Bernard Guelton organise un colloque qui s’annonce passionnant, avec la présence de nombreux artistes et théoriciens :
« Les arts visuels, le web et la fiction »
Colloque international
Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne
Salle des conseils et Amphithéâtre Turgot
24 et 25 NOVEMBRE 2006
"Ce colloque sur les arts visuels, le web et la fiction a pour ambition d’interroger les oeuvres artistiques appartenant aux arts visuels mais également celles réalisées sur l’internet dans leurs rapports à la fiction."
Voir la Présentation et le programme complet du colloque sur le site du CERAP ou sur Fabula.org
Attention ! le lieu change du Vendredi au Samedi :
Vendredi 24 novembre
Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne
Salle des conseils (1)
12, place du Panthéon, escalier M
(70 places)
Samedi 25 novembre 2006
Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne
Amphithéâtre TURGOT
1, rue Victor Cousin
(200 places).
Un article de 2004 mentionnait l’oeuvre mystique d’Attar (le Colloque des Oiseaux),
mais peu de gens savent que ce livre est en fait un plagiat par anticipation d’une
autre oeuvre magistrale, ``le Colloque des Oisives’’, dont les premières pages
sont disponibles ici :
http://bluemoon.anoptique.net/compilee/Kholok%3A%3Acaa1.html
Message à Olivier Auber s’il passe par là : je n’arrive plus à te joindre sur
ta messagerie, et le mot de passe d’Anoptique a changé, ce qui fait que je
ne peux plus ajouter de nouvelles pages au "Colloque". Peux-tu y
faire quelque chose ?
Bonjour Escape,
J’ai transmis ton message à Olivier.
J’ai bien compris que la meilleure solution aux questions c’est d’éviter d’en poser, mais je t’en pose une quand-même : A supposer qu’un Simorgh apparaisse au bout de cette quête oisive, quelle curiosité serait-elle en mesure de satisfaire ?
Merci de ta visite, elle me permet de changer provisoirement de disque, car en ce moment je suis plutôt obsédée par cette ritournelle (bien que ne prenant aucun de ces médicaments).
À vrai dire la Quête qui est celle du Colloque des Questions, - la Quête de la Question -, ne peut pas concerner grand monde et je me demande si elle peut obnubiler quelqu’un autre que moi. Il n’empêche que cette Quête correspond à une butée existentielle réelle.
Du Colloque, on a déjà dit : logique formelle pure adossée à de l’existentiel pur sous le principe de l’impossible croisement. Pas faux, mais c’est un point de vue d’Occidental. Il faut voir du côté d’une des sources (cachées) pour mieux comprendre le ressort de cette œuvre qui se veut labyrinthique...
Salut à toi Isabelle, et au passage je donne l’adresse de la Ballade d’Orangina version historiée :
http://bluemoon.tuxfamily.org/Orangina/Orangina-1.html
— esc
Bâbâ Heyrân va Djenn-e Miân Ghesseh (Le Père Perplexe et le Génie d’Entre les Histoires)
« Quand Bâbâ Heyrân-e Allâf se décidait à parler, ses interlocuteurs avaient déjà atteint la Chine et il n’y avait plus personne dans le caravanserail. Il s’asseyait alors au bord du puits et reprenait tout seul la conversation. Les histoires anciennes ou récentes dont les voyageurs lui avaient rempli les oreilles ressortaient pêle-mêle, avec ses interrogations et tout ce qu’il avait sur le coeur. Sa voix résonnait dans la fraîcheur du puits, les mots fusaient en éclats, et les histoires s’enroulaient les unes sur les autres, produisant un charivari dont les échos se disputaient jusqu’à épuisement.
En prêtant l’oreille, Bâbâ Heyrân avait parfois la surprise d’entendre d’autres discours dans les sons formés par l’entrecroisement des échos ; il distinguait des quasi phrases formulées dans une quasi langue qu’il avait le sentiment de comprendre bien qu’il fût incapable de les restituer. Cela le plongeait dans une délicieuse perplexité. Il était persuadé qu’un génie tapi au fond du puits tentait de lui révéler des vérités, mais que ces vérités, comme les poissons, ne pouvaient survivre à l’air libre. Elles devenaient ternes et inconsistantes dès qu’il cherchait à les exprimer avec ses mots. A chaque fois qu’il s’y était essayé, les révélations enchantées se transformaient en généralités sentencieuses d’une platitude désolante. Même sa voix sonnait faux ; elle échouait honteusement au fond du puits, et pour tout écho, ne rencontrait qu’un informe « Beuaaahhh ! ».
Bâbâ Heyrân en avait pris son parti : où a-t-on vu qu’un Jacob retrouve son Joseph ? se disait-il, c’est Joseph qui s’est révélé à Jacob !
Donc, Bâbâ Heyrân écoutait et s’efforçait de ne pas forcer la vérité, ce qui s’avérait bien plus difficile qu’il ne l’avait imaginé. Si par mégarde, il lui arrivait encore de céder à la tentation, après l’inévitable débâcle des mots creux, il buvait sa honte, ajoutait du sucre dans son thé et partait se coucher, confiant de pouvoir retrouver le génie du puits à la prochaine occasion, quand à nouveau seul, la robe pleine d’histoires et le cœur frémissant d’impatience, il aurait le loisir de venir s’épancher près du puits. Car même si aucun voyageur ne lui avait jamais parlé d’une pareille créature, il était arrivé à la conclusion que ce génie appartenait à l’espèce des « djenn-e miân ghesseh », autrement dit, un génie d’entre les histoires. »(Histoire glanée dans le carnet de notes de Vâveylâ Maskhareh où elle revient à plusieurs reprises sous différentes formes)
Le Mantegh al Teir avait en effet été évoqué ici ou là, à propos de flash mobs, d’une façon trop expéditive. Voyons ça d’un petit peu plus près.
Lorsqu’on regarde comment s’organise l’alternance entre l’histoire principale et les petites anecdotes dans le Mantegh al Teir, on s’aperçoit que la fonction des petites histoires n’est pas seulement illustrative ou explicative. Les deux registres sont aussi allégoriques l’un que l’autre. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y ait deux registres. Et leur écart : si le Mantegh al Teir contient tant d’anecdotes intercalaires, sans doute est-ce pour ménager ces espaces de résonance qui laissent entendre autre chose que ce que peut supporter la logique, fût-elle baroque, floue, ambiguë, élastique, linéaire, probabiliste, conciliante ou que sais-je encore. A vrai dire, je ne connais rien aux formalismes logiques, il paraît qu’on en invente de toutes les couleurs. Vu mon indigence, je dois bricoler avec les moyens du bord. Pour commencer, je mise sur une logique dure qui exacerbe les paradoxes, une logique cassante qui ouvre sur des brèches de stupeur (manque ou ignorance). Dans ces brèches, imaginons un agent fluide, une odeur de printemps par exemple, une sorte d’allégresse. Cet agent se répand petit à petit et finit par tout envahir. Les choses solides peuvent rester debout ou non, ça n’a plus beaucoup d’importance.
Logos
Certaines éditions de la traduction française du Mantegh al Teir par Garcin de Tassy ont pour titre « La conférence des oiseaux » ou « Le colloque des oiseaux », mais le titre original est « Le langage des oiseaux ». En arabe, mantegh a le même sens que logos : parole, langage, logique (de notgh= parole, langage humain articulé). Son usage dans le persan, qui est la langue originale du Mantegh al Teir, vise plutôt la logique, parce qu’il y a d’autres mots pour désigner la parole. La traduction de Mantegh al Teir par « La conférence des oiseaux » convient mieux au bavardage des oiseaux, quand ceux-ci invoquent toutes sortes d’excuses (ozr) pour ne pas aller à la recherche du Simorgh qu’ils sont censés investir comme roi. Traduire par « Le langage des oiseaux » est plus juste.
Ajout du 06/04/2008 : Coran (traduction Kasimirski, Flammarion, 1970), sourate An-Naml verset 27.16 : "Salomon fut l’héritier de David ; il dit : O hommes ! on m’a appris à comprendre la langue des oiseaux. Nous avonss reçu le don de toutes choses. Certes, c’est un bienfait incontestable."
Dans la suite de cette sourate, Salomon rassemble une armée de djinns, d’hommes et d’oiseaux qui traversent la vallée des fourmis. La huppe sera déléguée en ambassade pour convertir la reine de Saba. On trouve là en germe, certains éléments de l’histoire de Attâr. Et c’est bien Manteq al Teir qui est traduit par la langue des oiseaux.
Le dénouement paraît logique, il relève d’un déterminisme inscrit dans le langage, un jeu de mots : si morgh -> Simorgh. Parmi les milliers d’oiseaux qui sont en quête d’un roi, trente seulement parviennent au but, et ces trente oiseaux (si= trente, morgh= oiseau) découvrent qu’ils sont le Simorgh. Mais il y a un problème : nous avons les parties, nous avons le tout ; où est la colle ?
Sans colle, rien ne tient : le roi est étranger à son royaume et il n’a pas de relation avec ses sujets. Il faut chercher la colle, le trait d’union. C’est pourquoi le pivot logique du dénouement est ignoré tout au long de l’histoire. Et c’est d’une façon assez étonnante qu’il sera pourtant validé à la fin du poème, puis réfuté, car le jeu de mots, comme un placenta dont on se débarrasse après la naissance, est devenu superflu. On verra par ailleurs, que si le jeu de mots n’a aucun fondement étymologique (voir Hanns Peter Schmidt), par contre, la relation miroirique dont il est l’expression fortuite, trouve bien quelques échos dans les anciennes croyances ou légendes iraniennes.
L’endroit de la question
Au début, les oiseaux n’ont pas de question. Ils veulent un roi car « sans roi il n’y a pas d’ordre dans l’armée ». Ils se réunissent pour trouver un roi, et le hodhod (la huppe) qui s’impose comme leur guide, leur parle du Simorgh. Dans ses paroles je relève ceci que je traduis presque au mot à mot :
« Il nous est un roi incontestable
Derrière une montagne qui est le mont Qâf
Son nom, Simorgh sultan des oiseaux
Il est près de nous et nous sommes loin loin de lui ».
Le dernier hémistiche est une allusion à la sourate Qâf du Coran : « Nous avons créé l’homme, et nous savons ce que son âme lui dit à l’oreille ; nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire ». C’est un verset souvent évoqué par les poètes mystiques pour dire combien l’Ami leur est à la fois proche et inaccessible. J’ignore qui a eu l’idée du mont Qâf. Dans l’Archange empourpré, Sohravardi (1155-1191) qui est contemporain de Attâr (1142-1220 ?) situe également le nid du Simorgh sur le mont Qâf et plus précisément dans l’arbre Tubâ (Simorgh o Tubâ, Nimâ Sadjadi). Mais deux siècles avant, Ferdowsi situait le nid du Simorgh sur le mont Alborz. Dans l’Avesta, cette montagne s’appelait le mont Haraïti situé dans la mer Fraxkard, et dans l’Anthologie de Zâdspram III-39 (écrit en pahlavi au 9e siècle) l’arbre où niche le Simorgh s’appelait l’arbre de toutes les semences (hamag sardag), il est également situé dans la mer Fraxkard, mais la montagne n’y est pas mentionnée. Quand le Simorgh prend son envol, « il fait tomber les semences sèches dans l’eau, et par la pluie elles retombent sur terre ».
Qâf est une lettre de l’alphabet arabe. Ce nom a été donné à la 50ème sourate parce qu’elle commence avec cette lettre isolée, juste avant l’hommage au coran (le nom du coran s’écrit avec un Qâf : Qor’ân). Pierre Lory rapporte que selon le poète mystique Ruzbehân Baqli, les lettres isolées dans le coran (al-hurûf al-muqatta‘ât) sont une expression du « shath », « il s’agit d’un discours qui cherche à « exprimer l’inexprimable ». ». « Shath » veut dire mouvement, agitation, enthousiasme, et au pluriel « shathyat » désigne les propos apparemment blasphématoires des soufis. Un exemple en est le fameux « Ana al Haqq » (je suis la Vérité) de Hallâdj. Plus prosaïquement, « shath » se dit du mouvement d’un moulin qui s’emballe (Farhang-é Erfâni glossaire mystique, Dr S.J. Sadjâdi). Et quand est-ce qu’un moulin s’emballe ? Quand la farine est devenue fluide et qu’en fin de compte il n’y a plus de grain à moudre.
Nous savons donc où chercher le Simorgh : sur une montagne lointaine, près de la jugulaire, entre la tête et le coeur, dans une sourate qui traite d’eschatologie, aussi bien que dans l’arbre de toutes les semences qui est à l’origine des plantes. Qu’il faille aller chercher le Simorgh aux antipodes de l’origine et de la fin n’a rien d’étonnant. Attâr a déjà prévenu dans son introduction que cette histoire nous mènera « du poisson jusqu’à la lune ». Par ailleurs, Hanns-Peter Schmidt montre que dans l’antiquité, Simorgh était très probablement également associé à une fonction eschatologique.
Hodhod poursuit pour dire que le Simorgh a cent mille voiles de lumières et de ténèbres, qu’on ne peut le décrire, que l’intelligence échoue à le comprendre, qu’il fascine l’esprit et la vie, qu’aucun savant n’a connu sa perfection, aucun oeil n’a vu sa splendeur, etc.
Ensuite Hodhod met en garde contre les difficultés du voyage : la route est longue, et si tu es homme à entreprendre ce voyage, il faudra dilapider ta vie, « car la vie sans le bien aimé ne vaut rien » (djân tcho bi djânân nayarzad hitch : ici, djân=vie et djânân, pluriel de djân=bien aimé).
La question
Ce n’est qu’au 17e poème (sur 29), et après beaucoup de bavardages que la question des oiseaux est formulée. Entre temps, une grande partie des oiseaux s’est désistée, qui prétextant de sa faiblesse, qui préférant se contenter de sa roseraie ou de sa fontaine de jouvence, qui encore, comme le Homâ, s’estimant trop important pour s’abaisser à cette quête. Car si le Simorgh est le roi des oiseaux, Homâ est l’oiseau royal (j’y reviendrai).
Alors quelle est la question que les oiseaux posent à leur guide, le hodhod ? Dans mon exemplaire français, la traduction de Garcin de Tassy a été allégée de ses notes et retravaillée par l’éditeur pour la rendre soi-disant plus lisible (éditions Les formes du Secret, 1979, préfacée par Jean-Claude Carrière). Le passage des questions est devenue assez confuse. En revenant sur le texte persan, on comprend mieux la portée de leurs questions. Traduit presque au mot à mot, cela donne :
« Nous ne sommes qu’une poignée de faibles et d’impotents
Sans plumes, sans ailes ni corps ni force
Quand arriverons nous enfin au sublime Simorgh ?
Si toutefois l’un de nous y arrive, ce qui paraît improbable
Quel rapport avons nous avec lui ? Dis le nous
Puisqu’il est impossible de chercher le secret des ’amiâ (’amiâ pluriel de ’ami = Enigme,Vérité des vérités)
S’il y avait un rapport entre nous et lui
Chacun aurait un penchant (désir, affinité) vers lui
Il est Salomon et nous fourmis mendiants
Regarde donc d’où il vient et d’où nous venons ! »
Les oiseaux cherchent donc un rapport, un point commun, une affinité avec le Simorgh, quelque chose qui puisse fonder leur désir et motiver le mouvement qui les porterait vers lui. A défaut de pouvoir connaître la Vérité, ils cherchent un principe d’attraction (une recette pour la colle ?).
La réponse du hodhod est que « lorsque le Simorgh dévoile sa face comme le Soleil, il projette sur la terre cent mille ombres, et quand il projette son ombre, à chaque instant apparaissent plusieurs figures d’oiseaux ». C’est très platonicien finalement. Dans leur multiplicité, les oiseaux sont des images diversifiées du Simorgh. Ceci contredit la logique du jeu de mots final qui suggère que le Simorgh serait une image-corpus du tout. Comment ces deux conceptions peuvent-elles s’accorder ?
