Une bonne âme du Centre pour l’Image Contemporaine sise à Saint-Gervais Genève, m’a envoyé hier soir la lettre d’information pour un colloque qui commençait ce matin à l’HES de Genève.
Même si j’avais habité Genève il eut été très improbable que je puisse me libérer au pied levé [1] en étant prévenue la veille au soir. Malgré le vif intérêt que je porte au thème de ce colloque, pour moi ce ne sera donc pas jouable.
N’est-ce pas dommage quand on sait que le thème du colloque est "Jouable : art, jeu et interactivité" ?
En attendant les actes du colloque je me contenterai de l’introduction de Jean-Louis Boissier qui est l’organisateur de cette prometteuse rencontre.
Extraits :
"L’interactivité, la possibilité technique offerte au spectateur d’intervenir directement sur le développement et le déroulement de l’oeuvre est le concept central d’une nouvelle esthétique."
"Souvent, de telles oeuvres requièrent de la patience pour être approchées et comprises ; elles impliquent de la part du spectateur une activité créatrice proche de celle d’un interprète devant une partition. C’est donc à l’émergence d’une nouvelle esthétique, dont la définition et les concepts sont à créer, que nous assistons."
[1] Sans parler du mauvais pied qui m’a finalement traînée à l’hopital cette nuit.
Un premier compte-rendu du colloque jouable vient d’être publié sur la revue en ligne Archée. Ce résumé du colloque, établi par Mok Hi Hudelot, permet de se faire une première idée des pistes de réflexion qui ont été ouvertes, et présente une liste complète de signets pointant vers les travaux des artistes ou groupes de recherche qui ont participé au colloque.
Entre autres, je note un extrait plutôt intéressant de l’intervention d’Emmanuel Quinz :
« Quinz propose tout d’abord de renommer « l’art numérique » par « les arts numériques » au pluriel ou bien encore de parler plutôt d’une « numérisation des arts » Puis, il dégage une spécificité de l’interactivité qui est que lorsqu’on parle de relation interactive, il s’agit d’une relation avec une machine, l’ordinateur, dont la nature numérique doit être assimilée à un état de matière, la « matière numérique », de la même manière qu’on parle de matière solide ou gazeuse. Il remarque également que lorsque nous devenons spectateur d’un dispositif interactif, nous subissons une forme de réduction, de compression, dans le sens où les dispositifs interactifs nous réduisent à des êtres automates par la simplicité des modes d’interaction qu’ils proposent, alors que nous sommes des êtres complexes constitués de connaissances, de mémoire, et imprégnés de culture propre à chacun. C’est à ce propos que Quinz remet en question le modèle cybernétique alloué à l’interactivité, proposant que le modèle d’autopoiëse de Francisco Varela serait plus adapté à l’expérience interactive : selon ce modèle, l’expérience interactive ne serait plus basée sur un système réactif (action-réaction), mais plutôt sur un système perturbatif, c’est-à-dire, d’un système qui se modifie, se remodèle, en fonction de son environnement. »
Mais ce qui paraît le plus intéressant dans ce colloque, c’est la place accordée aux travaux d’étudiants ou aux exposés des enseignants. Même si cela n’est pas explicitement revendiqué, il en ressort que le véritable lieu de l’interactivité ne réside peut-être pas tant dans la jouabilité des dispositifs numériques, que dans la relation pédagogique qui engage enseignants et étudiants dans une recherche commune qui vise la création de l’étudiant (intervention de Hervé Graumann et Enrique Fontanilles à propos de l’atelier Zéro1 à l’ESBA de Genève).
Les actes complets du colloque sortiront en octobre prochain, à l’occasion de l’exposition Jouable 3 qui aura lieu à Paris et Aix en Provence.
Voilà qui se présente un peu mieux que pour le colloque du mois d’avril ; grâce à Xavier Cahen qui nous en informe avec assez d’avance, ce sera peut-être JOUABLE cette fois ci.
Si c’est intéressant (et que j’en trouve le temps) j’en reparlerai, sinon, non.
Humm... c’est que je me méfie, à la Villette Numérique en septembre, il y avait très peu d’oeuvres interactives. L’une d’entre elles, après examen et discussion avec un des co-auteurs s’avérait être de l’esbrouffe (un truc qui fonctionne quasi aléatoirement en donnant l’illusion de dialoguer vaguement avec le visiteur), l’autre, Agoraphobia de Karen LANCE, après discussion avec l’auteur également, se révélait inopérante, par manque d’interlocuteurs distants : les visiteurs étaient censés chatter depuis son dispositif avec des prisonniers, mais elle n’avait pas encore réussi à trouver des prisonniers joignables par IRC. Cela dit, c’était très beau et je veux bien me contenter de cela...
