Le 7 février, la ligue Odebi attirait l’attention sur un Projet de décret "créant la Commission nationale de déontologie des services de communication au public en ligne", qui serait présentée de façon imminente au gouvernement.
Texte du décret (pdf)
Cette commission aurait le pouvoir d’attribuer ou d’enlever des "labels" aux FAI, aux hébergeurs, aux plateformes de blogs... Pour l’instant, c’est le label "protection de l’enfance" qui est évoqué. Ce label serait par exemple accordé aux FAI qui proposent aux parents des solutions techniques de filtrage efficaces afin de contrôler ce que leurs enfants lisent, regardent ou téléchargent.
La Ligue s’interroge notamment sur le fonctionnement prévu de cette commission dont les membres sont nommés par le gouvernement.
La ligue Odebi et l’April, s’inquiétent des prérogatives de cette commission qui pourrait déborder le seul souci de la protection de l’enfance en créant d’autres labels :
« Le gouvernement souhaite créer une nouvelle structure administrative dont les membres seront nommés par le Premier ministre. Elle aura un rôle important dans la régulation de l’internet, puisqu’elle pourra attribuer ou retirer des labels (i.e. « label famille », « label confiance », « label citoyen », « label presse »,…) aux fournisseurs d’accès, hébergeurs et éditeurs de services en ligne, en fonction de recommandations « déontologiques » qu’elle aura elle-même rédigées. Elle sera donc en mesure de faire peser de nouvelles contraintes sur les acteurs de l’internet sans que ces contraintes n’aient été adoptées par voie législative ou réglementaire. »
Par ailleurs, en mentionnant l’article de l’AFA à propos l’accord sur le cinéma à la demande, la Ligue Odebi souligne une autre dérive qui consisterait à utiliser le montage Label+logiciel de filtrage pour exercer un contrôle sur les téléchargements. Il s’agirait d’adapter les logiciels de contrôle parental déjà mis en oeuvre gratuitement pour les abonnés, aux besoins spécifiques de la lutte contre la contrefaçon.
L’annonce spectaculaire de Steve Jobs appelant à l’abandon des DRM trouve ici une part d’explication : si certains acteurs économiques sont aujourd’hui disposés à abandonner les DRM c’est qu’ils entrevoient d’autres moyens de contrôle. C’est ce que faisait remarquer Dubber sur New Music Strategies en novembre dernier, lorsqu’il sentait le vent tourner :
« More importantly, I’m concerned that giving up the ‘protection’ of DRM will lead to other, even less acceptable tradeoffs. Increased surveillance on the online activities of their customers, more hostile lawsuits, increasingly draconian End User Licensing Agreements, and additional recoupable costs passed onto artists to pay for it all (with a nice, healthy margin to boot) are all potential ‘Sons of DRM’ we may need to keep an eye out for in future. »
Je n’ai pas l’intention d’entrer dans le détail de ce nouvel imbroglio technico-juridique sur le qui-quoi-comment du filtrage d’internet, je voudrais seulement noter une étonnante convergence entre ce que je lis aujourd’hui sur le web francophone et ce que je lisais il y a moins d’un mois sur le web persan. Car nous en sommes là : en France, au pays de la liberté d’expression qui préfère "l’excès à l’absence" et dont la classe politique se presse au chevet de Charlie Hebdo, la teneur des discussions est quasiment identique à celle que l’on entend en Iran, au pays des "bad guys", là où les martiens de "l’axe du mal" que l’on dit étrangers à toute notion de démocratie s’entêtent à bricoler leur industrie nucléaire. Là bas comme ici, on interroge les critères et les technologies du filtrage d’internet en acquiessant sur le minima de la protection de l’enfance. On discute le choix des méthodes, des mots clés, des catégories ou des technologies ainsi que la composition des commissions qui décideront de la grosseur et du nombre de trous de la passoire. Dans ces conditions, le ministre iranien de l’information et des technologies de la communication a beau jeu de répondre aux critiques des parlementaires en reconnaissant qu’il faut certes ajuster les méthodes pour avoir des résultats plus pertinents, et d’ajouter : « Comme vous le savez, il n’y a pas d’information sans filtre, l’oreille est un filtre naturel, sans filtre, nous serions assourdis, ce serait invivable ». D’ailleurs, au terme "filtering" le ministre préfère la notion de raffinage.
Mais qui s’en soucie ? Pendant qu’on finasse au parlement, les internautes se refilent l’adresse de Psiphon ou de la dernière solution en date qui leur permettra de traverser la passoire.
Certes, le filtrage optionnel de l’internet français n’est pas (encore) comparable à celui qui est imposé à l’internet iranien. Mais ce qui est remarquable dans ces débats, c’est que nul ne remet en question le contrôle qui se fait au nom de la "protection de l’enfance", ce tabou au nom duquel se creuse la brêche de la censure. Ici comme ailleurs, il ne vient à l’idée de personne que la meilleure protection de l’enfance c’est l’instruction, le développement de l’aptitude au raisonnement et à l’esprit critique.