Remarque : Widengren souligne à plusieurs reprises une particularité du panthéon mazdéen qui comprend sept principes, éléments ou divinités (Amesha Spenta), dont Ahurâ Mazdâ (Ohrmazd) est à la fois partie et principe originel. Ce statut à double niveau d’Ahurâ Mazdâ est imité par la « tendance à l’impérialisme » de Mithra (Soleil, bonne pensée) qui empiète sur les fonctions des autres divinités et qui entretient, tout comme Ahurâ Mazdâ lui-même, des rapports incestueux dans le panthéon : Mithra est à la fois père et frère d’Anahita, mari et fils d’Aramati,... un sac de noeuds impossible à démêler car les versions varient avec le temps.
(Geo Widengren, Les religions de l’Iran, Payot 1968, pp 28-30, 99, 265).
Les soufis perpétuent cette conception du divin quand à la question : dieu est-il assis sur un trône (arsh) ou bien habite-t-il le monde, ils répondent : oui.
Interruption
Je crains que le puits de transactiv.exe ne fasse une indigestion. Laissons décanter un peu, je poursuivrai un autre jour avec :
la suite de la réponse du hodhod,
les deux dénouements,
catoptrique des guides eschatologiques (oiseaux et nounous),
l’ histoire déroutante des clefs de cristal.
Suite de la réponse du hodhod :
Nous sommes toujours dans le 17ème poème du Mantegh al-Teir (13ème chapitre du texte français). Les oiseaux ont posé leur question, et le hodhod répond. Cette partie expose le nœud du problème et il est intéressant de voir plus précisément dans quels termes en parle Attâr. Les mots ou tournures qui appellent un commentaire sont marqués d’un astérisque :
« Ô oiseaux sans ressource !
L’amour venant des mauvais cœurs n’a jamais été un bienfait
Ô mendiants ! de votre infécondité
Et de votre mauvais cœur, le véritable amour ne peut surgir.
Quiconque a ouvert un œil dans l’amour
Devient un marcheur intrépide qui ne craint pas de jouer sa vie.
Sache que lorsque Simorgh se dévoile
Et montre sa face comme le Soleil,
Il projette sur la terre cent mille* ombres (sâyeh)*
Ainsi, en portant son regard sur son ombre pure
Et en offrant son ombre au monde,
A chaque instant apparaissent plusieurs figures d’oiseaux.
Les figures des oiseaux, d’un bout à l’autre du monde,
Sont son ombre, sache le, ô dénué de talent !
Sache le, car si tu le sais d’abord,
Vers sa présence [tu trouveras] la juste voie (nasb-e dorost : le rapport correct)
Une fois la Vérité connue, vois, puis, sois*
Et quand tu l’auras connue, ne divulgue pas le secret.
De celui qui se trouve immergé dans ce commerce,
Que Dieu te garde de dire qu’il est la Vérité (Haq)* ;
Quand tu deviendras ce que j’ai dit, tu ne seras pas la Vérité,
Cependant tu seras à jamais immergé dans la Vérité.
Où a-t-on vu que l’homme immergé soit capable d’osmose ? (holouli)*
Et depuis quand ce propos serait l’affaire d’un questionnement indiscret ? (fozouli)*
Quand tu sais de qui tu es l’ombre (zell),*
Tu es délivré [du souci] d’être homme ou vivant.
Si Simorgh ne se révèle pas à toi
Tu n’es aucunement pourvu de son ombre (sâyeh dâr)*
Si par contre, tu deviens intimement Simorgh
Alors aucune ombre ne subsiste au monde*
Toute ombre qui se trouve ici
A d’abord sa manifestation là bas
Si tu n’as pas un oeil capable de voir Simorgh
C’est que ton coeur n’est pas poli comme un miroir.
Aucun regard ne peut soutenir sa splendeur
Ni de cette splendeur, supporter l’attente
Avec sa splendeur, on ne peut perdre l’amour (comprendre aussi : grâce à sa splendeur, l’amour ne peut être perdant)
De sa bonté parfaite, il a fait un miroir
Le cœur est fait de miroir*, regarde dans le cœur
Pour voir sa face, regarde dans le cœur. »
Mais d’abord, pourquoi cette traduction rugueuse quand celle de Garcin de Tassy coule avec aisance ? J’ai voulu serrer le texte de Attâr au plus près en respectant la casse et en posant des marqueurs, disons des freins de lecture. Là où la langue fourche on peut parier qu’il se passe quelque chose d’intéressant. De Tassy s’écarte parfois du texte original, il tait ou estompe ce dont il ne saisit pas l’intérêt, et quand il comprend, il écrase ce qui fourche par une interprétation univoque. Aucune traduction n’est à l’abri de ce genre de dégâts. Traduire est un crève cœur parce qu’on « grille » inévitablement certaines significations implicites. Imaginons une polyphonie dont on aurait étouffé une ligne mélodique faute d’interprète. Quand cette ligne mélodique refait surface dans la mélodie principale, elle paraît alors incongrue. Une traduction inachevée qui grince aux entournures est parfois préférable. Naviguer entre les langues est une fête des sens, c’est l’arrivée qui gâche tout. Entre la rive native où le sens s’épuise à force d’évidence, et la rive d’adoption où il échoue à demi-estropié, il y a le grand large où les langues devenues étrangères à elles-mêmes, font des remous. Balançons quelques mots à l’eau pour voir comment ils barbotent.
Cent mille
Sans doute Attâr n’avance le chiffre de cent mille que pour dire l’infinie multiplicité de ce qui relève de l’essence du Simorgh. Mais vu l’habitat du Simorgh mythique dans la mer Fraxkard, il est intéressant de noter la description que le Bundahishn donne de ce site au chapitre 24.8. On y lit en effet, que quatre vingt dix neuf mille neuf cent quatre vingt dix neuf ruisseaux coulent dans les montagnes qui entourent cette mer.
Dans l’Avesta (Yt. 13.59), c’est encore 99.999 esprits (fravashis) qui veillent sur la mer Vouru-Kasha où se trouve la semence de Zoroastre (Yt.13.62.). Une jeune vierge appelée Eredat-fedhri se baignera dans cette mer et donnera naissance à un rédempteur (Yt. 13.142)
Et n’oublions pas que Simorgh niche sur « l’arbre de toutes les semences » qui se trouve au milieu de cette mer.
Attâr avance donc un chiffre rond, un tout accompli, là où les anciens mythes laissent une unité manquante, une place pour « celui qui surmontera toute souffrance [provenant] des daevas (démons) et des hommes ».
Ombre
Pour l’ombre, Attâr utilise toujours le mot persan « sâyeh » (du pehlevi « sâyag »), sauf dans le vers « Quand tu sais de qui tu es l’ombre, Tu es délivré [du souci] d’être homme ou vivant ». Dans ce vers, il utilise le mot arabe « zell » qui, à première vue admet le même sens que sâyeh : ombre, protection, égide, auvent. Zell vient du verbe zall : rester, durer, continuer.
Peut-être ce choix répond-il seulement à un souci métrique. Il n’en demeure pas moins que zell se singularise dans ce contexte. Alors que le mot natif sâyeh se comprend de façon commune et fait appel à l’imagination, l’apparition de son synonyme arabe dénote la référence à un champ de connaissance spécifique et plus abstrait. En effet, après la conquête arabe, le persan a évolué en intégrant beaucoup d’éléments de langue arabe, l’arabe étant devenue la langue dominante pour les débats juridiques, philosophiques et scientifiques. C’était la langue savante. C’est d’ailleurs par les traductions syriaques et arabes qui ont commencé à circuler à partir du 6ème siècle que la philosophie grecque (faut-il dire la philosophie tout court ?) fut connue au Moyen Orient. Certains écrivains comme Râzi ou Fârâbi ont écrit tous leurs ouvrages en arabe, Avicenne n’utilisait le persan que pour la poésie, Sohravardi écrivait tantôt en arabe tantôt en persan et il lui arrivait de traduire lui-même certains de ses écrits d’une langue à l’autre. Beaucoup d’auteurs, comme Attâr, écrivaient en persan tout en piochant dans le jargon philosophique et théologique arabe comme cela se pratique encore aujourd’hui.
Dans le lexique de Saïd Dja’far Sajjâdi (Farhangué loghât o estellâhât o ta’birât-e Erfâni, « lexique des expressions et interprétations mystiques », Université de Téhéran, 1983) sâyeh et zell renvoient l’un à l’autre mais se déploient dans des sphères différentes ; zell donne lieu à une terminologie philosophique assez chargée tandis que sâyeh fleurit surtout dans les citations poétiques évoquées à propos des deux mots.
Ombre-zell
Zell est défini comme sâyeh et plus spécifiquement « être additionnel » (vodjoud-e ezâfi). Zell est ce qui apparaît aux initiés capables de voir ; c’est aussi les jugements des initiés, et ces jugements sont relatifs aux choses invisibles qu’ils sont capables de voir « au nom de la lumière qui vient de l’être extérieur » (citation arabe du Dastour al-Olamâ que je traduis au mot à mot) ; zell est enfin une faveur que nous fait la Vérité en se dévoilant. En outre, Sajjadi associe à zell le mot zolmat qui n’a pourtant pas la même racine ; zolmat est le pendant négatif de zell. Zolmat n’est pas l’ombre, mais l’absence de lumière, les ténèbres, ce dont la « lumière de la foi » est absente. Zolm (injustice au sens courant) devient synonyme de blasphème (kofr), acte de placer une chose au mauvais endroit, acte de dissimuler. Zolmatâbâd est le monde inférieur, la nature. Zolmat est l’habit qui cache la vérité quand zell est l’ombre qui manifeste la vérité.
Dans la terminologie philosophico-mystique, Zell-e avval, première ombre, désigne la première intelligence ou la première image de la lumière vraie (nour al haq). Zell ollâh désigne l’homme accompli, celui qui cherche la présence de l’essence. Zell al zelâlât sont les manifestations sensibles de dieu, dit encore vodjoud-e ezâfi : êtres additionnels.
Quel chapelet de mots ! On dirait la portée d’une souris de laboratoire trafiquée aux OGM. A tout prendre, la tératologie des bestiaires mythologiques n’est elle pas plus parlante ?
Ombre-Sâyeh
Sâyeh est défini de façon plus lapidaire : idéal du zell (morâd-e zell : guide spirituel, modèle, ce à quoi aspire le zell), image de la vérité, peau.
Sajjâdi cite notamment, Maghrebi (9ème siècle) :
« Sais-tu seulement qui nous sommes, toi et moi ?
L’ombre du soleil, lumière de dieu
L’ombre du soleil est son éclat
L’éclat de Mehr* est l’image de sa clarté
Il n’y a pas de soleil sans rayonnement
Il n’y a pas d’ombre séparée du soleil
L’ombre et le soleil ont le même maître
C’est l’Un d’apparence inférieure
Puisque ombre et soleil sont la même chose
Dis, mon ami, d’où vient cette infériorité ? »
(*Mehr est l’autre nom de Mithra ; dans le persan contemporain, c’est l’amour, l’affection, la gentillesse)
On pourrait remonter encore plus loin en évoquant l’Avesta, Vendidad 1.9, quand Ahurâ Mazdâ dit qu’il a créé le septième bon pays ou région avec l’ombre du mal. De toute évidence, l’ombre est un bienfait qui résulte d’un mouvement par lequel Ahurâ Mazdâ est parvenu à surmonter Ahriman dans l’éternel conflit qui les oppose. Dans le mazdéisme, les choses terrestres (gîtî) ne sont pas nécessairement considérées comme inférieures au monde spirituel (minou), mais comme un mélange (gamishn), un lieu où se déroulent les conflits entre le bien et le mal, et selon le zoroastrisme, chacun participe à ce conflit en suivant ou non la bonne dîn (religion).
Le dictionnaire des expressions et maximes de Ali Akbar Dehkhodâ (Amsâl o hokm, Ed. Sepahr, Téhéran 1982) donne d’autres exemples : « Comment l’ombre pourrait-elle être séparée de l’essence ? » (Sanâï), et « L’ombre et le soleil ont toujours le même poids. » (Vahid Ghazvini), ou encore Djâmi : « L’ombre et la lumière sont voisins » (noter que voisin se dit hamsâyeh, littéralement : qui partagent la même ombre). L’expression commune « il n’y a pas d’ombre sans soleil » pourrait avoir comme équivalent français « il n’y a pas de fumée sans feu ».
Ombre protectrice
On constate que la notion de protection communément associée à sâyeh ou zell est absente des définitions mystiques. Il n’est donc pas question d’être sous l’aile protectrice du Simorgh, mais d’en être issu. Cela paraît peut-être cohérent avec la fonction de semeur de graines qui est attribuée au Simorgh dans l’Avesta, mais pas avec les fonctions de psychopompe, guide, protecteur ou nourrice qui lui sont également attribuées dans d’autres légendes. Tout se passe comme si le passage par le filtre de la philosophie avait inhibé toute relation autre que causale ou généalogique. Pourtant, le sens de protection qui est associé à l’ombre reste très présent dans les contes, la littérature et le langage courant, à commencer par la formule de politesse encore très utilisée aujourd’hui, lorsqu’on dit au revoir à quelqu’un et que l’on ajoute « que votre ombre ne diminue pas » ; cette formule est entendue comme un double souhait : que vous restiez debout et que je reste sous votre bienveillante protection.
Et puis il suffit d’ouvrir son Hâfez pour tomber sur ce poème de bonne augure :
« Le jour de l’éloignement et la nuit de la séparation avec la bien aimée touchent à leur terme
J’ai jeté le sort, les astres sont passés, l’affaire est terminée
[-]
Et voici que le désarroi des longues nuits et la peine du cœur
Finissent tous dans l’ombre de la chevelure de cette beauté
Je ne crois plus aux mauvaises prédictions du temps
Puisque l’histoire de ma peine finit sous la protection de la bien aimée. »
A suivre...
L’ombre royale de l’oiseau Homâ
L’élimination de l’oiseau Homâ de la course au Simorgh chez Attâr, est d’ailleurs une chose assez curieuse, car s’il y a un oiseau légendaire dont l’ombre a des vertus particulières, c’est bien le Homâ. Chez Attâr, le Homâ apparaît parmi les oiseaux en quête de roi, mais sa position est singulière, il se présente comme un humble derviche qui se contente de peu et ne demande rien à personne, mais sa nature dit-il, ne le dispose pas à se soumettre à un roi car il est au dessus des rois. En effet, selon la légende, quand le peuple est à la recherche d’un roi et que l’ombre de Homâ se pose sur quelqu’un, celui-ci est désigné comme roi ; cela veut dire qu’il est reconnu comme doté du farr, c’est à dire de la lumière Ohrmazdienne ou gloire. Chez Ferdowsi, Homâ apparaît pour couronner les rois, et dans le langage poétique, Homâ est devenu synonyme de hasard et bonne fortune, de grandeur et d’élévation. Mohtashem dira :
« Depuis les pôles du monde jusqu’aux nécessités de la fortune
L’ombre du Homâ couronne tour à tour les rois »
Et Mowlavi :
« Chacun a été créé pour une vocation
Dont le désir a été mis dans son coeur
A quoi servent les pieds et les mains sans l’envie de bouger ?
A quoi bon les broussailles sans l’eau et le climat ?
Si ton désir te porte vers le ciel
Alors étends l’aile de la protection comme le Homâ »
Mais le Homâ est aussi un charognard qui se nourrit d’os et fréquente les chiens, ce qui dans le contexte de l’islam est loin d’être valorisant, même si Saadi n’y voit pas de mal : « Homâ est le plus digne des oiseaux car il mange des os et ne fait souffrir aucun animal ».
Pour Attâr, il était donc inconcevable de choisir Homâ comme un idéal. En outre, on peut imaginer que Homâ posait un problème logique embarrassant dans la perspective néo-platonicienne qui semble être celle de Attâr, car sans être lui-même roi, il désigne les rois mais ne se reconnaît pas de roi. Homâ n’est ni rassembleur, ni rassemblé, ni transcendant, ni transcendé. Il n’entre tout simplement pas dans le système. C’est pourquoi Attâr a chargé le hodhod d’éconduire Homâ comme un malpropre.
