Si les séries américaines constituent une source inégalée d’informations sur le présent de la société étasunienne, elles ont surtout le mérite de nous proposer sous une forme divertissante, un modèle de ce que devrait être notre proche avenir.
Lundi soir : Les Experts. Voici l’énigme proposée à Grissom et ses fidèles techniciens : une mamie, au volant de sa voiture lancée à plus de 80km/h en plein centre ville, brûle un feu rouge à un carrefour dangereux, traverse et fait voler en éclats la vitrine d’un restaurant pour finir au milieu des tables, écrasant, tuant et blessant au passage un grand nombre de consommateurs. C’était l’heure du déjeuner et la salle était pleine.
Hypothèses : défaillance mécanique ? Sabotage ? Crise cardiaque soudaine ? Démence passagère ? Suicide ? (La conductrice est morte sur le coup).
Après de longues et patientes investigations, il s’avère que la vieille dame (indigne ?) était atteinte d’un cancer, que sa compagnie d’assurance, bloquant son dossier, retardait au maximum sa décision de prise en charge afin de laisser à la maladie le soin de régler à sa place le problème, solution la moins coûteuse pour ses finances. On apprendra aussi que le restaurant visé par la kamikaze était fréquenté précisément par les employés de la dite compagnie. Et enfin, il se révélera que la suicidée avait souscrit une assurance-vie de quelques dizaines de milliers de dollars en faveur de son petit-fils, jeune homme désargenté incapable de se payer de coûteuses études universitaires.
Cette mort s’avère donc être à la fois un suicide, une vengeance, un cadeau, un investissement.
Un scénario magnifique, on le voit, original et ancré dans la vie, auquel il ne manque aucune dimension morale : la collaboratrice de Grissom déclare à l’infâme assureur qu’il la fait vomir, ce qui, venant d’une habituée des chairs putréfiées et des cadavres en décomposition, vaut condamnation sans appel, et d’autre part, le petit-fils, grâce au zèle impitoyable des experts, ne touchera pas le produit de l’entreprise criminelle de sa mère-grand (pas de prime en cas de suicide).
Malheureusement, cette fiction, exemplaire à tous égards, est actuellement inimaginable en France, pays de l’éducation libre et gratuite et de l’hôpital public ouvert à tous.
Chez nous, la vieille dame, même ruinée par son conseiller de la Caisse d’épargne (qui aurait converti ses économies en actions Natixis), aurait, quoiqu’il en soit, bénéficié d’une couverture sociale avantageuse, elle aurait été prise en charge à 100% par la Sécu (taux accordé aux maladies graves comme le cancer) ; son petit-fils pauvre, même s’il n’aurait jamais pu rejoindre une Grande Ecole (il ne faut pas exagérer), aurait sans doute (en travaillant dans un fast-food américain) trouvé de quoi payer les quelques centaines d’euros nécessaires à son inscription dans une université honorable, et tous les dimanches, il aurait pu porter à l’hôpital des chocolats à sa mamie fatiguée par sa chimiothérapie mais si heureuse de le voir. On voit le résultat : une intrigue indigente, un mélo gentillet et pépère tout juste bon pour le téléfilm du samedi soir sur France 3.
Tout espoir est-il perdu ? Non, car venant au secours de nos scénaristes (dont on comprend qu’ils peinent à rivaliser avec leurs modèles yankees) l’ami américain qui règne désormais à l’Elysée et ses dévouées collaboratrices, Roselyne Bachelot, Valérie Pécresse, ont entrepris une intense accélération du devenir-US de la Vieille France, et tout cela sera bientôt possible.
La métamorphose de l’hôpital, converti en entreprise rentable, la mise en concurrence des universités, elles aussi soumises aux impératifs de rentabilité, auront pour conséquences de bousculer notre confort et d’apporter enfin cette dimension de tragédie (et si j’avais une maladie grave ?), d’incertitude angoissante (comment vais-je annoncer à ma fille que j’ai perdu à la bourse l’argent de ses études ?), de violence nécessaire (j’ai kidnappé le bébé du président de l’université pour l’échanger contre une inscription), etc., qui pimentent et rendent si passionnante la vie de nos amis d’outre-atlantique, les transformant en héros permanents d’une fiction hollywoodienne, si loin de nos mornes existences d’assistés.
On a vu récemment certains attardés, réfractaires du changement, échappés sans doute de leur réserve, défiler conjointement dans les rues pour « Sauver l’hôpital » et « Sauver l’université ». Disons à ces dinosaures, qui ne regardent jamais la télévision ou qui croient encore que TF1 s’appelle la Première chaîne, qu’ils se trompent de combat ; il y a urgence à sauver la fiction française, délivrer enfin le spectateur de sa torpeur fatale et de l’ennui démoralisant qui affaiblit nos forces vives. Un seul mot d’ordre : Ne sauvons pas l’hôpital ! Ne sauvons pas l’université ! Scénarisons nos existences, sauvons la télévision !
Cher Miguel, tu n’es peut-être pas assez malheureux pour devenir le héros d’une fiction dramatique, mais tu m’as bien fait rire.
Les jardiniers prétendent que pour avoir de belles fleurs il faut faire souffrir la plante. C’est aussi un préjugé assez répandu à propos des artistes, encore qu’avec Pierre-Michel Menger la figure du génie crève-la-faim cède la place à celle du créateur hyper-stressé en milieu hautement concurrentiel, un modèle évolué qui rassemble cette fois artistes et chercheurs dans la même condition.
A propos de télé, j’ai jeté un coup d’oeil sur le programme : Les experts, c’était Dimanche soir. Mais on s’en fiche ; tant que tu nous donnes le plaisir de te lire, c’est tous les jours Dimanche !