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Héros d’un jour

Publié le dimanche 7 février 2010 à 00:04:11 par Isabel Da Cunha de Almeida

Instantané de la cérémonie de commémoration de la fête du Jour de la Victoire (1945) sur le Parc de la Victoire, à Moscou, le 09 mai 2009. Attirée par cet événement, une touriste s’improvise photographe. Dans ce lieu, en ce jour, elle est une anonyme dans une foule composée principalement de russes venus rendre hommage aux héros vétérans de la deuxième guerre mondiale et d’autres guerres menées par l’ex-URSS. Dans ce lieu, en ce jour, elle les cherche, essaye de s’en approcher pour voir leurs médailles scintillantes et précieuses. Un héros se reconnaît par les médailles qu’il porte, penserait-elle : « les médailles sont une invitation à retracer leurs histoires, les unes après les autres, de la dernière à la première. Chaque bataille, chaque victoire, est par là représentée ». Si la photographe le pouvait, elle irait chercher dans les musées de guerre, elle consulterait les livres et vérifierait les archives afin de retracer l’identité de chaque héros présent à cette fête.

Mais voici qu’éblouie par le clinquant des médailles se déployant sur le torse d’un homme en tenue militaire, elle réalise qu’elle est devant un héros d’allure exceptionnelle. Il est âgé. Il est entouré de sa famille. Une femme, également âgée, le soutient dans cette sorte de complicité qui n’est donnée qu’aux amants de longue date. Peut être est-elle son héroïne à lui ? La touriste prend son appareil photo pour témoigner de cette apparition surprenante, du moins pour elle qui est étrangère à ces coutumes et traditions.

Elle n’est pas seule à photographier ; le vieux guerrier affiche déjà un sourire radieux en direction d’un petit garçon armé d’un gros appareil photo. Absorbé par cet acte, il ne voit pas la touriste (fig.01).

Il avance. Fièrement, paré de ses médailles, soutenu par sa famille, porté par son sourire, il s’expose à la jeunesse.

Mais... mais, qu’est-ce que cette embrouille ? Un énorme quiproquo ! Une méprise ?

Dans son objectif, la touriste voit surgir de nouveaux protagonistes. Indifférent au prestigieux vétéran, le petit garçon vise en fait ses parents placés légèrement en retrait, sur le côté (fig.02). Quant à son petit frère qui n’a que faire de la distance imposée par l’acte photographique, il se dirige tout bonnement vers eux.

Le petit photographe découpe dans la cérémonie publique, une sphère de relations privées. Seul vestige de la fête historique : les fleurs rouges que tient le père des deux petits garçons.

Dans ce déplacement de l’intérêt des enfants, apparaît la petite histoire au sein de la grande histoire. L’histoire d’une famille ici beaucoup plus importante que celle de la nation glorieuse. Vérité de l’enfance ? Vérité de l’enfance ou réalité de l’enfance encore indifférente à la scène des conflits historiques ?

Retour en arrière :

La touriste s’apprêtait à enregistrer une illustration parfaite des liens qui unissent la nation russe par delà les générations, mais son objectif a surpris une autre réalité.

Un énorme quiproquo !

Ce qui m’a frappé, c’est l’indifférence du garçon aux héros de l’histoire. Ses héros à lui sont ses parents. Il y a là une forme de concurrence par la coexistence de deux formes de héros : le héros historique, célébré par la communauté, et le héros intime, privé, qui devient toujours plus important au détriment du collectif. Certes, l’appareil photo du garçon est en train de saisir une image qui témoigne de l’élaboration de son roman familial, et la psychanalyse nous a enseigné que les parents sont les premiers héros relayés plus tard par les images de rois, de reines et de personnages puissants (le rêve vient pallier aux défaillances constatées chez ses parents lorsque l’enfant grandit). Ce qui est intéressant dans cette image est le fait qu’elle reflète un moment du roman familial où les héros sont les parents. Plus tard, l’idéalisation se déplacera sur les personnages historiques, mais nous n’en sommes pas encore là.