Le Bundahishn (19.15) présente Simorgh comme le premier oiseau créé par Ohrmazd, c’est un oiseau « à 3 doigts » qui veille sur l’arbre de toutes les semences dans la mer Fraxkard. Mais le Bundahishn précise bien que Simorgh n’est pas pour autant le chef des oiseaux. Le chef est l’oiseau Karshipt qui a appris à parler et qui a révélé l’Avesta en langage d’oiseaux dans le royaume de Djamshid. Peut-être le langage des oiseaux avait-il quelque chose à voir avec le psittacisme, car l’Avesta était transmis oralement jusqu’à ce que la concurrence du Coran pousse les mages à inventer de toutes pièces l’écriture avestique pour transcrire leurs mythes et liturgies (voir Jean Kellens, L’Avesta, Zoroastre, et les sources des religions indo-iraniennes). La mer Fraxkard et ses montagnes environnantes est habitée de beaucoup d’êtres extraordinaires, on y trouve notamment le boeuf primordial qui transporte le feu et les hommes, ainsi que l’âne sacré « à 3 pattes », 6 yeux et 9 bouches qui veille sur l’eau et les poissons. Mais ce qu’on peut surtout souligner ici, c’est la présence d’un autre arbre dans la mer Fraxkard. Il s’agit de l’arbre Hom dont on tire le haoma, un breuvage sacré qui est censé donner l’immortalité. Dans le livre de Minou Xerad, le haoma est la plante qui permet de préparer les morts pour leur future existence. Le Hom est défendu par deux poissons contre les assauts d’un lézard, créature du mal qui cherche à corrompre l’arbre. Le Hom a un statut à part, distinct de l’arbre primordial sur lequel niche Simorgh. Dans la mesure où il n’est jamais question de l’oiseau Homâ dans les textes anciens, et du fait de la proximité des deux arbres, les commentateurs supposent que Homâ et Simorgh sont les noms d’un seul et même oiseau. Par ailleurs, les attributions du Simorgh à tête de chien, telles que décrites par Hanns Peter Schmidt inclinent dans le même sens.
L’histoire de Simorgh et du roi Hormoz
L’hypothèse paraît assez plausible si l’on en croit cette vieille histoire sabéenne (ou mandéenne) rapportée par Nima Sjjadi dans son article Simorgh-o Tubâ :
« Simorgh est un oiseau mystérieux qui vit comme une reine dans la montagne. Mais chaque Dimanche, elle vient sur terre pour voir les fils d’Adam et les rois ; celui qui est visité par elle, devient roi. Rostam, KeyXosrow, Sarhang et Afrâsiâb, tous désiraient sa visite et disaient, Oh mon dieu, puisse Simorgh venir me voir.
Une fois, un Dimanche, Simorgh est descendue voir le Roi Hormoz (même nom que Ohrmazd). Hormoz avait spécialement préparé la chambre inférieure du palais pour la Simorgh, et depuis cette chambre, on pouvait voir un jardin et une fontaine. Hormoz s’est assis devant la Simorgh et a remarqué qu’elle regardait dans la direction de la fontaine. Alors Hormoz a aussi regardé la fontaine et a vu quelque chose qui brillait dans l’eau. Simorgh a su que Hormoz avait vu quelque chose. Lorsqu’elle a tourné la tête en cessant de regarder l’eau, la chose brillante a disparu.
Les domestiques de Hormoz ont apporté des fruits pour la Simorgh et se sont employés à la recevoir le mieux possible. Sur l’ordre de Hormoz, ils ont fait venir de belles filles et organisé un concert et des danses. Quand le concert fut terminé, la Simorgh a dit : je te remercie pour l’allégresse et la joie que tu m’as apporté et je veux en retour exaucer le désir de ton coeur. Hormoz Shâh a alors répondu : j’ai une question. Les fils d’Adam sont ainsi faits qu’ils ne croient que ce qu’ils ont vu de leurs propres yeux. Nous sommes fils d’Adam et tant que nous n’avons pas vu quelque chose de nos yeux, nous ne pouvons en parler en confiance. Nous voulons voir le roi de la lumière. Quand tu avais le visage tourné vers la fontaine, j’ai vu quelque chose dans l’eau, quelque chose de lumineux avec une couronne de lumière est apparue dans l’eau, aux confins de la nuit et de l’étoile Mars. Une fois que la Simorgh eut à son tour repéré l’étoile en question, elle a commandé deux coupes. Elle en a appliqué une contre sa propre oreille, l’autre contre l’oreille de Hormoz, et elle s’est mise à fixer la fontaine.
Sept êtres sont alors apparus dans l’eau, chacun avec sa forme et sa couleur, leurs voix étaient comme de la musique et ils chantaient : Ô rayons de lumière, lampes de lumière ! Quand Mars a disparu, la lune est apparue et Homoz a vu dans l’eau un être à sept têtes. Quand le soleil est apparu à l’Est, il a entendu des voix magnifiques qui ressemblaient à la voix du Ney et une musique comme il n’en avait jamais entendu. Une très belle femme était dans l’eau, qui chantait : ici est la vie, ici est mon royaume, ici est la connaissance de la vie. Quand le soleil fut arrivé à son zénith, Hormoz a vu un grand roi brillant qui était tout de lumière de telle sorte que Hormoz ne pouvait plus soutenir sa vue et dut fermer les yeux. La Simorgh lui dit alors : tu as vu le roi de lumière. Le soleil est le trésor de la vie mais personne ne peut le regarder, et il n’y a que moi qui puisse te le montrer. Après cela, Hormoz a quitté les choses du monde, il s’est dirigé vers le désert et il est devenu derviche. »
Que Simorgh soit tantôt féminin, tantôt masculin tient aux différentes fonctions qui lui sont attribuées ; dans sa traduction de l’Archange empourpré, Henri Corbin a choisi le féminin en référence à la Simorgh de Ferdowsi. J’y reviendrai une autre fois à propos des nourrices.
Les prochains mots n’auront droit qu’à une petite trempette (enfin, je l’espère !). Pour prolonger la baignade on peut se référer aux traductions anglaises et transcriptions phonétiques des principaux textes zoroastriens sur Avesta.org.
suite et fin des commentaires sur la réponse de la huppe.
Connais, vois, sois
« Une fois la Vérité connue, vois, puis, sois » dit le hodhod.
La succession connais, vois, sois, est remarquable parce qu’elle est décochée comme une flèche dans un seul hémistiche. Totalement escamotée par de Tassy, elle mérite pourtant une petite mention car elle résume parfaitement la voie mystique.
On ne peut s’empêcher d’établir ici un parallèle avec le credo bien connu des zoroastriens : « bonne pensée, bonne parole, bonne action ». Dans les deux formules, nous avons un cheminement en trois temps où l’implication du sujet s’intensifie. Néanmoins, cette analogie toute formelle met en évidence une différence de taille : la voie mystique est contemplative et vise l’accomplissement de l’être, tandis que la voie zoroastrienne est active et vise la participation au combat universel entre le bien et le mal. La première présuppose que le sujet est séparé de l’objet de la connaissance et qu’il s’en rapproche graduellement jusqu’à être..., la seconde décrit un autre parcours qui va de la pensée intime vers l’acte.
Être... ou le non lieu de la question
Attâr écrit : « Une fois la Vérité connue, vois puis, sois » mais il se garde bien de préciser où, quoi, comment. Il ajoute seulement qu’il ne faut pas divulguer le secret. Dans les trois vers qui suivent, il s’en prend au fameux « Ana al Haqq » attribué à Mansour Hallâdj, et qui lui a valu le martyr en 922. « Ana al Haqq » peut se traduire aussi par « Je suis Dieu », Haqq étant un des attributs de Allah.
Dans son Mémorial des Saints, Attâr exprime toute son admiration pour Hallâdj, et c’est en termes très mesurés, voire ambigus, qu’il dit sa réprobation pour ce « shath » si imprudent que Hallâdj n’a peut-être d’ailleurs jamais dit. Ici, sa critique est plus virulente :
« De celui qui se trouve immergé dans ce commerce,
Que Dieu te garde de dire qu’il est la Vérité (Haq)* ;
Quand tu deviendras ce que j’ai dit, tu ne seras pas la Vérité,
Cependant tu seras à jamais immergé dans la Vérité.
Où a-t-on vu que l’homme immergé soit capable d’osmose ? (holouli)*
Et depuis quand ce propos serait l’affaire d’un questionnement indiscret ? (fozouli)* »
Le thème de l’immersion et de la dissolution est récurrente chez Hallâdj. Ainsi, du 47ème Muqatta’a :
« Ton Esprit s’est emmêlé à mon esprit, tout ainsi que s’allie le vin avec l’eau pure. Aussi qu’une chose Te touche, elle me touche ! Ainsi donc, Toi, c’est moi, en tout ! »
(traduit de l’arabe par Louis Massignon, Hussayn Mansûr Hllâdj, Diwân, Seuil, 1981)
Dans le Mémorial des Saints, Attâr a notamment retenu de Hallâdj, la métaphore de la goutte d’eau qui retourne à l’océan.
Le mot arabe holouli que j’ai traduit par « capable d’osmose » est donné par Garcin de Tassy comme « transsubstantiation ». Holoul peut signifier pénétration, entrée, osmose, passage (d’une année à l’autre) ou métempsychose.
Il existe une secte de soufis appelée holoulieh qui croient que l’essence du créateur s’est introduite dans le corps d’Adam, des prophètes et des imams, jusqu’aux descendants de Ali qui sont les derniers à bénéficier de cette faveur. D’autres confréries de holoulieh étendent cette faveur à toute la création. Ils pratiquent le samâ’ et considèrent qu’il est licite de regarder les hommes et les femmes car la Vérité supérieure (haqq-e ta’âlâ) est descendue en eux. Les holoulieh se distinguent des djam’ieh (de djam’ : addition, rassemblement, total) qui croient que le créateur et les créatures ne font qu’un (Dehkhodâ).
La pratique du samâ’ est une façon de se représenter l’unité de la création et de chercher à s’y fondre par empathie. La forme la plus anodine consiste à se mettre à l’écoute du monde sensible et de se sentir en harmonie avec. Mais ce qu’on désigne surtout par le samâ’ sont les danses extatiques des soufis. C’est très simple : le danseur devient comme l’axe d’un moulin ou d’un mixeur géant. En tournant sur lui même et en émettant un son grave et répétitif qui bourdonne dans sa tête, il atteint une sorte d’ivresse et acquiert une vision giratoire qui par mélange optique, fait du monde une grosse bouillie homogène. Mais le problème c’est que lui-même reste comme un grumeau dans la pâte. Alors il se débat, il crie, il se dépenanille et jette ses vêtements de tous côtés pour essayer de pulvériser ce dernier morceau. C’est la dernière phase de la danse, appelée djâmeh darân c’est à dire arrachage de vêtements. Hâfez dira : « Tu es toi-même ton propre voile, Hâfez ! ôte toi de là ! ».
Mais on voit bien que ce dernier stade est une tentative désespérée qui est vouée à l’échec, à moins d’aboutir à l’anéantissement pur et simple. Prétendre à l’union sans anéantissement, c’est admettre que l’Un puisse être multiplié par deux ou plus. C’est admettre l’incarnation. C’est pourquoi, les holouliehs qui persistent dans cette voie, sont considérés comme des hérétiques car l’islam n’admet aucune entorse à l’affirmation de l’unité de Dieu. Shabestari dira :
« Holoul et union sont ici impossibles
Car au regard de l’unité, le double est identique aux ombres »
Pour ma part, à cause de la paronymie des mots holouli et fozouli, j’avais également été tentée de traduire holouli par intrusif. Car fozoul se dit d’une personne trop curieuse, fouineuse et indiscrète. Une traduction abrupte de ce vers qui met en doute la miscibilité du créateur et de la création aurait pu être : « de quoi je me mêle ?! ».
En somme, à la question de l’être... Attâr oppose un non lieu. Il ne peut y avoir d’être-là qui puisse attester de l’unité de l’Être car dans l’Être il n’y a pas de là.
La raison de ce non lieu est amplement développée tout au long du livre avec la métaphore bien connue du papillon mystique consumé dans la flamme et autres histoires similaires. Une des plus belles est l’histoire du jeune adolescent Mohammad tombé dans un puits, recouvert de terre, et croupissant dans cet état proche de la mort jusqu’à ce qu’un passant le sorte du trou et le ramène chez lui. Plein de sollicitude, le père se met à son chevet et le questionne : « Oh mon fils ! Oh lumière de mes yeux ! Oh vie de ton père ! Oh Mohammad ! Fais une faveur à ton père, dis un mot ! Alors il dit : Où la parole ? Où Mohammad ? Où le fils ? Où personne ? Il dit cela, rend la vie, et c’est tout. »
Dans le Moqatta’a 55, Hallâdj pose le problème de l’impossibilité d’affirmer pleinement l’unité de Dieu (le towhid), car pour pouvoir l’affirmer il faut être séparé de Lui, ce qui exclut le locuteur de cette unité, et s’il y a union, alors il n’y a plus de lieu (de moi) pour le dire :
« Ah ! : est-ce moi, est-ce Toi ? Cela ferait deux dieux. Loin de moi, loin de moi la pensée d’affirmer « deux » !
Il y a une ipséité tienne, au fond de mon néant pour toujours, et mon tout, par-dessus toutes choses, s’équivoque d’un double visage.
Où donc est Ton essence, hors de moi, pour que j’y voie clair ? Mais déjà mon essence s’élucide, au point qu’elle n’a plus de lieu.
Et où retrouver Ton visage, objet de mon double attrait, au nadir (image pupillaire) de mon coeur ou au nadir de mon oeil ?
Entre moi et Toi, il y a un « c’est moi » qui me tourmente, ah ! enlève par Ton « c’est Moi » mon « c’est moi » hors d’entre nous deux ! »
Il y a donc une impossibilité logique à dire « Ana al Haqq » tout en étant dans le vrai. Ou alors sous forme d’incantation valant condamnation à mort. Dans ses écrits, Hallâdj aspire à cette affirmation, il s’en rapproche toujours dangereusement, mais de façon hyperbolique jusqu’à frôler le point de non retour. En effet, Louis Massignon apporte quelques nuances dans sa traduction du 39ème Moqatta’a :
« Je suis Vérité en puissance (Ana’l Haqqun), et comme la Vérité en acte (al Haqqu) est son propre potentiel, que notre séparation ne soit plus ! ».
L’histoire, c’est que Hallâdj a bien été supplicié et décapité au terme d’un long procès qui opposait ses partisans et ses ennemis dans un imbroglio politico-théologique très complexe.
Attâr est plus prudent. Il prend soin de se démarquer du propos hallâdjien tout en laissant une place non pas au doute, mais au mystère. Autant que possible, il évite la théorisation frontale ou l’exégèse coranique pour privilégier la fable et l’allusion. Il troque le Dieu Vérité pour le Dieu Lumière, ce qui donne une marge de manoeuvre à l’imagination tout en évitant la bouillie totalisante du samâ’. La réhabilitation du Dieu Lumière n’est pas illicite car la lumière (nour) fait partie des attributs de Allah. La lumière permet d’introduire des gradations et surtout la médiation des jeux de miroir grâce à quoi Attâr pourra maintenir l’équivoque jusqu’au bout.
Jeux d’ombres et de miroirs
J’ai peut-être abusé des astérisques et des parenthèses dans la dernière partie de la réponse du hodhod. C’est qu’il y a de quoi s’empêtrer dans les tours de passe passe grammaticaux de ce passage.
Le hodhod s’adresse toujours aux oiseaux en les tutoyant comme s’il s’adressait à une seule personne. Ce tutoiement est assimilable à l’adresse au lecteur, un « tu » de convention qui fait du lecteur un oiseau parmi les oiseaux, et qui confine parfois à l’impersonnel.
