En juillet 2005 j’avais très brièvement parlé de l’exposition du ZKM : La Chose publique
L’EHESS revient sur cette exposition ainsi que sur celle d’Utopia Station, initiée en 2003 à la Biennale de Venise, en organisant une journée de réflexion le samedi 17 mars. Il est heureux de voir que de telles expositions ne partent pas aux oubliettes.
« Expolitiques. Deux expositions en débat
Amphithéâtre - 105 bd Raspail - 75006 ParisDeux expositions de grand format ont, au cours des deux dernières années, proposé une nouvelle approche de la chose publique : Utopia Station, conçue par Molly Nesbit,Hans Ulrich Obrist et Rikrit Tiravanija, dont la première « station » s’est constituée à la Biennale de Venise en 2003, La chose publique – Atmosphères de la démocratie, conçue par Bruno Latour et Peter Weibel pour le ZKM de Karlsruhe, la même année. Leur ampleur, le nombre de participants impliqués et la continuité de cette implication collective, leur ambition en font de « grandes machines » d’un genre inédit. Le propos des organisateurs dans les deux cas était de renouveler l’économie de l’exposition elle-même –concevoir un dispositif plutôt qu’un espace, une structure actualisable au gré des circonstances (Utopia Station), ou au contraire renouer avec la logique du spectacle pour éprouver la résistance de la notion de « représentation » (La chose publique). Il est remarquable qu’aucune de ces deux expositions n’ait été accueillie en France : il semble toujours difficile d’admettre, dans ce pays de vieille culture politique, que l’exposition puisse constituer un espace légitime de réflexion collective autour d’enjeux aussi considérables que « l’utopie » ou « la représentation ». Ou qu’un philosophe puisse risquer sa réflexion dans une expérience d’agencement collectif des objets, des espaces, des parcours et des événements qu’est une exposition, autrement que sur un mode illustratif. Ou que des artistes, nourris des expérimentations menées dans les années 70, puissent chercher à rénover les formes de la critique institutionnelle et de la créativité politique.
Aujourd’hui, deux ans après la clôture de Making things public et tandis qu’ Utopia Station poursuit ses pérégrinations à travers le monde, où en sommes-nous ?
À l’heure du franchising des musées d’art contemporain et de la multiplication des biennales au gré des nouvelles concentrations capitalistes, de grandes expositions expérimentales et critiques au sein des institutions sont-elles encore imaginables ? sont-elles même pertinentes ? Ou peut-on penser que l’atonie des débat politiques, la délimitation de plus en plus incertaine de l’espace public et la démonétisation de la parole des experts rendent plus urgente encore l’exposition comme expérience des idées ? La discussion est ouverte.Programme de la journée :
10h00 – 12h30 : Utopia Station (Biennale de Venise 2003, Francfort, Poughkeepsie, Munich, Porto Alegre, à suivre) conçue par Molly Nesbit,Hans Ulrich Obrist et Rirkrit Tiravanija, Présentée par Molly Nesbit et Hans Ulrich Obrist
12h45 – 14h15 Pause. Déjeuner.
14h30 – 17h00 : La chose publique-atmosphères de la démocratie (ZKM, Karlsruhe, 20.03 – 03.10.2005)
conçue par Bruno Latour et Peter Weibel, Présentée par Bruno LatourDiscutants`
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Eric Alliez, Claire Fontaine, Yona Friedman, Nasrine Seradji, Immanuel Wallerstein, Jacques Rancière, Yan Thomas, Liam Gillick, Corinne Diserens, Anton Vidokle, Claire Bishop, Bernard Blistène, Jean-Luc Moulène … »
Une semaine déjà ! Il n’est pas trop tard pour donner des nouvelles de la journée de conférences-débats Expolitiques. C’était touffu et un peu brouillon, certaines personnalités annoncées n’étaient pas là (notamment Jacques Rancière). Les interventions et discussions portaient sur les problèmes que posent les « expos-textes », des expositions dont le moteur premier n’est pas un corpus d’oeuvres, mais une réflexion théorique qui se distingue par sa transversalité en débordant d’emblée le champ de l’art. Presque érigée en mythe, l’exposition Les Immatériaux organisée par Jean-François Lyotard au Centre Georges Pompidou en 85 est considérée comme le premier grand exemple du genre[1].