Je ne suis pas seule à photographier ; le vieux guerrier affiche déjà un sourire radieux en direction d’un petit garçon armé d’un gros appareil photo. Absorbé par cet acte, il ne me voit pas.

Nous avons ici la valeur de deux regards : le premier, celui qui est recherché par le vétéran, vise la transmission de son récit à de nouvelles générations par la glorification de ses exploits militaires, en articulant les enjeux de reconnaissance. Voici que ce héros, ce modèle exemplaire, attend une identification personnalisée et sourit au jeune photographe. Dans ce cliché, nous pouvons nous demander s’il est heureux de la fête, s’il est fier de lui-même. Ce fait m’a touché, car le deuxième regard, le mien, à priori banal et futile, lui a échappé.

Dans ce déplacement de l’intérêt des enfants, apparaît la petite histoire au sein de la grande histoire. L’histoire d’une famille ici beaucoup plus importante que celle de la nation glorieuse.

Justement, ce que cette image vient porter à travers ce jeu de déplacement est ce questionnement sur la transmission des valeurs, de l’identification, du don et de la cohésion sociale. Jouant son rôle à travers l’éducation des jeunes lors des cérémonies, des rituels, bref, des commémorations de ce type, la société assure ses valeurs ; d’où l’importance de la figure du héros qui vient renforcer ces liens. C’est ce que nous rappellent sans cesse l’histoire, les œuvres d’art, les photographies, les récits : la contribution des anciennes générations au développement des nouvelles.

Mais, dans ce cas précis, n’y a-t-il pas trop d’écart entre ces deux générations ? Un héros, a-t-il le « droit » de vieillir ?

Double méprise :

Le guerrier s’avance, il aperçoit le petit garçon avec son appareil photo et sourit à l’objectif. A-t-il réalisé que le petit garçon ne s’intéressait pas à lui ? Moi aussi, j’ai été un moment dupée par la situation ; de là où je me tenais, l’objet de l’attention du petit garçon était d’abord caché par la silhouette d’une femme qui s’avérait être sa mère une fois qu’elle se fut placée près de son mari pour la pose (fig.01).

Le petit frère regardait le jeune photographe en herbe pour imiter ensuite son geste. Ce photographe serait-il à son tour le héros de son petit frère ?

Vérité de l’enfance, réalité de l’enfance, encore indifférente à la scène des conflits historiques…

Vestiges d’un hommage raté :

Le petit photographe découpe dans la cérémonie publique, une sphère de relations privées. Seul vestige de la fête historique : les fleurs rouges que tient le père des deux petits garçons.

Étant destinées à être offertes à des héros historiques, ces fleurs rouges symbolisant entre-autres, la victoire, témoignent de la reconnaissance de l’événement à travers un jeu d’échanges ; d’où les bouquets de fleurs que portent les dames de la famille du guerrier.

Ce jour là, ce héros ultime se donne à la vie. Mais pendant les déclics, il passe sans recevoir un de ces « derniers » hommages. Des deux jeunes garçons, ne recevra-t-il de fleurs qu’à titre posthume ?

Vérité de la vie, réalité de la vie, jamais indifférente au passage du temps historique...

Géométries des regards :

L’angle de l’appareil photo du jeune garçon ne visait pas vraiment le héros. Il oscillait, d’abord en direction de sa petite-fille, puis de ses propres parents (fig 01). Cependant, l’attention de la dame blonde est concentrée sur son téléphone portable. Rien ne nous assure qu’elle n’a pas photographié le jeune garçon ou moi, la « touriste ».

Plus personne n’est seul à photographier.

Je me dis alors, que tout compte fait, dans ces déplacements d’intérêt, apparaît le témoignage assuré par la photographie, ici, beaucoup plus important que l’hommage lui-même. On est bien à la fête du Jour de la Victoire, sur le Parc de la Victoire.

J’aurais beau dire, des quiproquos comme celui-ci arrivent, et ils sont de moins en moins rares dans la Mockba d’aujourd’hui.


 
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