Pour les deux vers qui suivent, j’ai dû faire des contorsions pour donner une traduction intelligible qui conserve le tutoiement employé dans le texte :
« Si Simorgh ne se révèle pas à toi,
Tu n’es aucunement pourvu de son ombre (sâyeh dâr)
Si par contre tu deviens intimement Simorgh,
Alors aucune ombre ne subsiste au monde. »
Mais de Tassy traduit autrement et s’écarte du tutoiement pour y revenir après : « Si le Simorgh n’eût pas voulu se manifester au-dehors, il n’aurait pas projeté son ombre ; s’il eût voulu rester caché, jamais son ombre n’eût paru dans le monde ». Cela devient absurde, car si le Simorgh reste caché, non seulement il n’y a plus d’ombre, mais pas de lumière non plus, et rien ni personne pour se soucier de l’existence du Simorgh.
Ce qui a sans doute troublé de Tassy est le terme « sâyeh dâr » (pourvu d’ombre, ombrageux, fertile) qui ne devrait en principe s’appliquer qu’au Simorgh et non aux oiseaux. Car c’est le Simorgh qui projette de l’ombre. Mais c’était sans compter avec la résonance que ce terme peut produire avec l’expression « âyeneh dâr » (porteur de miroir) qui est implicitement présente dans ce passage. Bien que l’expression « âyeneh dâr » ne soit pas employée par Attâr pour les oiseaux, c’est bien ce que le hodhod leur suggère de devenir en éclaircissant le miroir de leur coeur afin d’y voir le Simorgh. Mais il aurait été inconvenant de dire que les oiseaux sont les porteurs de miroir du Simorgh, même si spéculairement, ils sont en position de le réfléchir. En effet, dans le langage philosophique, le porteur de miroir est un pédagogue ou révélateur, c’est celui qui aide le disciple à se connaître lui-même. Le âyeneh dâr est un guide, il a une position supérieure à la personne à laquelle il tend le miroir. Ici, sâyeh dâr suggère la même fonction, mais depuis un rang inférieur. Une traduction correcte serait de dire que les oiseaux sont dépositaires de son ombre.
Vu l’importance de l’image spéculaire dans le Mantegh al Teir, il est intéressant de se rappeler que le porteur de miroir est également celui qui dans les cérémonies de mariage présente le miroir aux mariés de façon à ce que leurs visages s’y reflètent ensemble. Cette image commune symbolise leur union. Dans les mariages traditionnels, le cortège des mariés est mené par un âyeneh dâr qui marche à reculons en tenant le miroir face aux mariés.
Ce passage laisse entendre, comme un écho lointain, que les positions du Simorgh et de l’assemblée des oiseaux pourraient être réversibles. Plusieurs vers de cette dernière partie ont ce caractère équivoque. Ainsi, l’absence d’ombre peut être comprise non comme une absence du foyer de lumière, mais au contraire, comme une élévation dans la lumière, comparable à celle qu’entreprend Zoroastre lorsque guidé par Vohuman il rend visite aux Amesha Spentas pour les interroger : « Lorsqu’il arriva à vingt-quatre pas des Amesha Spentas, à cause de la grande lumière des Amesha Spentas, il ne vit pas alors son ombre sur le sol. » (Zâdspram 21.9, traduction du pehlevi par PH. Gignoux & A. Tafazzoli, Studia iranica, 1993).
Un peu plus loin encore, cet hémistiche m’a laissé dans un tel embarras que je l’ai massacré par : « Avec sa splendeur, on ne peut perdre l’amour ». Un strict mot à mot donnerait : « Avec sa splendeur amour ne peut perdre ». Ce qu’on peut comprendre de deux façons :
1- Sa splendeur est telle que l’amour qu’on lui porte est inguérissable
2- Grâce à sa splendeur, l’amour ne peut être perdant
Ces équivoques sont des manifestations anticipées des troubles du « cœur poli comme un miroir » dont le moi se perd dans le Tu. Je ne suis pas sûre de pouvoir, ni même de vouloir, débrouiller la catoptrique de Attâr. Il y a plutôt des chances pour que je l’embrouille avec d’autres histoires à suivre... je ne sais pas quand.
Résumé du Mantegh al Teir :
Des milliers d’oiseaux sont en quête de leur roi, le lumineux Simorgh. Guidés par la huppe, ils parcourent sept vallées. Nombre d’oiseaux désertent ou meurent en route. Après bien des périples, trente oiseaux seulement arrivent à destination où ils découvrent qu’ils sont eux-même le Simorgh (Simorgh pouvant se décomposer en si=trente et morgh=oiseau). On leur explique alors, que le Simorgh est comme un miroir ; eussent-ils été quarante ou cinquante, le résultat eût été le même. Puis ils découvrent qu’en vérité, ils n’ont rien vu du Simorgh ; ils n’ont vu qu’eux même. Dès lors, il ne leur reste plus qu’à s’anéantir dans l’essence lumineuse du Simorgh.
II- Les deux dénouements
J’avais annoncé deux dénouements. Puis j’ai eu des doutes car j’en voyais une multitude, et maintenant j’y reviens. Oui, on peut bien dire qu’il y a deux dénouements autour d’une césure. C’est qu’à force de relire le Mantegh al Teir, je m’y perdais. Les histoires qui y sont compilées ne cessent de répéter l’anéantissement final sous différentes formes. J’étais devenue comme un Sisyphe dont le châtiment serait de mourir, et de mourir encore bien que déjà mort, tantôt avec effroi, tantôt avec délice, et ainsi de suite, indéfiniment. Reste cette double modalité ; effroi et délice, fin minable et fin glorieuse ou, si je peux me permettre un petit écart, montée et descente du rocher de Sisyphe de part et d’autre d’une ligne de crête aussi fine qu’une lame de rasoir, si fine que même la pensée ne saurait s’y tenir. Les échos de cette fin duale se répercutent partout dans le livre de Attâr, d’où cette impression générale de pâmoisons à répétition.
Mais la double fin n’est pas là, bien que cela y ressemble fort. Le caractère cyclique de ce parcours est tel qu’à la longue, on conçoit chaque itération des oppositions comme un seul mouvement. La césure se déplace alors en dehors de la dyade pour l’opposer à un autre dénouement qui cette fois, devrait mettre un terme à l’éternel recommencement. Bon, il n’y a rien d’extraordinaire là dedans, je n’ai fait que décrire un mouvement dialectique. Mais alors d’où vient que généralement les lecteurs, à commencer par Borgès, ne retiennent que la première fin, et rarement la dernière ?
D’une part, cette seconde fin qui décrit encore une fois un anéantissement, ressemble à s’y méprendre au commencement d’un nouveau cycle, ce qui suppose une mise en abyme du mouvement dialectique entier qui serait alors reconduite sans fin. D’autre part, le jeu de mots sur Simorgh et la catoptrique sur laquelle il débouche a toutes les qualités requises pour donner le mot de la fin ; le lecteur préfère s’en tenir à celle-ci qui est de tous points de vue, la plus séduisante. Cette catoptrique est en effet un événement inédit dans le livre, elle apparaît comme un résultat tandis que l’anéantissement final, même s’il se produit dans une nouvelle sphère, répète un épisode déjà trop rabâché auquel le lecteur s’est habitué comme au mouvement de la marée. Et pour finir, ce qui tient lieu de conclusion est tellement bref, comparé au développement des cycles précédents, qu’il ne parvient pas à faire autorité pour apaiser la tempête.
Le lecteur reste sur sa faim : si c’est bien cela toute l’histoire, alors pourquoi fallait-il tant d’histoires pour raconter une histoire ?
L’éternel retour de la fin
Le Mantegh al Teir décrit par anticipation les étapes d’un voyage à venir dont nul ne peut revenir. C’est un voyage immobile, spéculatif. L’attente de la fin, à la fois appréhension et désir du grand inconnu, ne laisse d’autre latitude que celle d’imaginer une multitude de fins. Dans cette attente, l’esprit se délecte de mille morts en traînant le pas qu’il faudra bien franchir un jour.
Comme à l’approche d’une migration, les oiseaux se regroupent, s’agitent sur place, font des petits tours dans le ciel et se reposent au même endroit. Ils se tâtent, ils cherchent l’élan. Les histoires répètent la fin, au même sens que l’on répète une représentation théâtrale en vue de la grande première, c’est à dire de façon imparfaite ou contingente. Ce sont des fins plus ou moins ratées, telle l’histoire du pauvre homme amoureux d’un prince. Dans sa magnanimité, le prince accepte de le recevoir mais il pose une condition : « si tu veux rester près de moi tu devras accepter d’avoir la tête tranchée, sinon il te faudra quitter le pays ». Épouvanté, le pauvre homme choisit le bannissement et s’en va tout penaud. Mais à peine a-t-il le dos tourné, que le prince ordonne à ses sbires de le poursuivre et de lui couper quand-même la tête. Au chambellan qui demande la raison d’une telle injustice, le prince répond que l’amour de cet homme qui préfère sa tête au bien-aimé, est mensonger. S’il avait offert sa tête, dit le prince, j’aurais quitté ma place pour devenir son serviteur. On peut également citer l’histoire du fou qui pour se protéger de la pluie trouve refuge dans une ruine où il reçoit sur la tête une brique qui le blesse sans le tuer ; alors il lève les yeux pour railler ce ciel qui bat le tambour royal (la pluie) mais ne sait même pas lancer une brique correctement.
Les anecdotes de ce genre abondent, qui par approximations successives tentent de donner forme à une fin accomplie. Les questions et les sermons se succèdent, et chaque cycle est étayée d’une série de petites histoires. Les derniers cycles décrivent les sept vallées qu’il faut parcourir pour atteindre l’habitat du Simorgh : vallées de la recherche, de l’amour, de la connaissance, du détachement, de l’unité, de la stupeur, de la pauvreté. Ces vallées ont beau porter des noms différents, leur description est assez monotone. Partout souffle le même vent d’abnégation qui dessèche le voyageur jusqu’à l’os, l’oblige à ouvrir un oeil douloureusement lucide sur son absolu dénuement et le dépouille de toute vanité au point qu’il ne lui reste « pas même une odeur de soi ».
L’amour est le carburant indispensable au voyage. C’est « le feu qui fait s’envoler la raison en fumée » et consume l’être jusqu’au dernier atome. Le voyageur y trouve l’élan pour franchir le mur du Soi qui lui permettra d’atteindre l’Union, un état dont la teneur, au fil de la lecture, se profile de plus en plus comme un orgasme existentiel qui n’a de fatal que d’être raréfié en expérience ultime. La huppe décrit la vallée de l’amour comme une vallée de feu :
« Dans cette vallée il n’y a rien d’autre que le feu
Celui qui n’est pas lui-même un feu ne peut y trouver son plaisir »
[-]
« Les autres se contentent de rendez-vous pour le lendemain
Quand celui là [qui est feu] se fait payer ici, comptant.
Comment en effet, surmonter la souffrance
Si ce n’est en se consumant une bonne fois pour toutes ? »
Voilà un de ces casse-tête mystiques où le problème ne se résout qu’en s’écroulant sur lui-même. Soit il s’agit d’une logique qui laisse idiot, soit d’une logique idiote. C’est indécidable. Inutile, ici, de chipoter sur la traduction. Quoique je fasse, le sens refuse de se déplier et je dois me résigner à traduire hihan par hihan, car l’amour, c’est bien connu, est ce mal étrange dont le remède est plus que le mal ; le seul moyen d’en venir à bout est l’élimination du sujet qui en est affecté. C’est là son accomplissement. Quelle importance à ce point, de préciser que « plus » n’est ni meilleur ni pire ? Pourtant, Attâr éprouve le besoin de le souligner dans la description de la vallée de l’amour :
« L’amoureux est comme le feu
Chaleureux, brûlant et intrépide,
Pas un instant il ne distingue l’impiété de la religion
Il ne connaît pas le moindre doute ni la moindre certitude
Le bien et le mal lui sont indifférents
Lui-même, dans l’amour, n’est ni l’un, ni l’autre »
Ce qui est prodigieux avec la littérature mystique, c’est qu’elle déploie tant de raffinement pour achopper immanquablement sur un os qui appelle une solution aussi absurde qu’abrupte. Mais force est de constater que le premier amoureux venu reconnaîtra plus de vérité dans cette butée de la raison que dans toute autre explication.
Approcher la césure
Ainsi, Hallâdj a beau nuancer le pas qui l’approche indéfiniment de l’instant éléatique, c’est une pichenette de ses ennemis qui le fera trébucher de l’autre côté de la ligne d’arrivée, et de la plus atroce manière. Attâr tisse à longueur de pages une fresque merveilleusement colorée mais cela ne l’empêche pas de mettre le feu à la baraque. Et Mowlavi (le Roumi) n’est pas moins brutal avec son histoire du pigeonneau qui, ayant entendu l’appel d’un émissaire du monde invisible, veut s’envoler vers lui. Mais le pigeonneau est dans une maison sans portes ni fenêtres. Que faire ? Rester dans cette maison, c’est être privé d’ailes. Fou de désir, il fonce, il se cogne aux murs et au plafond comme un forcené, se casse les pattes et les ailes... et c’était cela la solution :
« Cogner des ailes aux murs et au plafond, c’est la clé
« Tant que nous ne t’avons pas appelé, tu ne sais pas comment ouvrir la voie
Car c’est par notre appel que le chemin se montre à l’esprit
Ce qui s’élève, même s’il est vieux, devient nouveau
Et toute nouvelle chose qui vient ici [la maison sans portes] est réduite en lambeaux par le temps.
Marche allègrement vers l’inconnu, ne regarde pas en arrière
Va sous la protection de Dieu, car là bas il n’y a que bénéfice et abondance »
(base Mowlavi, ghazaliyât, sur recent.ir)
Ce n’est pas en racontant des histoires qui répètent le dénouement par anticipation que Attâr peut éviter la catastrophe, pas plus que Hallâdj ne pouvait arraisonner sa fin en la caressant de trop près. Est-ce qu’à force de rouler sa bosse en haut de la montagne Sisyphe espère en éroder suffisamment le sommet pour que son rocher y trouve une assise solide ?
Dans ses Neuf essais sur Dante, J.L Borges commente le dernier voyage d’Ulysse. Ulysse est en enfer et raconte comment son bateau a sombré lorsqu’avec ses compagnons ils sont arrivés en vue de la montagne du purgatoire qui est interdite aux mortels. Borgès rapporte les propos de Hugo Friedrich : « le voyage s’achève par une catastrophe où il faut voir non pas une simple destinée de marin mais la sentence de Dieu ». Selon Borgès, le châtiment d’Ulysse est décrit d’une façon d’autant plus terrible par Dante (l’auteur mortel) que son pendant littéraire (Dante, le narrateur immortel) est coupable de la même transgression : « Dante a été Ulysse et il a pu craindre en quelque sorte le châtiment d’Ulysse ». On comprend donc qu’Ulysse a mérité l’enfer pour avoir voulu établir une route continue entre deux mondes discontinus. Le point de rupture est catastrophique parce qu’il échappe à l’intelligence et à la volonté.
Si les littératures mystiques ne peuvent faire l’économie de cette rupture, elles tentent malgré tout de l’apprivoiser avec des expédients plus ou moins ingénieux. Ce qui finit toujours par craquer un peu aux entournures. L’histoire du pigeonneau de Mowlavi n’a certes pas l’élégance d’une démonstration idéale, mais elle est paradoxalement belle parce que ne cachant rien de l’affreux carnage, elle expose le désir nu, dans toute sa démence. Attâr magnifie la catastrophe ; dans sa vallée de l’amour on ne voit que du feu, et dans la vallée de la pauvreté, la dernière histoire racontée par la huppe se conclut dans un seul déglutissement, quand les voyageurs, après avoir traversé les sept mers se font avaler d’un coup, avec toute la création et les deux mondes, par « l’immense poisson aux allures de baleine dont on ne voit ni la queue ni la tête ».
Toutefois, Attâr ne cherche pas à estomper le trait de la rupture. Au contraire, il l’aiguise pour en faire une ligne de démarcation entre deux versions ambivalentes d’une même fin. Ainsi, le jeune Mohammad tombé dans le puits a deux morts, une mort accidentelle et une mort délibérée, parce qu’ayant entrevu l’inconnu il est devenu indifférent à la vie. De même, l’amoureux du prince s’en va comme un malpropre la mort dans l’âme, pour être finalement gratifié d’une mort propre donnée par le prince. Et dans la vallée de l’amour, Attâr distingue le cœur faible qui souffre de la brûlure infligée, du cœur ardent qui jouit d’unir son propre feu au feu universel de la vallée de l’amour. Brûler étant à la fois transitif et intransitif, le résultat est le même ; dans les deux cas, l’être s’anéantit dans la lumière. La seule différence, c’est que l’un souffre et l’autre jouit.
