J’ai vécu la construction du projet "reader", du langage TRML à l’organisation des lectures collectives aujourd’hui comme la recherche d’un interstice, un recoin de liberté et ce à plusieurs niveaux. Tout d’abord en se concentrant sur un détail, la durée d’affichage entre deux caractères, nous avons ouvert les possibilités de ce vide que recèle le curseur. Nous avions expérimenté plusieurs recherches notamment un script qui enregistre la vitesse de frappe de l’utilisateur au clavier (j’en ai fait un script qui sert au "livre d’or" sur le site Téléférique). Disséquer ce détail consistait pour ma part à inventer des fonctionnements pour y faire son nid : Lire ensemble en découle.
Ensuite, que les lectures collectives demeurent portables et compatibles, nécessitant peu de matériel (un ordi, un videoprojecteur, une salle) permet de créer là encore des recoins (j’ai vécu la lecture à Fontenay dans ce sens).
La citation que fait Germain Bailly, plus haut, de Marie-José Mondzain est très interessante mais j’espère au moins que les quelques textes qui ont suivi la lecture collective à Fontenay faute de nous mettre d’accord "ouvre la question de ce qui fut partagé". Venons en donc à la lecture comme expérience partagée. J’aimerais pour cela raconter une anecdote que j’aime bien. La première sortie en salle du film "Eraserhead" de David Lynch a eut lieu à New-York les dernières semaines de l’année 1977 dans une salle de cinéma indépendant. Le film fit apparaître à cette période dans les rues un badge mystérieux avec l’inscription laconique "I saw it" que portaient ceux qui avait aimé le film. David Lynch raconte :
"Lors des premières projections, la plupart des gens étaient révulsés. J’ai eu des critiques terribles, c’était un désastre. Heureusement pour moi, quelques rares personnes ont aimé Eraserhead. Notamment le distributeur new-yorkais Ben Barenboltz. Grâce à lui, le film a trouvé une salle où il était projeté à la séance de minuit. Sans publicité, en restant longtemps à l’affiche et en construisant sa réputation sur le bouche à oreille, le film s’est trouvé un public. Eraserhead est devenu un succès sans publicité, sans promotion, sans hype, grâce à des gens qui n’ont pas écouté les critiques mais leurs amis. C’est magnifique d’obtenir le succès naturellement, sur la longueur. Malheureusement, cette tradition des séances de minuit est en train de disparaître. Maintenant, un film doit trouver son public dès la première semaine d’exploitation, sinon il est foutu."
J’aimerais autant rencontrer David Lynch qu’une de ces personnes qui portait ce badge. Ce n’est pas simplement l’écran comme appareillage qui est au centre de cette mise en commun (culture) mais un temps, sans mot d’ordre médiatique. Alors pour moi, le temps formera ou non des groupes de lecteurs avec "reader".
Le terme "Reader" s’est petit à petit imposé à nous faute d’idées. Il fallait un nom ne serait-ce que pour en parler entre nous alors nous avons choisi un nom commun plutôt qu’un nom propre. La société Adobe a créé son "reader" qui s’appelle "Acrobat". Microsoft a créé aussi le sien, "Microsoft Reader". A une échelle beaucoup moindre Téléférique a son reader pour la lecture électronique du texte. Mais "reader" évoque aussi le "reader’s digest", une revue américaine publiée pour la première fois en 1922 (fondée par DeWitt Wallace et sa femme, Lila Acheson) qui consistait à passer au peigne fin un sujet à partir de multiples sources (journaux, livres, etc). On retrouve aujourd’hui cette pratique dans de nombreuses universités américaines m’a raconté Douglas Edric Stanley la dernière fois que je l’ai rencontré. Beaucoup d’enseignants photocopient des textes clés qui jalonneront leur cours pour en faire un pavé. Ensuite cet exemplaire volumineux est photocopié par les étudiants réduisant le coût de plusieurs livres. Le "readers" comme on l’appelle est donc connu comme ouvrage pédagogique. Les photocopies ne permettent pas de réifier la pensée comme un livre. C’est ce que j’aime également dans le "reader" de Téléférique. L’achat d’un livre est une finalité alors que la lecture devrait être un commencement ou un recommencement. La copie serait à envisager comme une relecture, un temps de plus pour apprendre.