AFA : Renégociation de l’accord sur le cinéma à la demande et lutte contre la contrefaçon numérique (21 décembre 2006)
Ligue Odebi : Projet de décret "créant la Commission nationale de déontologie des services de communication au public en ligne" (7 février 2007)
PC Inpact : Vers l’instauration d’un ordre moral du Net ? (8 février)
01.net : Polémique autour de la régulation de l’Internet français (9 février)
ZDnet : Vers une « Commission nationale de déontologie » créée sans concertation ? (9 février) pointe sur les recommandations de la Forum des Droits de l’Iinternet sur la grille de classification des contenus.
April : Régulation du net : toujours les bonnes vieilles méthodes… (12 février)
Journal en ligne Entekhâb : Compte rendu du débat parlementaire du 21 janvier 2007 avec Mr Soleimâni, ministre de l’information et des technologies de la communication.
Le Monde publiait hier deux articles autour du rapport "La presse au défi du numérique", remis au ministre de la culture et de la communication, lundi 19 février, et réalisé par Marc Tessier et Maxime Baffert. Le rapport (pdf) est un document de 67 pages augmenté de quelques annexes.
Le rapport étudie les problèmes économiques rencontrés par la presse confrontée à la concurrence d’internet ou bien transitant vers internet. Il envisage différentes solutions : nouvelles formules éditoriales multimédia, fonds d’investissement dédiés, exonérations fiscales, coopérations et concentrations, réduction de TVA pour rentabiliser la presse payante en ligne, etc. Le rapport aborde aussi le phénomène du journaliste citoyen qu’il veut considérer comme l’équivalent d’un informateur ou correspondant du journaliste professionnel, au besoin, comme un contributeur encadré par un éditeur professionnel. Il a le souci de préserver un certain pluralisme tout en cherchant à rétablir une hiérarchie qui distingue le professionnel, le sous-traitant et l’amateur selon des critères qui détermineront leurs statuts. Pour contrecarrer la dilution de la presse professionnelle dans le foisonnement des sites internet, il préconise une politique de labellisation selon des critères s’inspirant du code de déontologie du GFII.
Le Monde : Le numérique, planche de salut des groupes de presse.
ZDNet : Bientôt un label de qualité pour les sites web d’information.
Déontologie et protection de l’enfance :
Un second article dans le Monde, consacré aux inquiétudes suscitées par le projet de décret sur la déontologie de l’information en ligne fait le tour des associations ou organismes qui se sont exprimés sur la question : Le gouvernement veut créer une "commission de déontologie" de l’information en ligne. Cet article mentionne en outre une conférence de presse de Philippe Bas, ministre délégué à la famille, sur le "multimédia mobile", en date du 31 janvier 2007. Dans ce discours, le ministre fait le bilan des « dispositifs de contrôle parental des services et contenus multimédias accessibles sur le téléphone mobile de leurs enfants » mis en oeuvre depuis un an et des mesures similaires mises en place pour internet depuis deux ans.
On m’a soufflé que mes propos sur la protection de l’enfance dans le précédent billet étaient trop lapidaires. Pour être plus explicite, je dirai que les protections qu’on offre à l’enfant en filtrant son téléphone portable ou son accès à internet sont nuisibles parce qu’illusoires. Ce genre de protection est plutôt destiné à tranquilliser les parents. L’enfant, lorsqu’il en a la curiosité, les contourne sans difficulté, et dans ce cas, il le fait à l’insu des parents, ce qui est bien plus dangereux car il est alors livré à lui-même, sans aucune parole ou explication qui puisse l’aider à surmonter le choc des contenus sensibles.
L’enfant a besoin de présence et d’attention, il a besoin d’être guidé et accompagné, non pas isolé dans un cocon protecteur pendant que les parents vaquent à d’autres occupations. C’est en sous-estimant son intelligence qu’on en fait un idiot ; à l’âge des « Pourquoi ? Pourquoi ? », c’est à dire dès qu’il sait parler, l’enfant est avide de savoir et il est parfaitement capable de comprendre pour peu qu’on se donne la peine de lui répondre. De pourquoi en pourquoi, il saisit la complexité, la nuance, et les chemins du raisonnement.
Contre quoi veut-on protéger l’enfant ? Contre certains aspects de la réalité auxquel il sera nécessairement confronté un peu plus tard. Plus tard, il n’y aura peut-être personne auprès de lui pour l’aider à accuser le coup. Et que devient un enfant surprotégé qui ne connaît rien du mal ou des difficultés de la réalité ? Un adulte fragile qu’il faudra encore assister et protéger par de nouveaux dispositifs de filtrage ?