Dualisme
Cette ambivalence est le corollaire de la vision foncièrement dualiste de Attâr, au sens où pour réussir dans un monde il faut nécessairement renoncer à l’autre ou, pour le dire selon l’adage populaire, on ne peut vouloir « à la fois dieu et la datte » (ham khodâ, ham khormâ). Mais si c’est aussi simple pourquoi tant d’histoires ? Ce qui complique les choses, c’est la dimension subjective du renoncement auquel il faut consentir pour satisfaire à cette vision lapidaire. Cette dimension subjective étant soumise à une multitude de contingences et de modalités, cela donne lieu à une variété d’histoires. J’imagine que si Attâr s’était contenté de faire de la philosophie sans s’occuper de psychologie, son propos aurait pu se résumer en une histoire à peine plus développée que : « trente oiseaux montent dans un bateau, tous tombent à l’eau ; que reste-t-il ? L’eau. ».
Si l’on s’en tient à cette métaphore, le reste serait assimilable aux jeux de réflexion des oiseaux à la surface de l’eau alors qu’ils se penchent par dessus bord, éprouvant désir ou crainte en apercevant l’appel des hauts fonds à travers leur image, et à la tempête enfin, qui engloutit tout.
Mais comment ce dualisme s’accorde-t-il avec l’affirmation de l’unité divine ? Par le principe du tout est rien, c’est à dire en stipulant l’inanité de tout, hors l’Être qui est à la fois tout et rien. Dans la vallée de l’unité, la huppe apporte l’explication par degrés à travers plusieurs allégories. Pour commencer, elle dit que tout est comme une palmeraie de cire dont les formes et les couleurs se réduisent en un seul tas de cire, ainsi les parties se perdent dans l’Un telles « des figures sans corps ni vie ». Cet être unique est « dans, de, avec » les parties, « en même temps qu’il est en dehors des parties ». La huppe décrit enfin le rapport de l’Un au Tout. Avec la traduction élastique de Garcin de Tassy, le résultat tangue entre immanence et transcendance, mais en y regardant de plus près, et avec un quasi mot-à-mot nous arrivons à ceci :
« En soi, cet Être n’est pas pour un iota dans le monde
Tout comme le monde ne laisse briller le moindre brin du secret
Quoique cet Être ne soit pas, tout est cet Être
Pour autant qu’il y ait de l’être et du néant, c’est encore cet Être »
Quel est donc cet Être ? Serait-ce le centre mobile d’un mandala ? Et si c’était le Taquin en personne ?
Mais venons en enfin à ces deux dénouements :
Quand à la fin de la vallée de la pauvreté la voix de la huppe se tait, le lecteur réalise que le voyage n’avait pas encore commencé. On se retrouve comme un enfant qui, s’étant assoupi avec une berceuse, s’éveille au silence laissé par la mère lorsqu’elle le quitte dans son sommeil. Et pareil à l’enfant qui se rendort aussitôt pour retrouver la berceuse dans son rêve, le lecteur se retrouve de nouveau plongé dans le récit. Mais c’est une langue sans voix qui raconte la suite de l’histoire. La même langue, la même histoire, les mêmes figures se trouvent étrangement vidées de toute consistance en attendant d’être investies par d’autres voix. Bien que la narration continue, Attâr nous fait croire à la disparition du narrateur. Ainsi, il réussit à rendre presque sensible le passage d’un monde à l’autre, l’envol et l’éloignement des oiseaux.
Le récit du voyage est expédié en une page, jusqu’à ce que les oiseaux arrivent au seuil de la demeure du Simorgh où ils ne sont plus que trente corps épuisés et cabossés. Ils rencontrent un émissaire qu’ils informent de leurs épreuves et de leur désir de rencontrer le Simorgh. Mais ils sont reçus avec mépris :
« Que vous soyez ou non au monde,
Il est le roi éternel et incontestable
[-]
Qu’est-ce qui peut sortir de vous sinon des plaintes ?
Retournez d’où vous venez bande de minables.
A ces mots, les oiseaux furent si désespérés,
Qu’à l’instant, comme morts ils devinrent éternels. »
Ici donc, les oiseaux reçoivent le coup de grâce qui les fait basculer dans l’éternité de la mort. A peine ont-ils le temps de se demander si ce camouflet reçu par le roi est un honneur ou une ignominie, que Attâr a déjà entraîné le lecteur dans d’autres récits allégoriques, comme si après un tel échec, il ne restait plus qu’à se consoler en se racontant encore et toujours des histoires.
Premier dénouement
Mais contrairement au premier épisode qui est raconté d’une traite, la suite s’effiloche à l’intérieur des histoires suivantes. Le rapport de symbolisation entre le récit principal et les histoires secondaires tend à s’inverser au point qu’on ne sait plus lequel réfléchit l’autre. Ceci, bien sûr, préfigure le premier dénouement.
Dans l’histoire de Madjnoun qui préfère les injures de Leyli aux louanges des hommes, les oiseaux émergent pour dire qu’ils préfèrent brûler comme le papillon qui a élu le feu pour sa demeure plutôt que de s’en retourner. A son tour, l’histoire du papillon décidera le représentant du Simorgh à leur ouvrir la porte et encore cent mille voiles sur la lumière aveuglante, après quoi il leur donne à lire un écrit qui relate tout leur périple. Notons au passage, que ceci équivaut à une première présentation de miroir, mais un miroir qui ne renvoie pas de lumière. Vient alors l’histoire de Joseph qui met sous les yeux de ses frères l’acte écrit de leurs propres mains par lequel ils l’avaient vendu à des voyageurs ; à leur tour, les oiseaux sont anéantis de crainte et de honte en lisant la relation détaillée de leur propre parcours. C’est seulement une fois « le cœur purifié par la brûlure de la honte », qu’ils peuvent enfin y contempler le Simorgh (Trente-oiseau), car le miroir de leur cœur est devenu limpide :
« Le soleil de la faveur resplendit auprès d’eux
Et de ses rayons fit briller leurs vies
Les trente oiseaux de ce monde se réfléchissaient mutuellement
Le Trente-oiseau du Monde
Dès qu’ils regardaient ces trente oiseaux
Il n’y avait pas de doute que ces trente oiseaux étaient le Trente-oiseau
Ils en furent perdus de stupeur
Et d’une autre façon devinrent encore perplexes
Ils se voyaient entièrement Trente-oiseau
Et le Trente-oiseau était toujours trente oiseaux
Qu’ils regardent du côté du Trente-oiseau,
Il était bien à sa place
Que chacun se regarde soi-même,
Il était lui-même le Trente-oiseau
Qu’ils se regardent l’un l’autre,
Ils étaient tous deux, peu ou prou le Trente-oiseau »
Comment un tel prodige est-il possible ? A cette question, l’émissaire du Simorgh explique que :
« Simorgh est un miroir comparable au soleil
[-]
Quiconque vient ici s’y voit lui-même
Qu’il vienne corps et vie, il se verra corps et vie
Vous êtes venus à trente
Vous êtes apparus trente dans ce miroir
Si vous étiez venus à quarante ou cinquante
C’est encore un voile sur vous même que vous auriez ouvert
Quoique beaucoup d’entre vous aient l’esprit fort troublé,
En regardant vos proches vous n’avez vu que vous-même »
A ce stade, nous pouvons nous figurer les protagonistes comme des miroirs qui se réfléchissent les uns les autres. Et il apparaît que le Simorgh ne soit là dedans qu’un miroir parmi les miroirs que sont devenus les trente oiseaux une fois purifiés de la rouille qui troublait leur tain. Le Un n’est autre qu’un « n+1 » grâce auquel « n » peut se réfléchir comme un tout. A la fois dedans et dehors, chacun est également le u(n+1) des autres. Ainsi, le dualisme, qu’il fût d’inspiration mazdéenne ou platonicienne, débouche ici sur un pluralisme absolu. Cette configuration ne fait que systématiser la structure si particulière du panthéon mazdéen dont Ahurâ Mazdâ est à la fois membre et seigneur, mais où nous avions vu que Mithra avait également tendance à envahir les fonctions des autres divinités.
Ce pluralisme ne peut que séduire le lecteur moderne qui en toute logique, entrevoit comment il pourrait le faire évoluer en le soumettant par exemple, aux lois de l’émergence par le jeu mouvant des positions et angles de réflexion des miroirs les uns vis à vis des autres.
Aujourd’hui, certains penseurs contemporains tel Manoutchehr Djamâli, s’appuient de façon intéressante sur cette conception de la « culture simorghienne », étayée par l’étude des sources zoroastriennes, pour enraciner et promouvoir l’idée d’une démocratie à l’iranienne avec un langage et des concepts propres à cette culture.
Chacun bien sûr, emprunte au mythe ou à la littérature ce qui convient à l’édification de sa pensée ; il en souligne certains aspects, en estompe d’autres, et brode autour pour parvenir à ses fins, tout comme l’a fait Attâr avec le mythe du Simorgh qu’il a largement transformé. Mais les mots et les métaphores que l’on continue à faire circuler, les contorsions que l’on fait de façon plus ou moins heureuse pour dégager un dessein, portent toujours l’ombre d’anciennes conceptions que l’on croyait avoir dépassées. L’inverse se produit également lorsqu’on réintroduit dans un nouvel habit, les éléments d’une autre culture en forçant au besoin sur les coutures, et si la coupe s’en trouve trop déformée, on ajoute par dessus quelques accessoires pour donner le change. C’était par exemple le projet parfaitement revendiqué et conscient de Sohravardi qui cherchait, avec beaucoup d’érudition, à concilier ensemble, l’islam les philosophies néo-platoniciennes et l’ancienne culture zoroastrienne. Cependant, ces deux démarches sont toujours plus ou moins mélangées et leur distinction relève d’une schématisation artificielle. Outre qu’il est difficile de distinguer l’emprunt du déguisement, cette distinction peut aussi prêter à malentendu si l’on entend par là porter un jugement de valeur qui n’a pas lieu d’être, car dans un cas comme dans l’autre, le bricolage est tout autant créatif.
Second dénouement :
Toutes ces précautions pour dire que le second dénouement du Mantegh al Teir doit quand-même être pris en considération, même si le lecteur moderne préfère l’ignorer en trouvant toutes sortes de raisons de n’y voir qu’une pièce rapportée, un certificat de bonne conduite suspendue en amulette pour se protéger des accusations d’hérésie ou d’impiété. Attâr aurait-il laissé des indices qui trahiraient sa préférence pour la première fin ? Rien n’est moins évident.
On remarque que Attâr ne s’attarde pas sur les problèmes de mises en abyme qui théoriquement devraient aboutir à quelque chose d’encore plus vertigineux que sa description. Et pour cause ! En un seul vers, le discours bascule et il balance toute cette bimbeloterie miroirique par dessus bord. La dimension visuelle aussi bien que les questions relatives à la subjectivité et à l’Ego sont évacuées d’un coup de balai péremptoire. Il n’y a aucun intervalle entre les explications précédentes de l’émissaire et le basculement vers le second dénouement. C’est le même discours qui se poursuit, mais la voix de l’émissaire se met d’un seul coup à dire « Nous » au lieu de dire « Lui ». Est-ce Dieu, Simorgh, ou la Oumma simorghienne qui parle ? On n’en sait rien. On note cependant que la voix dit « vous » en s’adressant aux oiseaux :
« Quel est le regard qui pourrait Nous atteindre ?
Comment l’oeil de la fourmi pourrait voir les Pléïades ?
Où à-t-on vu la fourmi soulever l’enclume ?
Et le moustique mordre l’éléphant ?
Quoique tu saches, ce que tu as vu est faux
Et ce que tu as dit ou entendu est faux
Toutes ces vallées que vous avez parcouru,
Tous ces exploits que chacun de vous a accompli,
Ne vous ont engagés qu’à des actions relatives à l’Ego collectif
Et vous avez occulté la vallée de l’essence et des qualités
Vous êtes ainsi restés trente oiseaux stupéfaits
A bout de force et de patience.
Mais Nous sommes bien supérieur aux jeux simorghiens
Car Nous sommes la véritable essence du Simorgh
Anéantissez vous en Nous avec honneur et grâce
De sorte que votre porte s’ouvre à Nous.
Alors les oiseaux s’anéantirent en Lui,
L’ombre s’est perdue dans le soleil, va-salâm. »
Comment ? On nous demande de lâcher la belle catoptrique simorghienne pour revenir à la cacatoptrique platonicienne que l’on croyait dépassée ? Quelle est cette traîtrise qui restaure la verticalité dégoulinante après avoir fait miroiter un horizon d’égalité ? Le lecteur moderne n’en veut pas et cherche à s’en débarrasser par tous les moyens.
Se pourrait-il que Attâr ait ajouté ce second dénouement pour rattraper in-extremis une thèse qui risquait de porter atteinte au socle de l’islam, c’est à dire à l’affirmation inconditionnelle et absolue de l’unité de dieu ? Ceux qui préféreraient s’en tenir au premier dénouement pourront toujours trouver des arguments allant dans ce sens. On pourrait par exemple raisonner comme le fait Borgès en faisant remarquer que Attâr devait se sentir bien coupable pour aligner dans son épilogue une suite d’histoires à ce point déchirantes de repentir et de contrition. Mais on s’engagerait dans une interprétation fort hasardeuse, car qui peut dire de quoi le pauvre Attâr se sentait coupable ?
Certains arguments que j’ai avancés dans ce sens au début de cette partie peuvent se retourner lorsqu’il s’agit de considérations esthétiques qui sont appréciées selon des critères privilégiés en Occident. Par exemple, le rabachâge et la répétition ne sont pas dévalorisés dans la littérature persane. Au contraire, pourvu que l’on fasse miroiter les images et chanter les mots, la répétition est appréciée. Et dans la prose ordinaire, le fait d’employer trois fois le même mot dans une seule phrase n’est pas considéré comme une maladresse, ce qui d’ailleurs complique souvent la tâche du traducteur qui doit chercher des synonymes pour ne pas reproduire ces répétitions dans la langue d’arrivée.
Sans avoir à monter dans la haute sphère des essences et des qualités, on peut au moins reconnaître que le jeu de miroirs exposé dans le premier dénouement ne fonctionne que si on allume la lumière ! Est-ce que la lumière réfute ce qu’elle révèle ? Et le pluralisme du premier dénouement est-il nécessairement en contradiction avec le monisme du second ? Attâr, ne semble pas y voir de contradiction, mais il pose la supériorité du second.
Il se pourrait que certaines conceptions attachées aux anciens mythes que Attâr n’utilise que partiellement, soient à ses yeux trop évidentes (ou inconscientes) pour qu’il en fasse état. La prochaine fois, j’essayerai de creuser un peu du côté des mythes de Simorgh, Homâ et daêna pour voir ce qui peut en sortir.
Il y a deux jours, Ami a publié quelques photos de la ville balnéaire de Nowshahr au bord de la Caspienne. On y voit, trônant au centre du bassin de la place Âzâdi, une Simorgh aux allures Disney, toute blanche de neige. Elle a pris les couleurs de Zâl, l’enfant albinos dont elle devient la nourrice dans le Shâhnâmeh de Ferdowsi. Pauvre Simorgh congelée !
Quant à moi, j’attends le dégel. J’hiberne en compagnie de quelques livres que des voyageurs m’ont rapporté de Téhéran. Parmi ceux-là, une édition critique du Mantegh al Teir, copieusement préfacée et annotée par Mahmoud Rezâ Shafi’i Kadkani. J’espère reprendre voix avant le printemps pour déposer dans le puits de ce forum quelques bribes de cet excellent ouvrage.