Etienne Cliquet
PS : une petite annonce : "Reader" fera parti des 10 projets présentés lors du prochain "Carrefour des possibles" organisé par la Fing (http://www.fing.org) le jeudi 12 février 2004, de 18h30 à 21h30 à Paris, à la Maison de la RATP, au sein de l’Espace du centenaire, 189 rue de Bercy, Métro/RER Gare de Lyon. La liste des inscrits est close maintenant.
Photos et compte-rendu à l’appui, j’ai documenté la lecture collective qui a eut lieu au 11e "carrefour des possibles" (organisé par Denis Pansu de la FING), le 12 février dernier dans l’auditorium de l’espace du centenaire, situé dans la maison de la RATP à coté de la gare de Lyon. Ce fut une expérience très différente de la première lecture à Fontenay aux roses puisque ma playlist était constituée d’histoires drôles glanées sur Internet.
Etienne, j’adore cette nouvelle playlist que tu as composée pour le 11e "carrefour des possibles".
Cela me confirme dans l’idée que reader est surtout un outil poétique (je n’ose pas dire un instrument de musique de peur de m’enliser dans une spéculation sur les correspondances entre les arts qui finirait par nous égarer). Tu commences à maîtriser cet outil, à savoir en jouer en modulant les rythmes.
Quand j’écris sur un traitement de texte et que je reste en panne à la fin d’une phrase, parce que trop d’idées se bousculent, le clignotement du curseur m’énerve. Je l’interprète comme un signe d’impatience de l’éditeur qui veut qu’on le nourrisse de mots, encore et encore. Un goinfre jamais rassasié ou un petit coeur qui bat la chamade, dans l’attente des mots à venir.
En lisant avec reader, ce curseur prend de nouvelles significations. Il me fait des clins d’oeil complices. Il court, je cours après lui. Il saute par saccades d’un mot à l’autre, nous traversons un gué. Il fait du sur-place, je comprends "pouce, on souffle !", ou bien "attention, suspens !" . Il va trop vite pour moi, je fais mine de l’ignorer (bien fait pour lui !). Enfin il s’attarde à clignoter à la fin d’une blague comme un acteur un peu cabotin qui attend des rires ou des applaudissements. Parfois il a l’élégance de s’éclipser sans crier gare, et repart aussitôt dans une nouvelle histoire.
En utilisant pleinement la marge de manoeuvre rythmique que donne reader, ce simple petit curseur se met à raconter plein de choses. Il enrichit et module ces données stylistiques que sont la voix, le ton et l’adresse (destination) d’un récit. Le texte trouve une assise quand tu arrives à guider le temps de lecture avec souplesse et sûreté. Exactement comme le ferait un bon danseur avec sa partenaire.
La première Playlist que nous avons vue à Fontenay aux Roses présentait des textes plus denses, moins aérés, et avec des temporalités peu accentuées. Cela pouvait donner une impression de grouillement d’insectes un peu confus. A la longue, la lecture devenait laborieuse. Avec la fatigue, le rythme de défilement du texte et le clignotement du curseur pouvaient devenir des facteurs parasites qui contrarient la lecture au lieu de le "contraindre" à une traversée précise du texte. Au collège (en Iran), nous avions un cours de calligraphie obligatoire. Le prof avait une expression amusante pour qualifier les mauvaises écritures ; il regardait une moche page, et il disait à l’élève : "si on met ton écriture au soleil, elle se mettrait à marcher". J’imaginais un rang de fourmis ivres qui tanguent. Je pense maintenant à l’écriture abstraite de Paul Klee (1931), ou aux dessins mescaliniens de Henri Michaux.
