monétaire ?
« Michael Sincak, propriétaire de Treasures of the earth, une société de vente de fossiles basée en Pennsylvanie, n’a pas ces scrupules et met la crotte à 15 000 dollars ou plus. Tout en avouant qu’il n’est pas certain parce qu’il n’a jamais rien vu de tel sur le marché. Sur Internet, sur le site de vente aux enchères Ebay, on trouve de petits coprolithes pour 11,50 dollars. » nous rapporte encore Sylvie Briet.
Je n’en reviens pas : une crotte de dino de 7 kg et de 65 millons d’années, 4 à 5 fois moins chère qu’une crotte de 30gr de Manzoni qui date tout juste d’hier ?!
J’adore Manzoni, Mais tout de même, une crotte de dinosaure ça se respecte aussi, non ?
L’estimation chiffrée devrait au moins exprimer l’investissement culturel et scientifique que les éminents paléonthologues et avec eux l’humanité, ont réalisé autour de cet objet. Pourquoi se contenter d’une réification de pacotille ?
« Après tout, la race humaine vaut bien un pet ! » disait Groddeck à propos du souffle vivifiant que Jehovah aurait insufflé à Adam par les narines. Et si je reconstitue bien son raisonnement, ce souffle ne serait rien d’autre que l’émanation de la crotte du petit homme, valorisée (divinisée) par l’ineffable soulagement consécutif à l’évacuation [3]. Alors imaginez un peu ce que vaudrait l’émanation d’une crotte de dinosaure qui transcende les origines de l’homme !
Dans Les monnayeurs du langage, Jean Joseph Goux définit la dérive du signifiant comme « un effondrement des garanties et des référentiels, une rupture entre le signe et la chose qui défait la représentation »[2].
N’y aurait-il que l’art qui soit promis au brillant destin des spéculations dématérialisantes ? Car il faut bien le reconnaître, quand le mal est fait, quand l’oeuvre a déjà succombé à sa réification, seule cette dérive spéculative, par sa démesure, offre quelque chance de surmonter la dérive des signifiants. En soi, la surenchère monétaire ne sera jamais qu’un substitut illusoire du processus de sublimation, mais il est au moins le signe, sinon l’instigateur d’un réinvestissement de l’objet par le travail de la représentation.
Allez, encore un effort, faites monter les enchères ;) *
[1] Voir aussi Lav Lab, un texte d’ Adrian Dannatt sur l’art et l’excrément.
[2] Jean-Joseph GOUX, Les monnayeurs de langage, Paris, Editions Galilée, 1984.
[3] Georg GRODDECK, Le livre du Ca, traduit de l’allemand par L.JUMEL, Paris, Gallimard 1973
« A cette occasion, je veux vous faire part aussi d’une idée Troll sur la création d’Adam. Il a été, vous le savez, animé par l’haleine vivante que Jehovah lui a soufflé dans le nez. Cette curieuse voie par le nez m’a toujours frappé. Par conséquent, me suis-je dit, il faut que quelque chose d’odorant ait donné vie à Adam. Ce que pouvait être cette chose odorante devint évident pour moi à la lecture du récit de Freud sur le petit Hans. [-] Le petit Hans est - à sa manière enfantine - d’avis que la "crotte", la saucisse de la selle, est à peu près semblable à un enfant. Votre tout dévoué Troll a l’idée que cette vieille déité a créé l’homme de sa "crotte", que le mot "terre" n’a été mis là à la place du mot "crotte" que par décence. L’haleine vivante et son odeur vivifiante a dû être "soufflée" par la même ouverture d’où était sortie la crotte. Après tout, la race humaine vaut bien un pet ! [-] ai-je dégagé du récit d’Adam la théorie enfantine de la naissance par le derrière ou serait-elle issue du soulagement ineffable que les auteurs de la Bible, semblables en ceci aux autres humains, ressentent à la suite de l’évacuation ? »
* Je rigole bien sûr ; il serait préférable de créer une assurance publique qui ne spécule pas sur la valeur de ce qui est inestimable.
Hasard ou attention particulière ? Jean-Luc Raymond qui d’habitude blogue à propos des blogs, signale aujourd’hui un article qui n’a rien à voir avec les blogs, mais qui très opportunément, donne matière (et quelle matière !) pour prolonger joliment mon précédent billet sur les sublimations olfactives, artistiques, scientifiques ou monétaires qui portent si haut la valeur de la crotte.
Il s’agit d’un article d’Olivier Houdart, Merdre en France, publié le 15 juin dans le quotidien Le Monde. J’en cite le plus beau morceau :
« Mais rien n’égale l’ode intitulée L’Etron royal, écrite par Piron en 1744 pour saluer la convalescence de Louis XV ; puisque le roi avait recouvré la santé, il était normal que l’on célébrât publiquement et sans malice le rétablissement de ses fonctions naturelles. En voici l’un des couplets, d’un vigoureux esprit "Merde in France", qui nous permet de mesurer à quel point nos moeurs ont changé :
"Que vois-je, ô ciel !
C’est un étron...
Que la matière en est louable !
Il est gros comme un saucisson ;
Il garnirait bien une table.
C’est l’oeuvre du plus grand des rois,
L’odeur, le goût sentent le trône
Et jamais un anus bourgeois
N’en eût accouché sans matrone." »
Je note que les derniers vers auraient sans doute enchanté Groddeck le Troll.