En préparant la suite promise, je vois le fil des notes sur le Manteq al Teir s’allonger à perte de vue, et je réalise que j’ai sous estimé la densité de la pelote. Dérouler l’évidence est toujours source d’étonnements ; comment ne pas se prendre au jeu ? Alors pour m’inciter à la patience - parce que les sacs de noeuds exigent de la patience -, je remets un peu d’ordre dans les questions en essayant de les replacer dans le paysage de transactiv.exe. La place accordée ici, au commentaire du Manteq al Teir paraît sans doute excessive et on peut se demander pourquoi j’ai si facilement mordu à l’hameçon qui m’entraîne dans un interminable monologue, comme si je n’attendais que ça !
Le goût pour les petits récits qui s’agrègent par capillarité ne peut expliquer à lui seul cet engouement. Si c’était une raison suffisante, les Mille et une nuits auraient fait un aussi bon appât.
Je m’étais intéressée au Manteq al Teir il y a une vingtaine d’années, alors que je tournais autour de questions touchant aux relations entre l’image, le modèle, les reproductions, etc. A cette époque, j’achevais un cycle de travaux à forte teneur photographique dans lesquels je m’amusais à perturber les relations convenues entre ces catégories (un exemple ici). Le Simorgh de Attâr s’imposait naturellement comme un outil de réflexion parmi les Peirce, Barthes, Jacobson et autres incontournables qui garnissaient ma boîte à outils.
Bien que Attâr dise au début de son poème que tous les oiseaux sont les ombres du Simorgh, son premier dénouement décrit un parcours scopique qui aboutit à une réciprocité des relations de représentation. Et lorsqu’enfin, dans son second dénouement, il réaffirme la primauté du Simorgh, ce n’est plus au titre d’une généalogie iconique ou reproductrice, mais au nom d’une essence commune à tous les oiseaux. On comprend qu’une fois la réciprocité instaurée, toutes les notions par lesquelles se construit une généalogie (avant-après, modèle-image, matrice-reproduction...) perdent leur sens. Le langage s’effondre, la raison devient idiote, et les oiseaux s’anéantissent dans la case vide nommée Simorgh, le non-être séminal grâce auquel ils ont pu se percevoir comme un tout avant de convenir qu’ils ne sont rien.
Je me suis alors demandé si une telle conception de l’image avait d’autres précédents dans la culture iranienne. Comment Attâr en est-il arrivé à l’idée d’assimiler son Simorgh à un miroir ? Où observe-t-on quoi que ce soit de miroirique dans les histoires de Simorgh ? N’ayant que de maigres indices, je me suis encore demandé s’il se pourrait que pour des raisons de proximité ou d’analogie, d’autres histoires miroiriques aient été par la suite transférées au compte de Simorgh. Je flairais quelque chose du côté de la daêna, une sorte de guide eschatologique personnel qui, comme Simorgh, apparaît parfois sous les traits d’une nourrice. Et puis j’en suis restée là, faute de temps et d’accès aux textes.
Depuis, je n’ai cessé d’ajourner les rendez-vous avec Simorgh et daêna :
L’épisode des flash-mobs en 2003 ainsi que l’expérience du Générateur Poïétique en 2004, ont été l’occasion de considérer les points de vues portés sur un groupe depuis l’intérieur de celui-ci. Le Simorgh de Attâr a bien été évoqué à propos des flash-mobs, mais de façon expéditive. Pourtant, transposées à la catoptrique de Attâr, ces considérations suscitent des questions qui auraient peut-être mérité plus d’attention : la médiation du Simorgh était-elle nécessaire pour que les oiseaux découvrent qu’ils sont capables de se réfléchir mutuellement ? Etait-elle indispensable pour qu’ils puissent se percevoir comme un tout ? Autrement dit, une organisation purement réticulaire peut-elle se passer d’un Simorgh qui la transcende, ou bien fait-elle seulement semblant de l’ignorer ?
En 2005 encore, j’avais promis d’exposer un contre-modèle à l’enfer photographique de Giorgio Agamben qui, s’appuyant sur la figure des Danaïdes, voit dans la fixation photographique du geste, une condamnation à la répétition. Je pensais pour ma part, à cette daêna qui est une image en gestation façonnée tout au long de la vie, et avec laquelle on évolue encore après. Avec la daêna, l’image se développe dans une économie circulaire par des projections temporelles à la fois réfléchies et anticipées. Mais il faut croire que les conditions n’étaient toujours pas mûres pour que je tienne ma promesse.
En réalité, mon problème était plus une question d’espace que de temps et de moyens. Les figures condensent des histoires et des séquences de pensée. Lorsque Agamben évoque le supplice des Danaïdes pour décrire l’enfer photographique, il n’a pas besoin de s’étendre, tout le monde sait de quoi il parle. J’aurais aimé utiliser les figures de Simorgh ou daêna de la même façon, mais comme elles ne sont pas connues, il faut raconter et traduire pour qu’elles deviennent parlantes. C’est aussi lourd que d’expliquer une blague. Il est difficile de trouver l’espace nécessaire à ces explications dans le contexte d’un débat sur un sujet particulier tel que les flash-mobs ou la photographie, sans entrer dans de trop longues digressions. Alors soit je renonce, soit je massacre un résumé. Et c’est bien dommage, car chaque figure, quelle que soit sa provenance, relève d’une conception singulière qui peut contribuer de façon intéressante au mouvement de la pensée.
Aussi, je ne suis pas fâchée d’avoir l’occasion de déplier ces figures indépendamment des contextes dans lesquels elles sont susceptibles d’être utilisées, quitte à s’y référer si un jour le besoin s’en faisait à nouveau sentir. Le puits providentiellement creusé dans un coin reculé de ce forum est l’espace idéal pour cela. Certes, le temps fait toujours défaut, mais depuis une quinzaine d’années, mes moyens d’investigation se sont peu à peu améliorés. Après une longue période de léthargie due à la guerre Iran/Iraq et ses suites désastreuses, l’activité éditoriale a repris une certaine vigueur en Iran et les voyageurs se sont remis à circuler, ce qui m’a permis d’étoffer un peu ma bibliothèque iranienne. Le développement du web persan qui grandit à toute vitesse est aussi une véritable aubaine car il est plutôt généreux en ressources, et les outils de recherche permettant de faire des repérages et recoupements ont beaucoup progressé ces dernières années. Et voilà que pour compléter ces circonstances favorables, Vâveylâ Maskhareh m’offre sur un plateau l’histoire de Bâbâ Heyrân qui me libère de la fiction d’avoir des lecteurs. Je vais donc pouvoir continuer à dérouler les histoires de Simorgh, à mon rythme lent, sans crainte d’impatienter quiconque.
III - Catoptrique des guides eschatologiques
Dans cette partie, je prends pour point de départ les figures de Simorgh dans le Livre des rois de Ferdowsi pour rayonner à partir de là vers Homâ, daêna, et d’autres histoires de Simorgh. Les remarques sur Homâ resteront entre parenthèses pour un questionnement ultérieur. Je m’intéresserai plutôt aux analogies que l’on peut observer entre la Simorgh du Livre de rois et la daêna des anciennes religions iraniennes. L’association des rôles de nourrice et de guide eschatologique qui est la principale caractéristique de la daêna, et le fait qu’elle soit conçue comme une image, permettent alors de comprendre l’apparition du thème des réflexions ou inversions miroiriques dans quelques histoires de Simorgh, et en particulier dans celle de Attâr.
Mais avant de passer en revue les histoires de Simorgh du Livre des rois, parlons un peu de cette daêna.
III.1. Daêna
Daêna est d’abord une notion relative à l’eschatologie individuelle avant d’être conçue, sous la forme « dîn », au sens de ce qui règle une eschatologie collective, une religion. Daêna est une sorte d’image de l’âme, sa conscience, en même temps que son guide et sa nourrice dans l’autre monde.
Dans l’anthropologie mazdéenne, l’individu est doté d’un corps (tan) et d’un certain nombre d’esprits ou facultés spirituelles. Parmi ces derniers, l’esprit tutélaire fravashi et la daêna sont les plus importants. Le salut de l’âme (urvân) dans l’autre monde, dépend de la daêna que le défunt s’est fabriqué dans la vie en fonction des ses bonnes ou mauvaises actions. Le résultat de son comportement terrestre se traduira dans l’autre monde par le fait que sa daêna lui apparaîtra sous les traits d’une belle jeune fille parfumée, ou au contraire d’une mégère puante. Mais ses actions dépendent à leur tour du choix de la bonne dîn (démarche, religion), et ce choix dépend des autres facultés de l’esprit, tels hush (éveil, intelligence) ou xerad (discernement, jugement). Ainsi, dîn n’est autre qu’une anticipation de la daêna. C’est peut-être un peu troublant, mais les deux notions sont à la fois confondues et distinctes.
La fonction de la daêna après la mort, est d’accueillir l’âme du défunt et de le guider pour traverser le pont Chinvad qui passe au dessus de l’enfer. Le pont Chinvad est comme une lame de rasoir, et sa traversée est périlleuse, mais une bonne daêna saura élargir le pont de sorte que l’âme du défunt puisse l’emprunter sans risque afin de rejoindre les fravashis, les esprits des ancêtres qui composent l’armée d’Ahurâ Mazdâ. Le récit de Ardaî Virâz, une sorte de Dante de l’époque sassanide, en offre un exemple (voir section 4, où Martin Haug traduit daêna par religion).
Dans Les religions de l’Iran (Payot, 1968, p. 55-56), Géo Widengren définit ainsi la daêna : « L’idée de daênâ est caractérisée par la croyance à ceci que, personne spirituelle demeurée au ciel, elle ne constitue tout le Moi de l’individu qu’en composition avec l’âme. Il y a, pour ainsi dire, deux moitiés de l’homme : une céleste et une terrestre, mais toutes deux sont de nature spirituelle, la daênâ et l’âme (ou l’esprit, car, dans ce cas, la teminologie est assez flottante). Toutefois, la daênâ dépend de l’âme ou de l’esprit, et elles se correspondent, car les actions de l’âme, de la personne terrestre, agissent en profondeur sur la constitution de la daênâ. Selon la vie terrestre, la daênâ devient belle ou laide. De cette vie dépend le sort de la daênâ, car, comme elle est constituée, ainsi sera le sort de l’âme humaine après la mort. ». Pour cette définition, Widengren se réfère à la reconstitution d’un texte avestique primitif perdu, le Hâdoxt Nask (voir section 2. où Darmesteter traduit daêna par conscience).
Si daêna est à la fois image, nourrice et guide, selon les livres, l’accent sera mis sur un de ces aspects, sans toutefois effacer les autres. Parfois, elle n’est même pas nommée, mais seulement décrite. Par exemple, l’Anthologie du Zâdspram (texte pehlevi du 9e siècle, traduction Ph. Gignoux et A. Tafazzoli, AAEI, Paris, 1993) insiste plutôt sur la fonction de guide et de nourrice en parlant d’une « forme de femme » mais aussi d’une « forme d’homme » qui sont comme des parents assurant l’éducation de l’enfant :
« 31.2 Trois jours après la mort, quand l’âme est dans la crainte, c’est comme les trois jours avant la naissance quand le vent (brûlant) lutte dans le corps.
31.3 Le quatrième jour, la forme de femme accueille l’âme et lui fait passer le pont Cinwad, le « passage des lamentations », terrifiant, comme la mère à la naissance des enfants.
31.4 Celui qui est damné est semblable au mort-né qui est rejeté du corps, et il tombe en enfer.
31.5 Celui qui est sauvé ira avec l’aide de la forme de femme dans le monde des mênogs (monde spirituel), et cette même forme de femme sera sa nourricière, et lui enseignera la langue des mênogs, et puis la forme d’homme lui enseignera la manière, le signe, le genre et la façon des activités du mênog... »
(nota : mênog désigne le registre spirituel, pas nécessairement bon, car il y a le bon et le mauvais mênog)
Questions d’étymologie :
Le mot daêna est à replacer dans une chaîne de mots : selon Emile Benveniste (Vocabulaire des institutions indo-européennes, minuit, 1969, T1, p.22) le mot indo-iranien daênu qui sert à spécifier la femelle d’un animal, trouve son équivalent dans le sanscrit dhenu de la racine dhay (allaiter, nourrir). D’après Widengren (op.cit., p.104), daêna en tant que double eschatologique individuel, se rapporte à cette étymologie, de même que dîn (ibid, p.116) qui signifie également religion, au sens d’un modèle de comportement ou d’un ensemble de règles valable pour tous et susceptible de former une belle daêna pour chacun. A ces mots, on peut encore ajouter dâyeh qui signifie nourrice. Les mots dîn (religion) et dâyeh (nourrice) sont toujours en usage dans le persan moderne, mais daêna a disparu.
Une autre étymologie, venant du verbe dây (voir) est souvent retenue, c’est notamment la position de Gherardo Gnoli dans son article « A Sassanian iconography of the Den » : « The concept of the den is in fact intimately bound up with vision of the soul ; also by virtue of its etymology, i.e., the soul or its image is itself the object of vision. ». Mais Widengren écarte cette étymologie au profit de dhay, faisant valoir d’une part, des correspondances entre la daênâ iranienne et des notions similaires dans les croyances indo-iraniennes antérieures, et d’autre part, le fait que la daêna d’une âme lui apparaît toujours sous la forme de symboles renvoyant à la fonction nutritive : vache, jeune fille ou jardin.
Quoi qu’il en soit de la véritable étymologie, il faut reconnaître que du point de vue des fonctions et des notions associées à daêna, les deux positions sont aussi intéressantes et défendables l’une que l’autre, et il est bien tentant d’accepter la double étymologie. Par exemple, pour apporter un contrepoint à l’avis de Widengren, on peut mentionner le passage relatif à la traversée du pont Chinvat dans Le troisième livre du Dênkart (9ème siècle, traduit du pehlevi par J. de Menasce O.P., Paris, Klincksieck, 1973, section 75, p.80). Dans ce passage, la daêna est désignée par le mot nikârak (image), et l’accent est plutôt mis sur sa fonction réflexive et imageante. Tant pis pour la citation particulièrement indigeste, mais elle vaut le détour (c’est moi qui ajoute les crochets) :
« 75. Sur la virtualité (nêrôkîhîh) antérieure et postérieure à l’acte méritoire et au péché de l’homme, sa disposition et la réception de son image (nikârak)
Avant d’être accompli, l’acte méritoire est d’abord en puissance de l’auteur originel de l’acte bon, le Spanâk Mênog [le monde spirituel bon], et le péché est d’abord en puissance de l’auteur originel du péché qui est le Gannâk Mênôg [le monde spirituel mauvais]. Chacun des deux mênôg vient pour l’action volontaire : l’acte méritoire vient de la création originelle (bundahishn) de l’acte méritoire à l’axv [existence, volonté] de l’homme qu’il atteint et, par là, le dispose ; l’acte peccamineux vient de l’homme (?) principe de l’acte peccamineux pour s’écouler dans l’homme par la perversité provenant de l’Assaut [il s’agit de l’assaut du mauvais monde spirituel vers la création] qui est disposé dans l’homme. Et <à cause de> la venue (des deux) pour l’action volontaire de l’homme, les deux images doivent rejoindre les récepteurs des puissances mênôgiennes [du monde spirituel]. L’acte méritoire (atteignant) celui qui reçoit la puissance de l’acte méritoire, qui est le bon mênôg, et cela a pour image (nikârt) la forme (karp) d’une belle jeune fille (kaniz [signifie aussi servante]) ; on l’appelle kainô, c’est à dire qu’elle vient au devant de l’âme qui a trépassé, et avec l’auteur des actes méritoires, vient, âme juste, en raison de la dominance des actes méritoires sur les peccamineux. La puissance qu’elle a au passage du Pont Cinvat l’élève au lieu suprême des éternelles demandes et largesses.