Utopia Station :
De la présentation d’Utopia Station que je n’ai pas vu, j’ai retenu l’idée d’un projet de projet perpétuellement en gestation dans une ambiance à la Woodstock : des rencontres ponctuées d’événements ou performances, et une pérégrination dans différents lieux concrétisée a minima par des présentations de "posters" comme on en fait en marge des colloques scientifiques. Sur l’écran derrière les intervenants, une vidéo, insérée dans une succession d’images de la biennale de Venise et de scènes de mai 68, montrait un homme en chemise blanche et slip, en train de parler à une petite assistance assise dans l’herbe : sur un "paper board", il traçait au marqueur des schémas avec patatoïdes et flèches en tous sens. Hans Ulrich Obrist définissait Utopia Station comme une « conversation infinie » appelée à se pousuivre ailleurs, autrement. A titre d’exemple, Molly Nesbit relatait un voyage à Porto Alegre pendant le forum social mondial de 2005, où quelques participants d’Utopia Station se sont rendus pour faire de la prospection en vue d’une intervention peut-être plus consistante pour une prochaine session. En attendant d’y voir plus clair, ils ont montré leur poster, discuté avec des gens et diffusé une programmation vidéo post-minuit sur une chaîne de télé locale, pour « activistes fatigués » (sic). Sauf l’évocation des déconvenues de l’installation à Venise qui paraît-il, avait été une expérience éprouvante du fait que l’auto-organisation attisait les habituelles rivalités territoriales des artistes, et sauf les critiques de quelques personnes dans l’assistance sur le caractère quelque peu surfait des références à Woodstock ou à mai 68, l’essentiel du propos est bien relaté sur la page de présentation d’Utopia Station.
A première vue, la présentation des organisateurs, comme mon compte-rendu, peuvent donner le sentiment assez négatif d’un projet vaseux et poisseux dans lequel on ne peut que s’enliser interminablement. Mais ne jugons pas trop vite. Pour avoir expérimenté ce genre de projets, notamment avec le programme Agglo[2], je peux dire que ces dynamiques informes sont des bouillons de culture dont il est très difficile de mesurer le rendement à court ou moyen terme. Souvent, le bénéfice se fait ressentir bien plus tard, dans le travail des participants, lorsque ceux-ci se sont déjà séparés et investis dans d’autres projets. Le problème qui reste posé, c’est que de tels dispositifs sont surtout intéressants lorsqu’on y participe, ce sont des dispositifs sans audience au sens où pour y entendre quelque chose, l’audience doit intégrer le processus et devenir participant. C’est pourquoi ces dispositifs se prêtent mal à la logique d’exposition qui est exigée de la part des organismes qui soutiennent financièrement ces initiatives et veulent valoriser des résultats manifestes. Par ailleurs, cantonner ces dispositifs à une logique de publication, qu’elle soit pré-natale ou post-mortem, pose d’autres problèmes : d’une part le rôle des artistes et de bien d’autres acteurs se trouve marginalisé au profit des théoriciens qui s’érigent alors en maîtres du sens, d’autre part cela occulte les mécanismes de travail et d’échanges qui sont tout de même l’objet principal de ces laboratoires à ciel ouvert qui, sans en faire sciemment étalage, consentent à s’exposer avec leurs faiblesses. Ainsi, quand Molly Nesbit parlait du projet de catalogue qui n’en finit pas de s’élaborer et dont elle ne voit pas encore le bout, il faut bien comprendre que c’est une difficulté inhérente à ce type de projet, et peut-être à son objet : l’utopie.