Il faut se méfier quand on parle d’oeuvres interactives ;-) Comme une discussion récente sur fr.rec.arts.plastiques l’a mis en évidence, la confusion peut être source de malentendus.. l’interactivité dans son sens strict, donné par le dictionnaire, désigne tout ce qui, et seulement ce qui, est de l’ordre du dialogue homme/machine....comme l’utilisation d’un traitement de texte par exemple. Il y a donc un travail quasi systématique à faire pour re-définir ce terme en fonction du contexte et en dehors ou au delà de sa définition posée dans les années 80 par les informaticiens. voir à ce sujet Eléments pour un débat sur l’interactivité
Merci pour cette référence x-arn (Yann ou Sophie ?) et toutes mes excuses pour cette réponse tardive, c’est une habitude chez moi, il ne faut pas m’en vouloir.
Tu as raison, il est nécessaire de s’entendre sur une terminologie commune ; savoir distinguer les différentes formes d’interactivité, endogène ou exogène, simple ou complexe, bipolaire ou multipolaire etc. a sûrement son importance. Mais reconnaissons que ces considérations catégorielles sont profondément ennuyeuses et stériles tant qu’elles sont menées sans autre visée que formelle.
Il est vrai que dans le post du 12 juin (un peu plus haut), j’ai utilisé le terme d’interactivité de façon un peu provocatrice pour mieux poser la relation pédagogique (enseignant-élève-groupe d’élèves) en regard de la relation homme-machine. Je suis à priori opposée à l’idée de restreindre, sous prétexte de spécialisation de la recherche, la réflexion au seul champ de l’interactivité homme-machine en perdant de vue des enjeux plus fondamentaux. Car de l’interaction en général (qu’elle soit machine-machine, homme-machine, homme-homme, homme-homme-via-machine, homme-environnement et même homme-animal), j’attend toujours quelque chose : une expérience transformatrice ou refondatrice qui me donne sens, sachant que ce sens se constitue en direction de l’autre (sinon de l’Autre).
Or les paramètres qui entrent en jeu dans une expérience dépassent largement l’interaction mécaniste entre deux opérateurs ou un réseau d’opérateurs. Un grand nombre de facteurs plus ou moins nommables ou diffus contribuent également à déterminer la qualité de l’expérience.
J’avais été intéressée par les propos d’Emmanuel Quinz qui se réfère au modèle de l’autopoïèse de F.J. Varela. Peut-être qu’une bonne piste de réflexion serait à chercher du côté de la théorie de l’énaction chez Francisco J. Varela, telle qu’il la développe dans L’inscription corporelle de l’esprit [1] : « l’étude de la manière dont le sujet percevant parvient à guider ses actions dans sa situation locale ». Je n’en suis pas encore sûre, il faut que j’étudie cela de plus près, mais il me semble que cette approche présente nombre d’affinités avec l’idée très intuitive que je me fais de la transactivation.
Ma frustration vis à vis de certaines oeuvres de la Villette Numérique, du moins celles qui se donnaient pour interactives (une minorité), tient au malentendu que celles-ci pouvaient engendrer en donnant à attendre une interaction spécifique qui n’était pas au rendez-vous. Sans cet effet d’annonce, donc d’attente, je les aurais sans doute comprises et expérimentées tout à fait autrement, peut-être dans un sens très éloigné de l’intention de l’auteur.
Le problème avec la présentation des oeuvres interactives dans les expositions, c’est que leur approche est rarement triviale car elle ne repose pas sur des conventions déjà établies. Il faut souvent y joindre un petit mode d’emploi pour expliquer au visiteur comment ça marche. Les choses se corsent quand le mode d’emploi se confond avec une déclaration d’intention, une injonction à interpréter l’oeuvre selon un point de vue préconçu, ce qui oriente l’attention du visiteur et ne lui laisse que peu de marge pour dégager un éventuel « coefficient d’art »[2].
Tour de vis supplémentaire, l’hybridation des espaces : espace social de l’exposition où l’on discute avec des gens, et espace interactif de l’exploration des dispositifs. Espace optique et aveuglant des écrans qui absorbent l’attention, et espace tactile où les corps noyés dans la pénombre se croisent, se frôlent, et où l’on s’applique à déchiffrer ces fichus cartels-mode-d’emploi.
J’ai visité cette semaine l’exposition Jouable qui est très intéressante et foisonnante (comme l’était aussi la Villette numérique dans son genre). Cependant, malgré la qualité de l’expo, et bien qu’ayant pris 3 bonnes heures pour l’explorer, j’en suis ressortie, comme de beaucoup d’autres expositions du même type, avec le sentiments d’en avoir vu trop et pas assez. La douloureuse impression d’avoir été constamment déchirée entre plusieurs registres, d’avoir passé mon temps à lire de fastidieux modes-d’emploi dans la semi-obscurité, d’avoir zappé entre plusieurs jeux comme un enfant gâté qui léche un bonbon pour l’abandonner aussitôt au profit d’une autre sucrerie, d’avoir été tout le temps encombrée avec mon cartable et mon manteau qu’il fallait traîner avec soi d’une cellule à l’autre, d’avoir passé parfois trop de temps à comprendre le fonctionnement de choses qui n’en valaient pas la peine, ou au contraire, d’être passée à côté de choses intéressantes par manque de temps.