Par la présence des actes peccamineux à celui qui reçoit la puissance des actes peccamineux, le mênôg est mauvais, et en conséquence l’image se fait (nikârihast) d’une affreuse mégère qu’on appelle pour cela ityô, âme viciée, qui, à la mort du corps, vient au-devant de l’auteur de ces péchés, en raison de la prédominance des actes peccamineux sur les méritoires de l’âme druvand qui vient, ainsi munie au pont Cinvat et s’abîme dans l’existence ténébreuse jusqu’au moment de la Frashkart ; et elle n’est ni séparée, ni retournée, ni empirée. C’est là, la doctrine de la Bonne Dên. »
L’emploi du mot nikârak est évidemment très intéressant. Ce mot peut aussi se transcrire en nigârag (son équivalent dans le persan moderne étant négâreh). Un coup d’oeil sur Le dictionnaire Pahlavi de Mac Kenzie permet de dérouler le mot : nigâh (look, attention), nigâhdârih (keeping, care), nigâr (draw, design, paint), nigârag (image, picture, diagram), nigerîdan (look, observe [forme verbale]).
Nous remarquons ici, que « regarder » et « prendre soin » sont associés dans la même étymologie, alors que « allaiter » et « voir » relèvent de deux étymologies distinctes présentant cependant de grandes similitudes. Par quelque bout qu’on l’aborde, daêna est à la fois nourrice et image. Et comme nous l’avons vu avec le Zâdspram, l’idée de nourrice peut également s’étendre au rôle de génitrice et d’éducateur.
Nous aboutissons ainsi, à une conception de l’image qui a tout d’une matrice. Une situation renversée où l’homme façonne l’être qui aura la charge de lui donner naissance dans l’autre monde, de le nourrir, le guider et l’éduquer. Il est en quelque sorte son propre Pygmalion, son propre seigneur (pehlevi : xwodây = soi-venu, venu par soi). Nous sommes loin de la conception platonicienne de l’image, loin des oiseaux conçus comme des ombres du Simorgh, mais déjà beaucoup plus près de la catoptrique à laquelle aboutit Attâr à la fin du Manteq al Teir.
L’histoire de la rencontre avec daêna ressemble à une histoire d’émancipation individuelle qui suit cependant une méthode commune, celle de la « bonne dîn » qui permet de préfigurer une bonne daêna. Considéré isolément, le processus paraît tautologique et on peut se demander ce qui sauve cette circularité d’une répétition stérile (précisément, le shath du moulin qui tourne à vide). Pour autant que l’analogie entre daêna et l’histoire du Manteq al Teir s’avère fondée, comment se fait-il qu’avec daêna on n’aboutit pas au même effondrement mystique ? Le schéma que j’ai artificiellement isolé pour les besoins de l’exposé doit sans doute être replacé dans une économie plus complexe en tenant compte d’autres facteurs ou acteurs ; à titre d’essai, esquissons rapidement quelques pistes :
1- La dimension collective de la dîn en tant que doctrine ou méthode, ouvre le cercle individuel à un cercle plus large dans lequel ce qu’il convient d’appeler « bonne dîn » peut devenir sujet à discussion. Cela change-t-il fondamentalement l’économie de la boucle ou n’est-ce qu’un peu plus de grain à moudre ?
2- La daêna n’est pas un objectif mais seulement un intermédiaire qui guide l’âme afin qu’il puisse rejoindre sans encombre la troupe des justes, les fravashis qui sont les esprits des ancêtres, des anges gardiens. Bien qu’ils soient individualisés (dans sa visite au ciel, Ardaî Virâz semble retrouver de vieilles connaissances), les fravashis sont toujours évoqués en grand nombre ; ils constituent l’armée d’Ahurâ Mazdâ. Selon les croyances pré-zoroastriennes, ils l’assistent dans la création, et participent au grand combat avec les forces du mal. Bien que l’arrivée soit source d’extases, l’âme ne s’arrête pas là et ne s’anéantit pas dans la lumière Ohrmazdienne. Il a autre chose à faire, il devient lui aussi un guerrier dans le monde du Mênôg (voir les articles de Mary Boyce et de Farrokh Jal-Vajidfar sur le site du CAIS).
3- Envisager l’hypothèse que la circulation se fasse à double sens. C’est une possibilité qu’on ne peut écarter. Zoroastre aurait cherché, sans succès, à se débarrasser de la croyance aux fravashis en tant qu’anges gardiens personnels qui veillent au destin de chaque individu pendant sa vie corporelle. Cette croyance a semble-t-il perduré en se trouvant réintégrée sous une forme plus acceptable (parce qu’imputable aux ancêtres et non aux fravashis des vivants), dans la façon de concevoir la formation de la « bonne dîn ». Un passage un peu obscur du livre du Dênkart fait allusion à la traversée du pont en sens inverse. Dênkart 201.5 : « Comme la Dên Mazdéenne est venue par le pont direct des Anciens Sages, s’unir aux moyens par le même pont assuré. ». La Dên, se formerait alors comme une tradition qui s’enrichit de l’expérience des ancêtres.
Je ne sais pas encore si ces pistes sont pertinentes. Laissons décanter pendant que je cherche les petits chaînons manquants entre Simorgh et daêna.
Manteq al Teir > catoptrique des guides eschatologiques > Simorgh chez Ferdowsi et dans d’autres contes
III.2. Les figures de Simorgh dans le Livre des rois de Ferdowsi.
Le Livre des rois (Shâhnâmeh) est le plus important monument de la littérature persane. Composé par Ferdowsi à la fin du Xème siècle, il raconte l’histoire de l’Iran pré-islamique, depuis le premier homme Kioumarz jusqu’aux derniers rois sassanides. Au total, ce sont cinquante mille distiques brossant une fresque où mythologie, proto-histoire et histoire se succèdent dans un même souffle épique. Prenant la suite de Daqiqi qui est mort prématurément après avoir entamé l’ouvrage, Ferdowsi a consacré 25 années de sa vie pour achever la versification de cette compilation dont les premières versions en prose, remontent au Khwodâynâmeh, à la fin de l’époque sassanide (sous Yazdeguerd III : 632-651). Selon Eric Phalippou, des conteurs arabes tels que Nuzr ibn Haris propageaient déjà cette épopée à l’époque de l’apparition de l’islam auprès de la tribu des Qoreysh (Phalippou, Aux sources de Shéhérazade, Acta Iranica, 2003). Bien des personnages auxquels l’Avesta ne fait que brièvement allusion ont leur histoire racontée dans le Shâhnâmeh. Dans son introduction au Livre des Rois (extraits choisis et corrigés de la traduction de Jules Mohl, Editions Sindbad, 1979), Gilbert Lazare en conclut que les récits éludés par l’Avesta étaient certainement connus de tous. Et c’est encore lui qui donne la meilleure appréciation de la place qu’il convient d’accorder au Livre des rois dans la culture iranienne : « C’est à la fois le dernier grand monument de la culture pré-islamique et le premier de la littérature persane, le chaînon le plus visible et le plus solide des liens qui unissent les deux grandes périodes de la civilisation iranienne. ». Encore aujourd’hui, le Shâhnâmeh fait l’objet de déclamations publiques mi-contées, mi-jouées par des naqqâls, et il n’est pas un enfant iranien qui ne connaisse au moins l’histoire de la naissance de Zâl ou celle du combat de Rostam et Sohrâb.
Outre son intérêt mythologique et historique, le Shâhnâmeh représente également un héritage intéressant du point de vue de la langue. Sa rédaction correspond à une période où les seigneurs iraniens relevaient peu à peu la tête de sous la tutelle du khalifat arabe, et ils encourageaient la renaissance de la culture et de la langue persane jusque là reléguées à la sphère privée. Quoique sa métrique soit redevable à la poésie arabe, le Shâhnâmeh est écrit dans un persan relativement « pur », voire quelque peu archaïque. Son vocabulaire, qui le rapproche du persan moyen et du pahlavi, permet d’appréhender les idées anciennes dans un sentiment de continuité et de proximité.
Une nouvelle édition critique du Shâhnâmeh établie par Djalâl Tâleqi Motlaq est annoncée pour très bientôt en Iran ; elle serait, dit-on, le résultat de l’étude comparée d’une cinquantaine de manuscrits. Mais pour l’heure, je me base sur le texte persan établi d’après l’exemplaire de Amir Bahâder, aux éditions Amir Kabir, Téhéran 1976.
Comme dans les rêves, Simorgh peut glisser du féminin au masculin. Qu’on me pardonne ces fluctuations grammaticales, mais le persan ne connaît pas les genres. Lorsque c’est nécessaire, on précise mâle ou femelle pour un animal, mais cela n’a pas d’incidence sur la conjugaison. En outre, Simorgh étant un nom propre, son genre n’est jamais précisé. Le Simorgh divinisé de Attâr et de ses prédécesseurs immédiats étant explicitement présenté comme un roi et chef des armées, il est difficile de le penser autrement qu’au masculin. Par contre, en avestique où les genres existent, Saêna meregha est féminin (H. Corbin, Avicenne et le récit visionnaire, Verdier, 1999, p.243). La Simorgh de Ferdowsi doit sans doute se traduire au féminin car elle est presque toujours évoquée avec ses petits, dans des fonctions nourricières, éducatives ou médicinales. Cependant, à la chasse ou à la guerre, elle peut se montrer redoutable. C’est aussi avec cette personnalité à la fois maternelle et féroce qu’elle apparaît dans certains contes populaires. Néanmoins, je tiens à souligner que ces questions de genre ne préoccupent que le traducteur qui est obligé de choisir entre le « il » ou le « elle ». Pour le lecteur du texte persan, la question ne se pose même pas et le glissement des fonctions féminines vers des fonctions mixtes ou masculines se fait en toute innocence.
Simorgh apparaît à quatre reprises dans Le livre des rois :
a) dans l’histoire de la naissance de Zâl dont elle devient la nourrice,
b) dans l’histoire de la naissance de Rostam, le fils de Zâl, elle apprend aux humains comment pratiquer une césarienne,
c) dans les sept travaux de Esfandiâr, elle est un monstre que le héros doit combattre
d) dans le combat de Rostam contre Esfandiâr, elle intervient pour guérir les blessures de Rostam, puis elle lui révèle le moyen de tuer Esfandiâr.
a) La naissance de Zâl : Simorgh en nourrice, initiateur, protecteur et faiseur de roi
Parmi toutes les histoires relatives à Simorgh, celle de la naissance de Zâl est la plus connue.
Sâm, fils de Narimân, était un noble guerrier fidèle au roi Manouchehr. Il eut un seul fils, nommé Zâl. Mais lorsqu’on lui présenta le nouveau né, il prit peur, car Zâl était albinos. Ferdowsi décrit Zâl comme un être exceptionnel « au visage rouge comme le soleil et aux cheveux de neige ». Il était semblable à un vieux sage (pîr). Mais Sâm voyait dans cet enfant, une oeuvre de Ahriman, un démon, un opprobre. Notons que le démon est blanc ; plus tard, Rostam, le fils de Zâl, aura à combattre le démon blanc (div-e sepid) parmi les sept exploits initiatiques qui confirmeront son rang de héros. Après en avoir débattu avec ses conseillers, Sâm décida de se débarrasser du nouveau né qui fut abandonné par ses hommes au pied du Mont Alborz, « une montagne proche du soleil », où Simorgh avait son nid. C’est alors qu’elle partait à la chasse pour nourrir ses petits, que Simorgh découvrit sur les pierres brûlantes, le bébé vagissant aux lèvres sèches. Simorgh l’abordait comme une proie et le soulevait déjà dans ses serres, lorsqu’une voix lui dit de protéger cet enfant, car « de sa semence viendra un homme aussi fort que le lion ». Simorgh emmena donc Zâl dans son nid et l’éleva avec ses petits. N’ayant ni lait ni mamelles, Simorgh chassait du gibier et donnait à sucer le sang de ses proies au nouveau né.
Bien des années plus tard, Sâm-Nariman fit un rêve : un cavalier venu d’Inde lui apportait des bonnes nouvelles de son fils en tenant le symbole solaire de la massue à cornes de taureau. A son réveil, Sâm consulta les prêtres qui en conclurent que l’enfant était vivant et qu’il n’y avait plus lieu d’en avoir honte. Aussitôt, ils rassemblèrent l’armée et se mirent en route vers le mont Alborz. Dès que Simorgh les aperçut, elle comprit qu’elle devait restituer l’enfant. Elle se tourna vers Zâl pour lui dire que l’heure de la séparation était venue. Elle lui révéla son histoire, lui apprit qui il était et quel était son destin. Zâl avait les larmes aux yeux, il n’avait jamais vu des humains, il ne comprenait pas la nécessité de quitter l’affection de Simorgh et de ses frères de lait. Les adieux de Simorgh et Zâl sont un des grands moments d’émotion du Livre des Rois. Dans le discours « plein de discernement et de vieille science » que Simorgh tient à Zâl, elle assume toute une gamme de fonctions : « Je suis à la fois ta nourrice et ton porte bonheur » lui dit-elle, « Tu dois expérimenter la vie, je tiendrai tes ennemis éloignés, je te guiderai vers la royauté ; bien qu’il te soit agréable de rester auprès de moi, tu as mieux à faire que cela, prends avec toi une de mes plumes (par), afin que ma gloire (farr) t’accompagne ; si on te fait des difficultés, si on te dispute le bien et le mal, mets ma plume au dessus du feu, et tu verras instantanément ma gloire, car je t’ai élevé sous mon aile et avec mes enfants ; alors je viendrai comme un nuage noir, et je te ramènerai ici sans souffrance ; ne laisses pas ton cœur oublier l’affection de la nourrice (dâyeh), car l’affection (mehr) que j’ai pour toi me fend le cœur ». Ainsi le consola-t-elle, puis elle le souleva dans les nuages et vint le déposer auprès de son père.
Zâl deviendra effectivement roi du Zâbolestân, une région que le Shâhnâmeh décrit comme toute la partie orientale de l’Iran, depuis la mer de Chine jusqu’à Zâbol en comprenant Kaboul, l’Inde et le Sistân. Ce royaume fut confié à Sâm par le roi de Perse Manouchehr, lors d’une visite où Sâm venait présenter son fils à la cour. Sâm qui devait aller guerroyer au Mâzandarân, a aussitôt transmis la royauté à son fils. Zâl s’est montré un roi avisé, qui jouait surtout un rôle de conseiller et d’ambassadeur pour apaiser les tensions entre les seigneurs ; il avait également la réputation d’avoir appris la sorcellerie et la science des ancêtres auprès de Simorgh.
Remarques :
Farr : (ancien : xvarnah) gloire, lumière ohrmazdienne qui est transmise aux rois. Cette transmission est en principe une prérogative de l’oiseau Homâ, mais ici, c’est Simorgh qui assure cette fonction.
Dâyeh : nourrice. Comme on l’a déjà vu, dâyeh se rapporte à daêna. En se présentant comme nourrice, éducateur et protecteur de Zâl, Simorgh étend la fonction de nourrice bien au delà du soin corporel et alimentaire des premières années. Elle devient une sorte d’initiateur et d’ange gardien. Cette conception est conforme au texte du Zâdspram cité dans la section précédente, où daêna est d’abord parturiente, puis éducatrice, puis éducateur avancé.
Mehr : l’autre nom du dieu solaire Mithra ; devenu nom commun, mehr signifie affection, amour, gentillesse. On pourrait concevoir farr et mehr comme les versants mâle et femelle de la même lumière ohmazdienne. Le fait que Simorgh sache prodiguer les deux sortes de lumière montre combien son genre est fluctuant.
b) Naissance de Rostam : Simorgh en instructeur médical et guérisseur
Rostam est le principal héros du Shâhnâmeh. A sa naissance, il était tellement gros, que sa mère Roudâbeh était incapable d’en accoucher par voie naturelle. Sa vie et celle de l’enfant étaient en danger, et son entourage était au désespoir. Lorsqu’il en fut averti, Zâl brûla une plume de Simorgh et celle-ci apparut aussitôt au travers d’un grand nuage noir, de ceux qui apportent la bonne pluie. Simorgh donne les instructions pour pratiquer une césarienne : « Apportez une dague, et d’abord, endormez la belle avec du vin, ensuite vous sortirez l’enfant de son flanc, puis vous recoudrez la plaie.[-] Je vous dirai une plante que vous devrez mêler avec du lait et du musc, broyer et sécher à l’ombre, et que vous appliquerez ensuite sur ses plaies ; vous constaterez dans l’instant sa guérison. Puis, vous y frotterez une de mes plumes, car l’ombre de mon farr est de bon augure ». Simorgh dit ainsi, et s’en alla. C’est un prêtre aux mains agiles (mo’bad-e tchireh dast) qui pratiqua l’opération.