La chose publique, atmosphères de la démocratie :
L’amphi était plein l’après-midi, pour la présentation de Bruno Latour, orateur pétillant et jubilant, très agréable à écouter. Il a d’abord posé quelques jalons sur le thème de l’exposition du ZKM, La chose publique : sommes nous bien représentés ? Comment représenter la représentation ? Comment représenter la multitude, le tout à partir des parties[3], une assemblée des assemblées ? Que serait une assemblée des choses plutôt qu’une assemblée d’humains ? Qu’est-ce qu’un corps social ? Qu’est-ce qu’une exposition de pensée ?…
Bruno Latour a surtout voulu souligner que la « chose publique » n’était pas une exposition artistique mais une exposition qui associait des artistes avec des personnes venant d’autres disciplines (scientifiques, philosophes, juristes etc.), tout comme lui-même s’était associé à Peter Weibel pour le commissariat de l’exposition. Par exemple, la métaphore d’une démocratie parachutée en plein désert, évoquée dans une conversation par Peter Sloterdijk, a été prise au mot et c’est le projet d’un parlement pneumatique parachutable qui se trouvait exposée par l’architecte Gesa Mueller von der Hoegen, à côté d’une vidéo où l’on entend parler Sloterdijk.
Autre exemple, Jean-Luc Moulène qui a participé à cette exposition, a expliqué comment il a travaillé avec des juristes pour répertorier et si possible mettre la main sur des images de presse condamnées par la censure ; la difficulté, expliquait-il, c’est que ces images sont si bien censurées qu’elles ne figurent pas dans le dossier juridique. Ensuite, il fallait trouver une solution visuelle pour montrer ces images sans tomber à nouveau sous le coup de la censure. Jean-Luc a choisi de coller le texte du jugement sur la partie sensible de l’image, l’important pour lui, étant de montrer « le corps du délit », en l’occurrence la trame de l’image imprimée.
Néanmoins Jean-Luc Moulène a soulevé le problème de l’instrumentalisation des artistes dans ce type d’expositions, tout en réfutant que ce fût le cas pour l’exposition du ZKM. On imagine en effet, que l’association entre un artiste et un philosophe par exemple, puisse parfois (mais pas toujours) prendre la forme d’une sous traitance de l’un par l’autre. Jean-Luc dit se méfier de l’oeuvre de commande qui illustre les intentions d’un commanditaire, car il estime que « l’artiste est un penseur à part entière ». Par ailleurs, il doute que la vocation première de l’oeuvre soit de s’adresser au public ; « l’oeuvre exclut au lieu d’intégrer » et « La question du public, dit-il, est plutôt une question tactique et financière… ».
Le débat s’est donc engagé là dessus, et de fil en aiguille, Bruno Latour en est arrivé à parler de quelques pièces qu’il trouvait « ratées », soit parce qu’elles étaient trop platement illustratives, soit parce qu’elles manquaient le propos qu’elles étaient censées développer. C’est là que les malentendus ont montré le bout de leur nez. Car que veut dire ratées ? Il faut avoir au préalable assigné un but à quelque chose pour être en mesure de dire ensuite que ce but a été manqué. Or il n’y a que l’auteur ou le concepteur de l’exposition qui soit en position de dire cela. Le spectateur n’est pas dans cette position. Il arrive avec une attente diffuse, ce qui est très différent d’un but. En lui, et dans cette attente, toute chose produit un effet, un effet auquel il pourra éventuellement reconnaître un sens qu’il bricolera avec les moyens du bord, en fonction du contexte sensible et discursif dont lui-même fait partie. Que cet effet concorde avec les intentions de l’artiste ou du commissaire, le spectateur ne le sait pas toujours, l’auteur non plus d’ailleurs. Si, comme le dit Jean-Luc, « l’oeuvre exclut au lieu d’intéger », le spectateur, lui, ne demande l’autorisation de personne pour intégrer l’oeuvre dans sa sphère mentale. Même si le public n’est pas l’adresse de l’oeuvre, une fois placé devant, le spectateur en devient la fin, une fin parmi d’autres, car il n’est pas seul. Pour ma part, en visitant l’exposition, il ne m’est pas venu à l’idée de regarder les choses en terme de ratés ou de réussites car je n’avais pas d’idée préconçue de ce que ces choses devraient exprimer. C’est bien parce que je n’avais pas d’idée préconçue de l’exposition que j’étais si curieuse d’aller voir à quoi elle ressemblait. J’ai vu des choses plus ou moins intéressantes ou instructives, émouvantes, ludiques ou énigmatiques. Il m’est bien arrivé de trouver certaines pièces trop didactiques ou prétentieuses, mais je n’ai jamais supposé qu’elles puissent être ratées car de mon point de vue, celui du spectateur, l’effet et le but sont confondus.
