J’ai reçu il y a quelques jours, un message de Thuan HUYNH, journaliste à transfert.net, qui me pose la question suivante :
"Connaissez-vous des initiatives récentes, ou qui vont prochainement avoir lieu, qui utiliseraient ce principe d’attroupement éclair pour renouer le lien social, voire recréer du lien social dans notre société ?"
Avec son autorisation, je relaye donc la question ici, pour le cas où certains lecteurs auraient connaissance de quelque initiative allant dans ce sens.
Cette question me parait intéressante, aussi, je me permets de la développer un peu.
Si parler de renouer le lien social, présuppose une "fracture sociale", le lien se traduirait en termes de solidarité et d’entraide entre des personnes de conditions sociales différentes. Or les flashmobs rassemblent peu ou prou des gens qui appartiennent déjà à une catégorie relativement homogène de jeunes à peu près aisés, urbains et technologisés. Et le médium qui permet de toucher ces personnes pour un rassemblement éclair peut difficilement dépasser les limites de cette catégorie sociale déjà bien circonscrite. Ces personnes coopèrent effectivement à une oeuvre commune, mais une oeuvre qui ne produit rien d’autre que de la "distinction" (au sens où l’entendait Pierre Bourdieu). C’est tout le contraire d’un mouvement qui établirait des liens entre différentes catégories sociales. Il y a donc peu de chances que les tactiques de rassemblement des flashmobs puissent directement servir à favoriser de nouveaux liens entre des catégories sociales éloignées. Pour le moment, les moyens mis en oeuvre pour les rassemblements éclair (site internet, e-mail, blogs, SMS...) servent, pour des personnes géographiquement dispersées, à se (faire) reconnaître comme appartenant à une même communauté et à rendre visibles les liens virtuels qui tissent leurs connexions sur le web. Aussi furtif que fulgurant, le rhizome fait une percée à raz de terre pour se réenfouir aussitôt. Le jour où ces mêmes moyens seront mis en oeuvre pour pousser quelque branche hors du réseau virtuel, en invitant par exemple ces personnes à se déconnecter momentanément du web pour aller passer une après midi entière avec leurs grands parents, peut-être pourra-t-on parler d’une mobilisation qui tente de renouer un lien social.
Mais parler de recréer le lien social peut simplement supposer que ce lien est défaillant au sein même de la catégorie sociale qui est concernée par les flashmobs. Il est vrai que les flashmobs tentent de reterritorialiser des communautés qui par ailleurs, se côtoient dans le nomadisme virtuel. Le lien virtuel qui était en puissance doit s’actualiser, il doit avoir lieu. Et c’est à peu près tout...
Les flashmobs ne produiraient rien d’autre qu’une conversion du lien au lieu, une démonstration de force du virtuel, déjà soulignée par Pierre Lévy dans Qu’est-ce que la virtualisation ? : "Les opérateurs les plus déterritorialisés, les plus découplés d’un enracinement spatio-temporel précis, les collectifs les plus virtualisés et virtualisants du monde contemporain sont ceux de la technoscience, de la finance et des médias. Ce sont aussi ceux qui structurent la réalité sociale avec le plus de force, voire avec le plus de violence."
La nécessité d’actualiser les liens virtuels pourrait aussi se comprendre comme une forme de jouissance, le besoin de toucher les dividendes des énergies longuement investies dans le tissage complexe des liens en puissance : "Ces masses humaines ont à s’unir libidinalement entre elles ; la nécessité à elle seule, les avantages du travail en commun ne leur donneraient pas la cohésion voulue" (S. Freud, Malaise dans la civilisation, 1929).
Re-créer le lien social laisse entendre aussi, que ce lien existait auparavant et qu’il s’est dénoué. Il suffit de lire les compte-rendus des Mousse Paris organisées par les carnetiers (blogueurs) depuis quelques mois, pour comprendre à quel point il est malaisé de reconnecter dans "le monde vert de la viande et des os" [1], les liens qui s’étaient construits dans la réalité virtuelle. Retrouver l’opacité des corps, le mystère des visages, le démenti des apparences qu’il faut sans cesse articuler ou concilier avec la teneur des énoncés, a quelque chose de terriblement déroutant pour qui s’est habitué à ne dialoguer qu’avec des voix désincarnées, des êtres fantasmés, des prismes transparents traversés par l’intelligence collective.
Cette difficulté est redoublée par une autre déliaison : celle des identités fictives sous lesquelles ces brillants séraphins se font généralement connaître sur le web. Des identités morcelées, désintégrées, ayant d’avance coupé tout lien symbolique avec leur filiation biologique, leur identité civile. Pour que le principe des attroupements éclair puisse avoir quelque efficience dans la création de nouveaux liens sociaux, ne faudrait-il pas que ses opérateurs réconcilient les morceaux épars de leur propre identité ?
Allez, c’est dimanche : une petite visite chez les grands parents ?
1- K. Malevitch, De Cézanne au Suprématisme, Trad. J.C. & V. Marcadé, 1974, L’Age d’Homme, p. 113