L’impression d’ensemble aurait été assez pénible si, fort heureusement il n’y avait pas eu ce très beau moment passé avec Yves dans l’installation ZERO CM d’Aurélie Gasche[3]. Bien sûr, le fait que Yves soit mon prince charmant et que nous formions ce que beaucoup appelleraient un « vieux couple », est sans doute pour quelque chose dans la plénitude de cette expérience, mais sans la pertinence du dispositif et la justesse des détails qui le composent, nous étions simplement livrés à notre bonheur ordinaire :
Deux casques à joli pompon lumineux rouge et bleu sont posés à l’entrée d’une petite salle obscure de 4m2 environ. Nous les enfilons. Affublés de nos antennes rigolottes, nous devenons des petits martiens l’un pour l’autre. Yves me fait remarquer la ligne lumineuse au sol qui nous relie, je la trouve inutile et didactique, je préfère en faire abstraction pour me concentrer sur la petite voix féminine qui bégaye : "un, un mètre cinqua un un mètre quaran quarante qua qua rante trois..." Nous nous immobilisons : "un mètre quarante deux centimètres." Nous nous approchons l’un de l’autre : "un un mètre tre, un, un mètre, un un.. soi, soixante.. cinquan..." Nous nous embrassons : "cinq, cinq centi, trois, quatre centimètre, d d deux centimères".
Pas besoin de lire un mode d’emploi pour comprendre que cette voix donne en temps réél la distance relative qui nous sépare à chaque instant. Le dispositif était peut-être difficile à réaliser, mais son approche est simple, sa compréhension immédiate.
La voix est un enregistrement séquencé. Elle n’est pas de synthèse, rien à voir avec l’implacable placidité de l’horloge parlante. Elle semble émue, fragile, peu sûre d’elle. Cette voix ne dit pas qui je suis ni où je suis, elle dit seulement que la relation dans laquelle je suis engagée n’est pas un état mais un recalcul constant. Non pas le fil à la patte représenté par la ligne lumineuse projetée au sol, mais le jeu de positionnement tâtonant qui anime une relation.
ZERO CM, Aurélie Gasche, Jouable, Ensad Paris, 2004
[1] Varela, F., Thomson, E., Rosch, E., (1991), L’inscription corporelle de l’esprit, trad. Véronique Havelange, Paris, Seuil, 1993.
Voir l’étude de Paul Victor Duquaire à partir de Autonomie et connaissance et L’inscription corporelle de l’esprit Introduction à la pensée de Francisco J. Varela , document pdf, p. 10 :
« l’énaction doit faire retour à l’expérience humaine au moyen d’une réflexion
non théorique mais incarnée, dans laquelle l’esprit et le corps sont réunis. Cette réflexion est
« attentive et vigilante », ouverte au corps qui la rend possible et non abstraite. Contre
l’introspectionnisme propre à la voie cartésienne et contre la réduction phénoménologique de
Husserl, Varela prône la réflexion ouverte à son ancrage corporel, non restreint à la seule
conscience. »
[2] Marcel Duchamp, « Le processus créatif », 1957, in Duchamp Du Signe, écrits de M. Duchamp réunis et présentés par Michel Sanouillet, Flammarion, 1975. p. 189 :
"En d’autres termes, le « coefficient d’art » personnel est comme une relation arithmétique entre « ce qui est inexprimé mais était projeté » et « ce qui est exprimé inintentionnellement ». Pour éviter tout malentendu, nous devons répéter que ce « coefficient d’art » est une expression personnelle « d’art à l’état brut » qui doit être « raffiné » par le spectateur, tout comme la mélasse et le sucre pur."
Faut-il parler ici de coefficient d’art ou plutôt de paradigme de la disconfirmation utilisé en marketing ?
[3] Notice de l’oeuvre telle qu’elle apparaît dans l’exposition et sur le dépliant de l’exposition :
ZERO CM, installation interactive pour deux personnes, 2004
conception et réalisation : Aurélie Gasche
Programmation : Ali Momeni/ Assistance technique : Michel Davidov
Production : Atelier de recherches interactives, Ensad, Paris.
Deux spectateurs portant un casque d’écoute évoluent librement dans l’installation. Mais ils sont prisonniers du segment de ligne blanche projeté au sol qui les relie et de l’annonce vocale, constamment actualisée, de la distance des deux corps.
NOTA : le catalogue de l’exposition présente les actes complets du colloque tenu en avril 2004.
Jouable : Art, jeu et interactivité
Haute école d’arts appliqués HES, Genève
Ecole nationale supérieure des arts décoratifs, Paris
Ciren, Université Paris 8
Centre pour l’image contemporaine, Saint-Gervais Genève
3ème trimestre 2004, ISBN 2-8399-0018-1