Remarques :
Il paraît logique que le secret des plantes médicinales appartienne à Simorgh, puisque dans l’Avesta elle niche sur l’arbre de toutes les semences. De même, l’art de la médecine et de l’obstétrique se conçoivent aisément comme un prolongement des fonctions de fécondité attribuées à Simorgh.
Cependant, la formule « plante + lait », est spécifique à la préparation du haoma, une plante à part, qui a sa propre divinité dans l’Avesta. Elle est la seule à ne pas avoir son origine sur l’arbre de toutes les semences où trône Simorgh. Haoma a été déposé par Ahurâ Mazdâ sur le mont Harâ et il est répandu sur les montagnes secondaires et les vallées par les oiseaux (voir l’article de Jean Kellens sur le haoma : L’éloge mazdéenne de l’ivresse, cours du Collège de France, p. 828).
Or, Haoma est un principe éminemment masculin et anti-maternel : les premiers hommes immortels sont nés sans mère, par le pressurage du haoma (ibid, p. 825-826). Haoma a une fonction eschatologique en donnant à l’âme son envol. Il apporte « l’ivresse, la force offensive, la capacité de briser l’obstacle, la santé, la guérison, la croissance... » (ibid p.828). Haoma est de ce fait, invoqué avant les combats. Outre ses fonctions eschatologiques et guerrières, Jean Kellens souligne la fonction régulatrice de Haoma qui assure la cohésion du corps social.
Nous avons donc, à l’époque avestique, deux principes distincts. D’un côté, l’arbre de toutes les semences, de l’autre, une plante singulière. D’un côté, un principe féminin de différenciation, de multiplication et de dissémination sous l’égide de Simorgh, et de l’autre côté, un principe masculin de croissance, d’élévation et d’unification sous l’égide de Haoma. Dans le Livre des Rois de Ferdowsi, ces deux fonctions ont déjà tendance à se mêler au profit de Simorgh, mais Homâ y est encore valorisé sous forme d’oiseau, en tant que dispensateur du farr et faiseur de rois. Chez Attâr, Homâ est explicitement éliminé, et il ne reste plus que Simorgh pour assurer les deux fonctions antinomiques de dissémination et d’unification. Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce que le Manteq al Teir apparaisse comme un casse-tête logique. Et pourtant, si l’on s’en tient à la distinction entre l’arbre de toutes les semences et haoma, ce dernier apparaît bien comme l’unité surnuméraire qui assure la cohésion du tout.
C’est vrai, j’avais annoncé que je réserverais mes commentaires sur Homâ pour plus tard. Mais j’ai finalement préféré les résumer dans ce paragraphe parce que je m’aperçois que si je devais consacrer une partie spécifique à Homâ, je m’aventurerais encore dans une affaire tellement complexe que je n’en verrais jamais le bout.
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III.2. Les figures de Simorgh dans le Livre des rois de Ferdowsi
c) Les sept travaux de Esfandiâr : Simorgh en monstre
L’étonnante histoire du combat de Esfandiâr avec Simorgh est peu connue, y compris des iraniens. La raison de cette méconnaissance est sans doute imputable au fait qu’il est difficile de comprendre pourquoi un héros qui est presque aussi populaire que Rostam, a pu être amené à combattre le fabuleux Simorgh comme s’il s’agissait d’un vulgaire dragon. Ferdowsi n’apporte aucune explication à cette méprise, et le lecteur en reste troublé. Mais si on envisage l’hypothèse d’une assimilation de Simorgh avec la daêna, alors cette histoire trouve tout son sens. Il faut donc résumer les prémices de l’histoire et en raconter quelques détails pour qu’elle devienne intelligible.
Esfandiâr est un autre grand héros iranien, mais sa personnalité est plus complexe. Brave, sincère, généreux et quasi-invincible, son caractère est gâché par un héritage discutable ; il en devient arrogant et peu enclin à la négociation. Esfandiâr appartient à une lignée où le pouvoir ne se transmet qu’à contrecœur. Son père, le roi de Perse Goshtâsb, avait déjà rongé son frein en attendant que Lahrâsb lui laisse le pouvoir. A son tour, Goshtâsb ne cesse d’ajourner la promesse d’installer Esfandiâr sur le trône en lui posant toujours de nouveaux défis. En tyran suspicieux, Goshtâsb voit dans son fils un rival qu’il cherche tantôt à éliminer, tantôt à manipuler. Allié à Rostam pour défendre l’Iran contre l’ennemi extérieur, le Tourân, Esfandiâr s’est laissé piéger par les quiproquos ourdis par son père dans le but de le monter contre Rostam. En effet, depuis l’arrivée au pouvoir de Lahrâsb, le clan de Zâl a pris ses distances avec le pouvoir central, et son allégeance au roi de Perse se limite à coopérer à la défense du pays. Goshtâsb y voit une menace et veut se servir de Esfandiâr pour se débarrasser de Rostam et de Zâl. Goshtâsb s’est par ailleurs allié au César de Rome en se mariant avec sa fille Katâyoun.
Mais ce qui nous intéressera plus particulièrement ici, c’est que Goshtâsb est aussi le premier roi à avoir adopté la nouvelle religion de Zoroastre. Il s’est montré très zélé pour l’imposer à ses sujets, et il a chargé Esfandiâr de propager la révélation de Zoroastre à travers le monde, y compris par la force. Cela semble indiquer que le reste du Shâhnâmeh se réfère plutôt à un ensemble de croyances mazdéennes et non à la réforme zoroastrienne du mazdéisme. Cette partie du Shâhnâmeh qui décrit la rencontre de Goshtâsb avec Zoroastre, sa conversion et le début de son règne, correspond aux mille distiques écrits par Daqiqi dont le style est beaucoup moins riche en symboles et métaphores. Il est difficile d’y déceler autre chose qu’un sens littéral à la neutralité fort diplomatique, et quoi qu’il en soit, Daqiqi ne fait pas beaucoup d’efforts pour dépeindre Zoroastre sous un jour aimable. La seule précision donnée sur cette nouvelle religion, c’est qu’elle est fondée sur le Zand Avesta, et qu’elle invite à tourner le dos aux idoles et aux anciennes traditions. Cette prétention à la modernité qui dénigre les traditions est évidemment en opposition avec les valeurs incarnées par Simorgh qui est présentée de façon insistante, comme dépositaire de la « vieille science ». Arrivé au récit des sept travaux de Esfandiâr, Ferdowsi a déjà repris la plume. Sans le dire ouvertement, l’épisode du combat avec Simorgh montre que la religion zoroastrienne n’a pas vraiment les faveurs du Shâhnâmeh.
Tout comme Rostam, Esfandiâr devait réaliser sept exploits pour mériter son titre de héros. Son cinquième exploit consistait à tuer Simorgh. Elle y est décrite en monstre féroce qui peut soulever un éléphant ou une baleine dans ses serres. « Son envol est semblable à un nuage noir qui ne laisse voir ni soleil ni lune » écrit Ferdowsi sans mentionner la pluie bienfaisante qui complétait la précédente apparition de Simorgh à la naissance de Rostam. Par ailleurs, cette Simorgh n’est pas très maligne car Esfandiâr réussit à l’approcher par la ruse en se cachant dans un coffre arrimé à une charrette, le tout attaché à son cheval. Simorgh fond sur cette proie semi-comestible et s’acharne dessus jusqu’à épuisement. Affolés de la voir dans cet état, ses petits volettent en tous sens et obscurcissent le ciel. Alors qu’elle est affaiblie et que ses petits sont éparpillés, Esfandiâr sort du coffre en rugissant et la met en pièce. Il en fait un carnage tel que « d’une montagne à l’autre, la terre n’était que plumes, par ses plumes (par) la plaine était couverte de gloire (farr) ».
Ferdowsi glisse ici, l’attribut positif du farr au crédit de cette redoutable Simorgh. Loin d’être un tic de faiseur de rimes, le dérapage lexical qui associe par et farr susurre à l’oreille du lecteur qu’il ne doit pas être dupe de cette représentation diabolisée de Simorgh. D’ailleurs, quand dans le distique suivant, Esfandiâr redescend de la montagne, il est peut-être victorieux aux yeux de son armée, mais seulement « recouvert de sang, au point que la lune en fut stupéfaite », et Ferdowsi qui n’est pourtant pas à une répétition près, se garde bien de dire que le héros est nimbé de farr. Les plumes dispensatrices de farr vont à la terre, mais Esfandiâr ne récolte que du sang.
Remarques :
Le fait que Simorgh soit un oiseau providentiel pour Zâl et sa descendance, mais un monstre malfaisant pour Esfandiâr, ne peut s’expliquer qu’en analogie avec la daêna. Chacun voit Simorgh selon son propre mérite, et celle-ci est à l’image de l’âme. Tant qu’on se basait sur le point commun « nourrice », le parallèle entre Simorgh et daêna pouvait encore paraître hasardeux, mais cet épisode du Shâhnâmeh étaye ce rapprochement. Il me semble que nous avons là le meilleur indice des qualités miroiriques de Simorgh, car il n’est pas illustratif (comme c’est le cas dans l’histoire de Simorgh et le rois Hormoz), mais fonctionnel.
d) Le combat de Rostam et Esfandiâr : Simorgh en médecin et conseiller de guerre
La dernière apparition de Simorgh dans Le Livre des rois se produit à la veille du dernier combat entre Rostam et Esfandiâr. Les relations se sont envenimées entre les deux guerriers. Trop sûr de son invulnérabilité, Esfandiâr reste sourd aux tentatives de réconciliation de Rostam. Ce jour là, le combat a failli être fatal à Rostam. Grièvement blessé, il se traîne jusque chez lui, et Zâl ne voit pas d’autre solution que d’appeler encore une fois Simorgh au secours. Simorgh guérit immédiatement les blessures de Rostam et de son cheval en les caressant respectivement de son aile et de son bec. Après quoi, ils tiennent en famille un conseil de guerre, pour décider de la stratégie à suivre pour le combat du lendemain qui est malheureusement inévitable.
Simorgh veut dissuader Rostam de retourner au combat le lendemain et le met en garde : « quiconque versera le sang de Esfandiâr et osera le ravir au temps, celui-là, tant qu’il vivra, ne sera plus jamais délivré de la souffrance ». Mais tout bien pesé, Rostam préfère cela au déshonneur. C’est donc à regret que Simorgh lui révèle le secret de Esfandiâr. A l’instar d’Achille, Esfandiâr a reçu dans son enfance, un bain magique qui le rend invulnérable. Le seul point de son corps qui n’a pas été touché par le liquide sont ses yeux qu’il avait fermé lors de l’immersion (il n’était pas tenu comme Achille, par le talon). Aussi, le seul moyen de tuer Esfandiâr est de le frapper aux yeux. Elle lui explique alors comment fabriquer une flèche en bois de tamaris et lui fournit le poison dont il devra enduire la flèche qui tuera Esfandiâr. Lorsque le lendemain, Rostam se présente sur le champ de bataille, Esfandiâr se moque de lui et s’étonne de le voir en si bonne forme alors que la veille, il avait été laissé pour mort : « C’est encore un tour de ta sorcière de Simorgh » lui dit-il. Esfandiâr qui a su vaincre Simorgh ne craint pas ses tours de magie. Encore une fois, il refuse les offres de paix réitérées par Rostam. Hors les palabres préliminaires, ce combat s’est résumé à une flèche décochée dans l’œil de Esfandiâr, et au triste spectacle de sa mort.
Remarques :
Inutile de souligner le fait que la fonction de Simorgh en conseiller stratégique relève autant des prérogatives guerrières de Homâ que de celles d’une nourrice soucieuse de protéger son enfant adoptif. Nous constatons simplement par quoi ces deux fonctions se rejoignent : c’est que pour être efficace, la stratégie défensive doit se muer en stratégie offensive.
Ce que je retiens surtout, c’est que la flèche porte à l’œil, l’organe relatif à l’activité spéculaire. Ce détail devient particulièrement intéressant si on considère la version du combat de Rostam et Esfandiâr que Sheikh Shahâboddin Sohravardi (1155-1191) nous rapporte dans son Aql-e Sorkh (« l’Intellect rouge » que Henri Corbin a traduit, avec d’autres textes de Sohravardi, sous le titre de L’Archange empourpré). Dans cette version, Esfandiâr est également touché à l’oeil, mais tout autrement que dans Le Livre des rois.
III.3. La version sohravardienne de l’histoire du combat de Rostam et Esfandiâr
Je me réfère ici au texte persan publié à Téhéran, aux éditions Movalli, 6e éd 2004, établi d’après le manuscrit de Dâmqâni Djâmdjarmi, 1280. Autre précision : après vérification, Corbin, aussi bien que Kadkani (l’auteur d’une excellente édition critique du Manteq al Teir publiée en 2005 à Téhéran) situent les histoires simorghiennes de Sohravardi avant celle de Attâr (1145-1221).
Je reviendrai plus tard sur l’ensemble des récits du Aql-e Sorkh et de Safir Simorgh de Sohravardi, en même temps que sur les autres histoires de Simorgh ou d’assemblées d’oiseaux qui ont précédé Attâr, et dont Kadkani dresse un rapport très complet. Pour les questions scopiques qui nous intéressent ici, voici juste une traduction littérale du passage relatif au combat de Rostam et Esfandiâr chez Soharavardi :
« Rostam n’a pas pu venir à bout de Esfandiâr, et de fatigue, il est rentré à la maison. Son père Zâl s’en est plaint auprès de Simorgh, or, en Simorgh, réside cette propriété qui fait que si on pose un miroir ou un équivalent de miroir face à elle, tout regard qui se pose sur ce miroir s’y fixe [traduction moins littérale : est stupéfait, est médusé]. Zâl a fabriqué une cuirasse de fer entièrement polie dont il a revêtu Rostam, et un casque également poli et il a fixé des miroirs polis sur son cheval. Alors, il a envoyé Rostam sur le champ de bataille en le plaçant face à Simorgh. Esfandiâr devait nécessairement se présenter face à Rostam. Alors qu’il s’approchait, le reflet de Simorgh est tombé sur la cuirasse et les miroirs, de là une réflexion est arrivée aux yeux de Esfandiâr, son regard est devenu fixe, il ne voyait plus rien. Il a halluciné et prétendu que ses yeux étaient blessés, car il avait vu d’autres personnes. Il est tombé de son cheval et a été tué par Rostam. On prétend que les flèches de tamaris dont parle la légende étaient deux plumes de Simorgh. »
III.4. Simorgh dans les contes populaires
Pour compléter le tableau des indices qui plaident pour des propriétés miroiriques chez Simorgh, il faut évoquer une variété de contes populaires indatables et très répandus, que l’on trouve maintenant dans les livres pour enfants. Dans ces contes, Simorgh intervient pour aider au dénouement. On peut en lire une version en anglais par Homa A. Ghahremani sur le site du CAIS : Simorgh, an ancient persian fairy tail.
Malgré de nombreuses différences quant aux lieux, noms des personnages et péripéties, ces contes présentent quelques invariants : il s’agit toujours de trois frères dont le dernier doit sauver les aînés tombés dans un quelconque piège magique. Le petit frère gagne les faveurs de Simorgh qui l’aide en le montant sur son dos pour l’emmener dans un pays inaccessible où il pourra délivrer ses frères, et par la même occasion, une belle princesse avec laquelle il se mariera. Parmi les invariants, il y a surtout ce curieux détail de l’inversion des ordres pendant le voyage à dos de Simorgh. Quand Simorgh dit "j’ai soif", il faut lui donner de la viande, et quand Simorgh dit "j’ai faim", il faut lui donner de l’eau. Dans certaines versions de ces contes, Simorgh prévient le garçon : "si jamais tu te trompes, tu seras précipité dans le vide".
Exactement comme au passage du pont Chinvad au dessus de l’enfer. C’est un monde où la vérité se montre inversée comme dans un miroir.