En particulier, j’ai attribué un sens très cynique et provocateur à l’« atmosphère de démocratie », le fameux « fantôme du public » que les communiqués de presse présentaient comme la pièce maîtresse de l’exposition. Cette installation sonore et lumineuse était annoncée comme un dispositif qui réagit aux bruits et aux déplacements du public, une sorte de reflet du public, Chose englobant les choses publiques qui se meuvent en dessous. Ce que j’ai perçu était un bruit continu et informe, des crachouillis, des glouglous, du souffle, et par ailleurs, sans que je puisse connecter les deux phénomènes, des variations lumineuses apparemment aléatoires. Je n’ai jamais pu reconnaître la moindre trace de mon action dans ces phénomènes. Pourtant, quand j’ai visité l’exposition, il n’y avait que deux ou trois spectateurs dans la salle, tous très discrets. J’ai repéré les micros, je les ai tapotés, j’ai claqué des mains ou sifflé pour voir ce que cela donnait. Eh bien ça ne donnait strictement rien. Mes actions existaient pour ce qu’elles étaient, des bruits produits dans la salle, mais elles n’étaient pas répercutées, elles ne recevaient aucun écho ou représentation dans le fantôme du public. C’était le désespoir total. J’ai pensé, voilà ce que ça dit : la chose publique est un monstre informe, parfaitement indifférent à l’action des individus, c’est une machine célibataire qui tourne à vide, un broyeur de déchets qui n’a rien à recycler, un plasma ronflant et cacochyme qui parasite l’espace public et avec lequel nous cohabitons malgré tout, sans doute en lui témoignant la même indifférence, vaquant à nos petites occupations, contractant et négociant des arrangements au jour le jour. Le grand désespoir qui englobait cette exposition nous remettait le nez dans la variété des modes d’influence et de gouvernance qui se déployaient sur les cimaises : un folklore de pratiques bricolées en mode local.
Curieusement, Bruno Latour n’avait pas très envie de parler de ce fantôme. En grattant un peu, il a reconnu en riant jaune, qu’il s’agissait du plus grand ratage de l’exposition : il y a eu des problèmes techniques, rien n’a marché comme prévu, et l’intention n’était pas du tout cynique ou provocatrice. Etait-ce si important de savoir que c’était un ratage ? Après tout, cet acte manqué était peut-être un discours particulièrement réussi : en décevant l’espoir de voir mes bruits amplifiés, mixés et déformés dans la représentation globale du public, ce ratage ramenait mes actes à leur échelle propre, à leur effet premier, rien de plus, rien de moins. En définitive, ce grand ratage ne dit pas autre chose que ce qu’écrit Jacques Rancière dans La haine de la démocratie :
« La "société démocratique" n’est jamais qu’une peinture de fantaisie, destinée à soutenir tel ou tel principe du bon gouvernement. »[4]
[1] Cette exposition et son catalogue se présentaient comme un « atelier des divergences » faisant appel aux innovations technologiques, aux créations artistiques, architecturales ou musicales souvent interactives, ainsi qu’à des expériences dans le domaine de la mode ou du marketing. Le catalogue innovait aussi, en se présentant pour une part comme un coffret de feuilles volantes sans ordre, et pour l’autre part comme un lexique d’une trentaine de mots que les auteurs devaient élaborer en interagissant entre-eux, par voie électronique.
[2] Institutionnellement, le programme Agglo est maintenant terminé, le contrat avec la DAP étant arrivé à son terme. Mais évidemment, beaucoup de labos continuent leur activité, certains continuent à travailler ensemble, et ceux qui ont arrêté font maintenant autre chose.
[3] Bruno Latour faisait référence à la Perspective curieuse de Nicéron à laquelle Duchamp s’est beaucoup intéressé.Voir planches 23, 24 et 25 dans Drawing the Maxim from the Minim:The Unrecognized Source of Niceron’s Influence Upon Duchamp by Gould, Stephen Jay and Shearer, Rhonda Roland, Tout fait, The Marcel Duchamp Studies Online.
[4] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, éditions La fabrique, 2005, p. 58