Pendant le débat qui a suivi la première présentation de reader à Fontenay, plusieurs personnes ont très vivement réagi à ce qui leur apparaissait comme un apauvrissement des possibilités expressives de l’écriture. Car tu as choisi un style très dépouillé, en excluant tous les enrichissements graphiques. Sans doute s’attendaient-ils à voir en reader une sorte de cinéma-graphico-lettriste plus spectaculaire (comme cette oeuvre de Gregory Chatonstky par exemple : La révolution à New York a eu lieu).
En voyant comment tu évolues dans l’usage du TRML, je pense à l’évolution d’un Mondrian par exemple, et en cela je rejoins certaines réflexions faites par Netlex. Mondrian commence par réduire son vocabulaire formel entre 1915 et 1920, puis passe le reste de sa vie à explorer le potentiel rythmique de ce nouveau vocabulaire. Au début, les tableaux modulent des grilles très régulières et denses, puis il progresse vers des compositions de plus en plus différenciées et vigoureuses ; la taille des tableaux n’augmente pas, mais c’est l’amplitude des contrepoints mis en oeuvre (les fameuses "oppositions fondamentales") qui s’affirme avec plus d’assurance. Quand on regarde ses tableaux des années 1916 à 1919 et qu’on les compare à sa période luministe (post-impressionniste) antérieure, tellement subtile et riche en demi-tons, on peut regretter les nuances et l’onctuosité des peintures de jeunesse. Mais finalement, les tableaux des années 30 donnent largement le change.
En résonnance avec les propos de Netlex sur "l’horror vacui", et les commentaires d’Antoine Moreau sur l’observation de la distance (quelques commentaires plus bas), tu parles aussi du petit vide ou de la petite distance que parcourt le curseur. Et c’est évidemment dans cet écart que réside tout le potentiel expressif de reader.
Vu la difficulté qu’il y a à renoncer aux anciennes richesses pour aller à la découverte de nouvelles possibilités (petit passage à vide), on comprend que reader ait pu nourrir quelques malentendus (du type de ceux que signale Benoît Wiscart dans l’article ci-dessus).
Dans ton compte-rendu du "carrefour des possibles" à la Fing, tu parles d’une autre forme d’attente du public. Celle de voir reader devenir un outil "utile" avec business-plan à l’appui. C’est encore une autre source de malentendu. Une divergence de vues dont on trouve un parfait exemple dans ces deux histoires parallèles de l’Optophone :
L’Optophone de Raoul Hausmann par Jacques Donguy (Art-Press, mars 2003).
The Optophone : some questions and answers par Prof. Phil Picto and Michael Capp.
je lis les récits des participants aux lectures collectives et il n’y a pas à mettre en doute l’efficacité du dispositif, seulement sa répétition. L’option choisie pour cette nouvelle version et cette occasion précisément persiste : le silence. La société de télépathie est une avancée sur les divers développements que ce type de dispositif a pu connaître, où le seul danger resterait celui de penser donc. Courage. C’est fascinant de voir que cela fonctionne, avec en plus tout le bénéfice que l’on peux tirer des nouvelles technologies, et de tout le bagage de la science des transmissions. Mais. Mais on voudrait pouvoir garder la lecture, et aussi le cinéma, et même aussi un peu tout ce qui nous lie, comme l’art, ou le potentiel des projets collectifs, des forums, les autres avec qui on vit tout ça, etc., parce que c’est un problème éthique, un problème de responsabilité, collective. Au plaisir complaisant de la spéculation, esthétique, théorique tout ce qu’on voudra, qui fait qu’on cherche là tous les éléments de l’oeuvre ouverte, il faudrait ajouter une critique de l’économie de ce projet, une critique politique, par exemple du publicaptif, de la collectivisation, des systêmes religieux, de la simultanéité, etc. etc., sous un angle non spéculatif.
Donc je me joint au forum en rebond au récit d’Aurélien, pour maintenir le débat, en restant optimiste, peut-être qu’y a des sociétés de télépathie qui fonctionnent.
Avec une question : qu’y a-t-il de réellement collectif dans ce projet ?